22 juillet, Dilkaya (au bord du lac de Van)

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La zone orange est devenue rouge. Un rouge écarlate entaché par les heurts entre le gouvernement turc et le parti indépendantiste kurde. Partout, des patrouilles, des barrages, des convois militaires. Au milieu la population. Marie et moi, simples Français, sommes le cadet de leurs soucis. Hier, un diplomate turc aurait été assassiné par un membre de la branche armée du PKK. Rongée d’inquiétude, la mère de Marie nous appelle, et nous apprenons que des raids seraient en cours dans plusieurs villes au nord du lac de Van, en vue d’éliminer des terroristes. Heureusement, nous stationnons sur la rive sud, et c’est ainsi que nous nous rassurons dans cette région – ce volcan – qui vient de se réveiller brusquement.

Sérénité retrouvée, le soir, au coucher du soleil. Nous avons déniché ce petit coin tranquille au bord du lac de Van, et tous les militaires ont disparu de nos radars. J’imagine qu’ils dînent. Face à nous, le décor est paradisiaque, à sa façon. Pas de cocotier ni d’eaux turquoise, mais ce lac uniforme et placide. Un miroir bleu boréal et son reflet que rien ne ride, ni le vent ni la guerre. Il y a de l’amour dans ce lac, dans cette rencontre entre le ciel et l’eau, un amour pur. Le lac est si grand qu’on n’en voit pas le bout ; on devine simplement des formes, au loin, qui hantent le paysage ; on plisse les yeux, cela ressemble à des volcans, des complications colossales. Les montagnes, à l’est, sont revêtues d’un manteau de velours, une végétation brune et rasante où la neige éternelle, parfois, s’invite en dessinant des boutons blancs. Comment croire que la guerre frappe ces paisibles contrées ? Marie se tient debout sur un promontoire, et je la regarde. Elle jouit du monde en fermant les yeux. Détachés, ses cheveux roux font comme une coulée de lave incandescente, à la douce lumière du couchant. Devant la majestueuse étendue d’eau cerclée par les montagnes, j’immortalise l’instant grâce à mon reflex (ce qui fera des photos magnifiques, mais je n’y suis pour rien). Soudain, sur la plage, en contrebas, deux femmes en burkini m’interpellent en moulinant des bras : je comprends que ma présence les importune. Je recule d’un mètre et disparais de leur champ de vision. Marie me signale un panneau informant que cette bande de sable est réservée aux femmes. Le reste du pourtour, immense, appartient aux hommes. Penaud, je m’en retourne au fourgon pour préparer notre dîner.

Dix heures du soir, le silence est d’un or terni. Le village n’est pas loin, mais la rumeur en est absente, et la nuit réveille les peurs. Au bout de ce chemin sans issue, Marie se sent comme enfermée. Dans l’hostilité ambiante, tout est prétexte aux scénarios les plus macabres. Ces trois adolescents qui traînent au bord du lac : des égorgeurs. Cette paysanne qui nous fixe avec insistance : une ogresse. Et cet éden qui nous entoure : un enfer. Marie conclut qu’elle veut se faire la malle. Je ne peux m’y opposer : pratiquer le camping sauvage exige un endroit qui vous sécurise. Où se rendre ? On repère une aire de camping-car à moins de dix bornes. À l’entrée, la grille s’ouvre, et les gérants nous accueillent avec le sourire, kalachnikovs en bandoulière. Marie baisse la vitre, ils réclament un pasaport, je suis sur le qui-vive, et Marie demeure interdite à la vue de leurs fusils d’assaut. Comment filer sans qu’ils ne s’en offusquent ? Je lâche en français la première chose qui me vient à l’esprit (« pas de douche ? »), avant de baragouiner dans toutes les langues de notre voyage – italien, grec, roumain – pour étourdir de mots nos interlocuteurs. L’incompréhension mutuelle nous entrouvre une porte de sortie ; nous l’enfonçons d’un coup d’épaule, en faisant demi-tour d’un air faussement décontracté. Foutus kalachnikovs. Où se rendre à présent ? Nouveau camping à vingt kilomètres. Il est minuit, nous n’y arriverons pas. Nous y arrivons, la ruelle est borgne, un lampadaire clignote. Au bout du coupe-gorge, une barrière, et cinq hommes autour d’une table, extrêmement barbus. Que va-t-il nous arriver ? Dans le pire des cas, j’imagine, nous serons kidnappés. Les cinq hommes se lèvent en même temps, chacun tenant serré contre son cœur une kalachnikov. Ils s’approchent lentement, la nuit mange leurs visages. Bucéphale est nerveux, le moteur ronfle. Nous décidons de faire instamment demi-tour, alors que la chaussée ne fait pas plus de six mètres en largeur. Il faut manœuvrer plusieurs fois, surtout ne pas caler. Braquer, contre-braquer. Les cinq hommes continuent d’avancer d’un même pas, sans ralentir et sans accélérer. Nous n’essayons plus d’avoir l’air décontracté. Dernier passage en marche arrière, après quoi nous lâchons la bride et cavalons pleins gaz hors de cette impasse, exactement comme on sortirait de la gueule d’un monstre. Et soudain, les nerfs de Marie craquent, elle se met à pleurer.

Je bois comme un chameau depuis notre départ en trombe. Il faut rouler tout droit, le long de ce lac évaporé dans le noir de la nuit. Ce n’est pas compliqué : nous roulons. D’abord pour nous éloigner des kalachnikovs ; puis pour nous rapprocher de la grande ville de Van, où nous avons le fol espoir de trouver un hôtel. La route est un sillon que nous ne pouvons plus tracer. Vers une heure du matin, nous débarquons dans un hôtel, que dis-je, une étoile accrochée dans le ciel obscur, un filet de lumière éraflant le noir, une enseigne au néon. Dans la cour intérieure, nous apercevons des femmes dévoilées – des femmes dévoilées ! – nous n’en croyons pas nos yeux. À l’étage, Marie me dit qu’il y a un bar où l’on sert des bières à la pression ! Mais j’en ai déjà trop, de pression, je déborde à la vérité, je me vide et finis par m’écrouler sur le lit de la chambre d’hôtel. Je suis saoulé d’adrénaline. Ici, le vent s’engouffre et gonfle les rideaux ; c’est un vent tiède, et ça me suffit pour l’instant. Vraiment, c’est sûr, nous allons pouvoir dormir sur nos deux oreilles.

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