8 août, Volgograd

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Tout à l’heure, en quittant Astrakhan, Marie et moi avons écouté un nouveau podcast féministe, à propos cette fois de cinéma, du regard posé par les réalisateurs sur leurs personnages. Un regard essentiellement masculin, on l’aura compris, ce que l’animatrice appelle le « male gaze » : une manière, inconsciente ou non, d’érotiser la femme par le biais de la mise en scène, en la présentant comme objet de désir, comme instrument qui n’a bien souvent ni nom ni réflexion propre. Un équivalent de la muse en poésie, qui se limite à déclencher l’inspiration de l’homme. Le personnage masculin, au contraire, apparaît comme un être actif et fort devant conquérir le personnage féminin, qui n’aura qu’à jouer le rôle de la proie suscitant par ses appâts quelque désir chevaleresque. L’histoire du septième art en raccourci.

Éclair dans le ciel de ma pensée. Il m’apparaît soudain que nous posons sur la nature un regard identique. À l’image du personnage féminin dans le cinéma, la nature est globalement fétichisée, réduite à ses superficielles splendeurs, sans prendre en considération ses profondeurs, ce qui l’agite en son cœur, ce qui la compose et ce qui la menace. Nous contemplons la nature à distance, en plan large, en nous extasiant sur une barque avec un reflex à la main. Que c’est beau…! Tout cela mène aux safaris, aux Clubs Med, aux vols charter, aux routes bétonnées, au tourisme de masse, à l’idée que la nature entière est un produit consommable appelé à combler notre insatiable envie de jouir. De là découlent notre ignorance et des comportements pour le moins délétères. Comment changer notre regard porté sur la nature ? Comment ne plus seulement la contempler d’une barque ?

Après un morceau de Billie Holiday, le podcast reprend son cours. L’animatrice évoque en contrepoint, sans pour autant dévaluer le regard masculin, l’apparition récente d’un regard féminin dans le septième art : le « female gaze ». Point de vue qui, caméra au poing, consiste à représenter la femme à l’égal de l’homme, en tant qu’être humain qui ressent, qui s’exprime, qui porte un nom. Ma pensée divague encore, et je comprends soudain qu’il faudrait promener sur la nature un regard plus empathique, en essayant de la ressentir elle aussi, de tisser des liens sincères avec elle, d’apprendre à nommer ce qui l’habite. Émerger de l’entre-soi humain, s’immerger dans le reste. Faire corps avec les oiseaux, les insectes, et voir en la limace une sœur, en le lézard un frère. Se contraindre à ces vues de l’esprit, même si cela paraît ridicule ou difficile à concevoir. Essayer de sacraliser toute la faune et toute la flore, à l’image de ce que font les peuples autochtones. Appréhender la nature non du point de vue de l’homme mais du point de vue de la nature. Ne plus voir pour voir, mais voir pour connaître. Élargir son rôle : observer d’abord, gagner la confiance, et devenir un allié de l’autre – animal ou végétal. Alors seulement, aimer la nature comme on s’aime dans les films : avec passion.

Trois cents kilomètres plus tard, à la fin du podcast, après un débat passionné entre Marie et moi, nous arrivons aux portes de Volgograd. L’ancienne Stalingrad. Si les souvenirs de nos livres d’histoire n’étaient pas suffisants, des statues monumentales se chargent de nous rappeler le funeste passé de la ville. La plus virile d’entre toutes est à l’effigie d’une sorte de demi-dieu musculeux bardé d’abdominaux de fer, tenant dans la main droite un haltère et dans la gauche une mitraillette : un concentré de testostérones. Derrière, un escalier nous emmène en haut de la colline et de son mémorial, accompagnés d’une affreuse bande audio censée nous immerger dans la bataille, au cœur d’une fusillade et d’un bain de sang ponctués de faux cris belliqueux. Qui donc, en vue de commémorer respectueusement le douloureux souvenir de la guerre, a pu ériger une telle statue prolongée d’une telle bande-son ? Une idée d’homme, sans doute.

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