6 juin, Istanbul

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Après la petite Constanța, la grande Constantinople… Il y a quelques années, je me suis déjà rendu ici-même, à Istanbul, avec deux amies proches, et j’en garde un excellent souvenir. Aujourd’hui, je me fais donc une joie d’y revenir avec Marie, et me suis notamment promis de lui montrer mon endroit préféré – qui n’a rien de très original : la mosquée Süleymaniye. De toute façon, ce n’est guère compliqué de trouver son bonheur à Istanbul, choisissez n’importe quelle mosquée, assurez-vous d’abord que ce n’est pas l’heure de la prière, et posez-vous confortablement sur le grand tapis rouge, à votre aise, imprégnez-vous de cette atmosphère incroyablement joyeuse et vivante, observez les enfants courir en tous sens, contemplez les rosaces, les arabesques, les fines calligraphies coraniques, et si vous devez vraiment dire quelque chose aux gens qui vous accompagnent, contentez-vous de refaire le monde : le brouhaha vous y invite. Au bout d’un certain temps, quand la beauté de l’endroit vous a suffisamment nourri, sortez dehors, allez prendre un çay – thé noir – et dégustez-le comme un vrai Stambouliote : en bavardant.

Quand je pénètre avec Marie dans la mosquée Süleymaniye, son éclat me semble encore décuplé par rapport au souvenir que j’en ai conservé ; cela vient probablement de l’heure à laquelle nous la visitons, de ce soleil rasant de fin d’après-midi. La salle de prière est ainsi baignée d’une lumière surréelle ; on pourrait croire qu’elle vient de Dieu, mais ce n’est que par les fenêtres, une centaine, qu’elle se faufile afin de déposer sur le front des croyants cette éponge de chaleur. Point central vers lequel sont tournées ces fenêtres, le dôme jaune de la mosquée fait figure d’astre étincelant. C’est un leurre, car il ne distribue pas la lumière, il la reçoit chaleureusement. De ce dôme pend un immense chandelier qui descend tout près du tapis de prière, si près que l’on prend peur pour ces fidèles quand ils se redressent après l’accomplissement de leur prière. Le blanc pur des piliers de marbre est blondi par la clarté ambiante. À côté de moi, une femme porte un beau voile moucheté de mordoré qui épouse l’arabité de son teint. Lumières ! Au plafond, d’extraordinaires carreaux de céramique associent le bleu, le turquoise, le vert émeraude et le rouge. En zoomant grâce à notre appareil photo reflex, on reconnaît sur ces carreaux plusieurs variétés dont la tulipe, la rose et la jacinthe. Compositions subtiles où les fleurs et les feuilles coexistent et forment un véritable herbier de céramiques… à l’image des jardins paisibles où nous finirons par nous rendre, à l’extérieur de la mosquée Süleymaniye.

Dans ces jardins ottomans, Marie et moi dégustons maintenant notre çay, entourés de ces cyprès pointés vers le ciel, bien parallèles aux quatre minarets de la mosquée. Quelque part, un bassin d’eaux vives glougloute et distrait nos oreilles. La mosquée se trouvant bâtie sur les hauteurs d’Istanbul, nous pouvons d’ici contempler la Corne d’or ainsi que la géante cité coupée en deux, l’une européenne et l’autre asiatique, avec au milieu le Bosphore. Autour et partout, l’habituel cortège de touristes. Foule qui devient fourmilière sur la grande esplanade entre Sainte-Sophie et la Mosquée bleue. Byzan-tinopl-istanbul : ville-clé de l’islam et de la chrétienté, ville-phare éclairant plus loin que la seule mer de Marmara, ville-monde où les cultures s’entrelacent et se désenlacent, ville-mythe où le voyageur est myriade, où les rêves arrivent en Orient-Express, où l’âge d’or a valeur de principe à travers les époques… De là le tourisme effréné du 21e siècle. Marie et moi ne sommes pas en reste : nous avons suivi le mouvement. Car qui ne voudrait pas voir Istanbul ou n’importe quelle autre merveille érigée sur cette planète ? On prend l’avion, c’est rapide et pas cher, ou alors on se déplace en bus, en fourgon, on pollue comme des pourceaux, on rencontre à peine les locaux, on passe, on prend, on vole et on repart. Fast food, fast trip – ce sera café, cigare et l’addition. Marie me dit qu’on en a bel et bien fini du mythe du grand voyageur, on est des ringards à côté. Quand on part en vadrouille un an, comme nous deux, on n’impressionne plus grand monde, on est vraiment loin de la chevauchée fantastique. Aujourd’hui, le voyage est à la portée de tous, et les vrais explorateurs, aux yeux de Marie, seraient ceux qui tentent au contraire d’investir et de connaître en profondeur leur propre territoire. Serait donc pionnier celui qui se borne à fouiller son pays d’origine ou sa terre d’élection… Cela signifie-t-il que nous devrons bientôt renoncer aux voyages, aux nouveaux mondes, aux lointaines découvertes ? Marie pressent qu’il faudra bien réduire notre voilure, aller moins vite et moins loin… Comment pourrait-il en être autrement ? Mais pour l’heure, le soleil a repris le flambeau, descendant lentement vers l’Europe, incendiant le ciel d’Asie Mineure que nous convoitons brusquement de nos regards affamés… Et, comble du paradoxe, nous voilà bientôt comme deux gosses en train de manger dans la main du voyage, en train de réclamer le restant du nectar, une bonne rasade qui nous chaufferait le ventre et nous donnerait force et courage avant la future abstinence… Un dernier pour la route ! – et nous prenons deux autres verres de çay.

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