5 septembre, Jūrmala puis Riga

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Golfe de Riga, dans un quartier mort de cette station balnéaire bourgeoise aux villas de bois somptueuses. Notre petit parking est situé dans une impasse ombreuse, au bout d’un route étranglée par les pinèdes ; après, c’est la plage de sable blanc, sur laquelle nous avons étendu nos paresseuses carcasses. Maintenant, nos vaines pensées flottent avec les nuages. Immobile, la mer est un encéphalogramme plat. Ma peau, toute cuivrée de cet été passé à voyager, fabrique encore de la vitamine D. Mon cerveau, lui, s’apprête à cesser la fabrication de pensées : je suis en train de m’assoupir. Vers dix-neuf heures, tandis que nous dînons dans la contagieuse torpeur de Jūrmala, nous recevons par message une photo de nos plus proches amis réunis au grand complet – sans nous – pour un anniversaire. Bouteilles de vin, plateau de fromages et sourires affamés : le tableau donne envie de s’y téléporter. Pour la première fois depuis notre départ en janvier dernier, Marie m’avoue qu’elle s’ennuie ferme, qu’elle a l’impression de s’encroûter dans la routine du voyage, qu’elle est même devenue croûte. Elle voudrait faire la fête, et bouger, transpirer, voir du monde, retrouver cette odeur vineuse et tabagique, et sentir la gueule de bois qui vous terrasse au petit matin. Au lieu de ça, nous sommes au bord de la mer, en train de boire une limonade avec personne autour. Après un court débat pour savoir si nous devons ou non retourner à Riga (nous y étions hier), Marie l’emporte avec sa gueule de bois qui décroûte, et nous filons vers la capitale lettone, appuyés des regards éthérés de nos lointains-proches amis parisiens.

En chemin, mon enthousiasme est violemment douché par de lourdes averses qui s’abattent sur le littoral balte. Marie fait fi du déluge en augmentant le volume de la radio, à plein tube, alors que joue la chanson de Pharell Williams, Because I'm happy. C’est le moment que choisit Bucéphale pour imprimer le balayement de ses grands essuie-glaces sur le tempo de la chanson, à gauche, à droite, allegro ! Bucéphale, nous n’avons jamais douté de tes talents de cabrioleur sur la piste de danse asphaltée. Riga, nous n’ignorons pas non plus ta fiévreuse agitation, tes bars bondés, ta jeunesse à l’image d’un météore – qui déboule, illumine et s’en va. Merveilleuse et tapageuse Riga, comme un perpétuel charivari croulant sous la pluie ruisselante et voluptueuse ! Il faut trouver refuge, et Marie nous dégote un bar underground, une vieille bâtisse à peine rénovée, meublée de bric et de broc, et ne tenant debout que grâce aux trois solides piliers de comptoir. Dans le fond, sur des canapés jaune fané, la jeunesse universitaire fume et boit en veste de velours, dans la plus grande sophistication ; on dirait un cercle littéraire en train de disserter sur l’usage du point-virgule chez les auteurs baltes. Projection typiquement française, alors qu’ils pourraient tout aussi bien discuter de football. Quoi qu’il en soit, Marie ne s’ennuie plus du tout, ses joues sont maintenant rosées par le vin. Très vite, un homme vient s’assoir à notre table en nous entendant parler français ; lui-même connaît bien notre langue, il a fait partie de la légion étrangère, à Aubagne, et le voilà racontant sa vie regrettée dans ce coin de France que nous connaissons terriblement mal, au point de ne pas savoir quoi répondre alors qu’il égrène les noms de Marseille, de Cassis, d’Hyères ou de Saint-Tropez. Hilare, il se demande vraiment ce que nous sommes venus faire en Lettonie. Pressés par la faim, nous prenons congé de notre homme et finissons dans une taverne, au sous-sol, où nous partageons de nouveau notre table – ou plutôt, c’est nous qui cette fois-ci nous y incrustons. L’homme est californien, la femme est polonaise, ils se sont rencontrés tout à l’heure sur Tinder et mangent maintenant un burger-frites. Ils n’ont pas l’air de vouloir préserver leur intimité, comme si le rendez-vous ne tenait pas toutes ses promesses. Le Californien parle beaucoup, pour ne pas dire grand-chose, et son grossier physique – à mon humble avis – ne fait pas le poids face à la discrète élégance de la Polonaise. Sa main velue parcourt d’ailleurs l’autre côté de la table, afin de chercher de la compagnie ; sans grand succès, car les mains de la Polonaise, effilées, sont en train de montrer sur le téléphone de Marie les endroits que nous ne devons rater sous aucun prétexte, en Pologne. La liste est longue, et cela commence avec un salon de thé, à Cracovie, où nous boirons le meilleur chocolat chaud du monde. À notre tour, nous lui montrons sur la carte un village où nous comptons faire du woofing, à côté de Cracovie. Du woofing ? Ignorant l’existence de ce réseau de fermes, elle s’imagine alors deux Français en train d’aboyer comme des chiots dans la campagne polonaise, ce qui la fait rire aux éclats. De son côté, le Californien n’a plus le cœur à rire : il sait qu’il va rentrer seul à l’hôtel, et c’est pour cela, vraisemblablement, qu’il souhaite partager l’addition. Les deux s’en vont dans le grand brouhaha de la taverne, aussitôt remplacés par un sémillant couple d’Australiens quarantenaires (ou ne sont-ils pas simplement des amis ? La frontière me semble poreuse). Une troisième pinte de bière est bientôt posée devant moi. La soirée progressant, j’ai grand-peine à me souvenir du contenu de nos discussions, bien que le tout conserve en moi quelque agréable impression lustrée par le breuvage et la bonne humeur ambiante, et je repense alors à nos amis faisant la noce à Paris, je repense à Jūrmala qui me paraît si loin déjà, plongée dans la ténébreuse mémoire de l’ennui… Riga, c’est peut-être en contrepoint de Jūrmala que nous nous souviendrons le mieux de toi : dans un flot de lumière et d’ivresse.

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