27 juin

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Vers six heures du matin, nous sommes réveillés par un cri battant le rappel, un cri venu d’en haut, de la salle commune, et nous savons ce que cela veut dire : le petit déjeuner est servi. Un communard a eu la bonne idée de se lever aux aurores, il veut maintenant partager cette idée avec ses camarades. Ni une ni deux, nous nous rendormons. Vers sept heures, nous montons sur le pont, sur la terrasse, et nous asseyons à la turque. Une réunion s’apprête à commencer, l’ambiance est légèrement pesante, et nous comprenons que c’est nous, les woofers, qui en sommes la cause. Ismaïl prend la parole afin de rappeler brièvement les règles de vie de la commune, au premier rang desquelles il n’existe aucune hiérarchie dans le groupe. Il refuse que nous les considérions comme des chefs, car les membres ont fait vœux de ne pas donner d’ordre. En conséquence de quoi nous devons prendre des initiatives, être autonomes au sein de la commune. Müge nous invite par exemple à travailler tôt le matin car le soleil n’est pas encore trop fort ; tout en ajoutant néanmoins qu’il n’y a aucune obligation à le faire. Elle paraît mal à l’aise, assise entre deux chaises, ne voulant ni manier le fouet ni se montrer trop permissive. Ismaïl reprend la parole et tempère : il ne s’agit pas de travailler comme des brutes, il faut simplement s’intégrer dans la commune comme si nous, woofers, étions des membres à part entière, et de ce fait agir pour le bien de tous. Principe irriguant tous les pans de la commune, où l’individu s’efface au profit du collectif. Je l’avais constaté par moi-même : il n’y a pas de médaille ou de merci si l’on désherbe à six heures du matin, dans le secret d’une lumière aurorale. Pas plus en cas de cueillette en plein cagnard, d’ailleurs, et je me demande à cet instant si c’est moi qui pense mal en réclamant ce brin de reconnaissance, ou si c’est la commune qui manque tout simplement de savoir-vivre. Maintenant que j’écris ces lignes à tête reposée, je peine encore à trancher cette question.

La réunion s’achève comme elle avait commencé : dans une ambiance un peu lourde. Hakan nous tend le règlement de la commune, comme on remettrait l’église au milieu du village, et se retire avec les autres communards. Entre woofers, nous prenons connaissance de cette charte, écrite en turc et en anglais, version de laquelle j’ai tiré la traduction suivante :

« Nous nous sommes rassemblés pour changer notre état actuel et pour faire un effort multiforme vers une vie différente. Nous sommes conscients que nous appartenons à une société qui génère domination, hiérarchie et privilèges, et insistons sur le fait qu’il pourrait y avoir une vie excluant ces principes et rejetant toute forme de légitimité basée sur la domination et l’inégalité. Nous considérons les points ci-dessous comme des moyens et des méthodes pour façonner cette vie que nous désirons :

Ne pas considérer les mécanismes hiérarchiques comme légitimes, déchiffrer leurs manifestations dans la vie quotidienne avec une approche critique, en essayant de les laisser à l’extérieur de la commune. Ne pas accepter l’idéologie économique actuelle et la psychologie qui en résulte, et jeter les bases nécessaires à la formation d’une économie communautaire. Rester en dehors de la propriété privée. Déclarer illégitime la distinction entre sphère privée et sphère publique et s’efforcer de protéger la vie collective afin d’éliminer cette distinction. Refuser la formation de relations salariales de travail. Accepter le travail comme un intérêt pour la vie et non comme un devoir, et s’organiser en conséquence. Aborder la division du travail avec une perspective critique et empêcher la formation d’une division permanente du travail. S’éloigner de la production industrielle, standardisée et de masse. Faire de nos habitudes de consommation un sujet de critique. Ne pas forcer ou détruire la nature et l’environnement. Se tenir à distance de la perception occidentale de la nature qui ne voit celle-ci que comme une ressource au service du système capitaliste. Faire des efforts pour ne pas utiliser la connaissance dans un but de domination, de privilège et de bénéfice. Voir la connaissance comme un produit collectif de l’humanité et être ouvert au partage des connaissances. Accepter la compagnie, la critique, l’avertissement et la correction de l’autre. Éviter de tomber dans l’uniformité, se soutenir et s’encourager mutuellement à accepter que notre effort de changement ne peut être le même pour chaque individu. Éviter d’établir des relations que nous considérons comme illégitimes en informant nos hôtes de la communauté que nous voulons former. Ne pas dissimuler le fait que nous pourrions user de notre droit de ne pas accueillir d’invités. Poursuivre la transparence et la simplicité. »

Fin de la charte, et chacun meurt d’envie d’en parler… En vain, car Hakan et Ismaïl sont dans le séchoir, en contrebas de la terrasse. On se mort les lèvres, on retient les mots, les yeux se baissent et chacun se disperse. Les filles s’en vont chercher binettes et sécateurs. Deux autres woofers filent dans la cuisine afin de faire la vaisselle. Je reste un instant seul avec mes pensées, mon çay entre les mains, face au relief tourmenté auquel s’agrippent tant bien que mal les forêts. Purée de pois dans mon cerveau, je réfléchis difficilement ; le logiciel est plus complexe à décrypter qu’il n’y semblait.

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