25 août, Saint-Pétersbourg

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Tout se visite à Pétersbourg, même la moindre ruelle dégueulasse qui ferait vaguement penser au décor mal famé d’un roman de Dostoïevski, et dont on baiserait dévotement les pavés. De toute façon, il n’y a guère plus de ruelle dégueulasse ; il n’y a que des palais qui vous mènent à d’autres palais, par de fastes avenues franchissant de vastes canaux, puis des jardins, des théâtres, des cathédrales, et toute une continuation de bâtiments qui rivalisent de magnificence en arborant leurs fières couleurs pastel.

Aujourd’hui, nous décidons de passer l’après-midi à la Bibliothèque nationale de Russie, dont l’entrée se situe dans une rue adjacente à la fameuse perspective Nevski. Quelle idée de se cloîtrer dans une bibliothèque alors qu’il fait si beau dehors, et que tout est si beau dehors ! Nous voilà par surcroît perdus dans les dédales de l’immense édifice… Un couloir à droite, un couloir à gauche, des archives en enfilade, et partout des salles immensément vides – et dont les petites lampes de travail, coiffées d’un globe vert, m’évoquent celles de mes années d’étude, à Cujas. Quand soudain, nous trouvons ce que nous sommes venus visiter : le centre d’étude du siècle des Lumières. Quelle mouche nous a piqués ? Ce centre abrite, aussi surprenant que cela puisse paraître, l’intégralité de la bibliothèque de Voltaire, acquise à sa mort (en 1778) par l’impératrice Catherine II. La mouche snob nous a piqués. Nous voici donc entourés des quelque sept mille ouvrages ayant appartenu à l’éminent philosophe, accompagnés de Natalia, conservatrice en chef dont le français ne souffre d’aucun défaut. Au centre de la pièce, une statue de notre Voltaire national assis dans un fauteuil, au crépuscule de sa vie, l’air vénérable et coquin, drapé dans une toge digne d’un philosophe antique. Ainsi, Voltaire semble veiller sur sa bibliothèque. Et puisque la prudence est mère de sûreté, des portes en verre, fermées à double tour, viennent en renfort protéger ses précieux volumes. Si cette bibliothèque a tant de prestige aujourd’hui, c’est parce que Voltaire avait coutume d’écrire dans la marge ce qu’il pensait de ses livres, pour le meilleur et pour le pire. Natalia nous fait l’honneur de nous présenter certains originaux, sur lesquels apparaissent des annotations marginales restées célèbres, comme : « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. » Ou encore, le fameux Contrat social de Rousseau, dans lequel Voltaire traite son meilleur ennemi de polisson ! Au bout d’une petite heure, Natalia nous invite à nous mettre autour du patriarche en bronze afin de prendre une « photo de famille ». Impression, c’est vrai, de poser à côté du grand-père qui ne tient plus vraiment sur ses deux jambes, et que nous devrons bientôt relever de son fauteuil pour aller faire un tour sur la tombe de grand-mère. Tandis que j’écris ce carnet, je prends le temps de revoir cette photo. Marie et moi, chacun de son côté de la statue, posons la main sur celle du philosophe. Une familiarité dont je n’ai pas souvenir, sur le moment.

En fin d’après-midi, nous quittons ce petit morceau de France et partons nous asseoir dans le parc d’en face, à côté d’une statue de Catherine II le sceptre à la main, qui semble aussi vigoureuse qu’était décrépit Voltaire tout à l’heure. Poussés par la remémoration de nos racines françaises, nous voyons soudain ressurgir l’irréelle perspective du retour, sa gueule angoissante que nous n’aimons pas trop, et qui s’amuse à ressasser les mêmes questions comme un disque rayé. Qu’allons-nous devenir en France ? Pouvons-nous vraiment retrouver les métiers de nos vies d’avant, comme si de rien n’était ? La crise environnementale a-t-elle ôté tout sens à la vie professionnelle que nous menions là-bas ? Puisqu’il semble évident que oui, quoi faire à la place, et comment s’y prendre ? Ces questions, comme des fétus de paille, ne cessent de chatouiller nos esprits depuis le début de notre voyage. Il nous arrive d’en parler ensemble ; il nous arrive aussi, plus fréquemment, de le garder pour soi. Mais à la fin, toutes ces questions, tous ces fétus de paille, cela fait lourd à porter pour la tête. Ah ! Nous aurions bien besoin de cette sagesse voltairienne dont on vante partout le génie… Mais qu’aurait pu dire le philosophe des Lumières à deux pauvres trentenaires du vingt-et-unième siècle en mal de certitudes ? Il faut cultiver son jardin, comme avait soutenu fort justement Candide, et ne pas trop ruminer sur l’humaine tragédie. Fuir ces pensées paralysantes. Et parvenir à faire pousser quelque chose. Des légumes, des idées, des livres, ou des hommes libres aurait soufflé Voltaire – peu importe, il faut faire pousser quelque chose.

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