11 septembre, Parc national de Białowieża

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Une friche en avant-garde de la forêt. Deux aigles pomarins quadrillent le ciel. Nous arrivons devant l’entrée du parc en compagnie de João, dont l’ardeur n’a pas fléchi depuis hier. Marie dit que le portail en bois, monumental, donne l’impression de pénétrer dans un sanctuaire. À l’intérieur, une seule règle édictée sur un panonceau : « Take nothing but pictures, leave nothing but footprints. » João cite de mémoire, avec un accent d’une insolente pureté, les mots péremptoires de Victor Hugo : « Un arbre est un édifice ; une forêt est une cité, et entre toutes les forêts, la forêt de Fontainebleau est un monument. Ce que les siècles ont construit, les hommes ne doivent pas le détruire. » Solennité, donc, à l’entrée de la forêt primaire, dans le saint des saints de la Nature, au plus près de ces grands sujets. João, notre bon curé, veut d’ailleurs que nous nous taisions complètement pour profiter de ce silence de cathédrale. On n’y voit plus le ciel, à vrai dire ; et pourtant, cette étrange impression qu’on s’élève. On y respire un air humide, on y entend des bruits mouillés. Flaques d’eau trouble, à l’image d’un bénitier. La cathédrale est d’une superficie de 4747 hectares ; les troncs massifs sont ses piliers, les petits fûts ses cierges. On ressent la verticalité dans sa chair, irrémédiablement. Tout est si figé, enraciné, qu’on n’ose bouger le petit doigt. Le regard se déplace en haut : les branches ont formé des croisées d’ogives, et le feuillage épais, diaphane par endroits, relâche un rayon de soleil oblique, atténué, qui paraît venir d’une étoile infiniment lointaine. Dans le sous-bois, la sombre atmosphère est imprégnée d’une divine odeur de mousse. Et partout, ce coussin d’humus pouvant servir aux animaux de prie-Dieu. Car la vie s’agite autour, invisible, insaisissable, inépuisée. Quelques oiseaux se sont lancés dans un beau chant polyphonique. À la fin de ce concerto, le temps s’arrête et se trouble, il ne connaît plus son nom : silence et bruissements se conjuguent à l’éternité. C’est le moment que choisit João pour parler, pour demander nos premières impressions. Comment dire ?

João nous apprend que sous le climat tempéré de l’Europe, une forêt devient primaire au bout d’un millénaire. À l’intérieur, la diversité du vivant (des molécules jusqu’aux plus grands individus) s’organise et s’emboîte en une œuvre parfaite, avec une équitable répartition des espèces. Pour ne pas déséquilibrer ce chef-d’œuvre, on chemine sur un ponton surélevé par des pilotis. « Toute la famille est ensemble ici. C'est comme un mariage sicilien, toute la famille est réunie, du plus jeune au plus vieux. » Certains arbres ont le tronc comme un i, sveltes ou puissants, tandis que d’autres ont poussé de guingois pour s’échapper de l’hégémonie des premiers. Mais tous ont trouvé le moyen, au prix de mille ruses et de mille batailles, de se faufiler jusqu’à l’astre solaire. Ils ont gagné le droit de se goinfrer de lumière. En dessous, tapis dans l’ombre, il y a tous ceux qui désespèrent d’atteindre un jour le dernier étage, et qui végètent ainsi, prisonniers de l’enfance, à l’état de petit arbuste, à la merci du moindre cerf, priant pour que l’un de ces grands-pères finisse par s’écrouler. Reclus dans l’humus, on devine aussi les millions de graines en dormance, arbres-fœtus à la puissance abstraite, immesurée, générations futures attendant fiévreusement leur heure, crevant d’envie de supplanter leurs glorieux aînés, de les poignarder dans le dos. La famille sicilienne au grand complet ! Multitude irréductible, œuvre du temps dont certains sujets sont contemporains d’Ivan le Terrible et de Joseph Staline. Les jets de ces arbres ont crû si haut qu’ils paraissent avoir poussé non dans la terre mais dans le ciel, à l’envers. Par exemple, un gigantesque épicéa dont la cime, à plus de cinquante mètres d’altitude, est un balcon pour admirer les éruptions solaires. Ou encore, un charme haut de quarante mètres, occupant l’auguste rang de doyen de la forêt (plus de six siècles d’existence). Sa place d’honneur : à la table des constellations. Plus loin, nous contemplons ce vieux tilleul dont le long système racinaire produit chaque année quantité de drageons qui deviendront, si la chance est avec eux, d’autres tilleuls. Une certaine expression de l’immortalité, que je ne peux m’empêcher d’effleurer furtivement, malgré les consignes de João. Tous ces bois vigoureux sont véritablement magnétiques, à en avoir des fourmis au bout de ses doigts. Sensation similaire avec les grands chênes multiséculaires, éclatants de santé. À peine ont-ils parfois le tronc marqué d’un bourrelet d’écorce – une ancienne blessure. Malgré tout, l’un de ces chênes a succombé dans la fleur de l’âge, frappé par la foudre en 1977. Son tronc, friable et tout couvert de mousses, retourne à la terre, à la poussière, en lui restituant son stock de nutriments. Ce type de vestige est monnaie courante en ce lieu. D’autres arbres, hier insubmersibles, jonchent aujourd’hui piteusement le sol, dévorés par des larves de scarabées, désagrégés par de gros champignons en forme d’ombrelle. De là nous vient ce trésor humifère, dont l’épaisseur, sous nos pieds, dépasse un mètre cinquante ! João prétend que la moitié de la forêt primaire est morte, et permet à l’autre moitié de vivre. En témoignent ces arbres vivants qui se faufilent par les racines afin d’absorber le précieux suc fourni par un arbre en décomposition. Ce n’est pas le seul bienfait de la mort : l’effondrement de ces géants provoque également, dans la forêt dense, une glorieuse trouée de lumière échauffant la terre et levant la dormance des graines. La nature a horreur du vide, et des clairières. Non content d’avoir engendré ce nouvel oasis de vie, l’arbre mort fait maintenant barrage en empêchant les cervidés de venir brouter les jeunes pousses, et tout cela me fait penser – singularité suprême des forêts – qu’il y a une vie après la mort.

Nous quittons finalement ce ponton pour rejoindre la terre ferme – un peu molle – et cet adorable sentier qui continue de sinuer dans la forêt. D’ici, nous pouvons mieux voir les traces laissées par le règne animal. En chemin, João repère ainsi des empreintes de bison ; puis deux crottes poilues qui racontent le passage nocturne d’un loup. Soudain, une ombre élancée passe, et João croit reconnaître une martre – ou était-ce une belette ? Un virage à droite, et nous voilà devant le bruyant pic épeiche ; oiseau qui, dans la forêt de Białowieża, prospère en raison de la quantité de bois morts, sur lesquels il aime à tambouriner – cela résonne mieux – pour attirer les femelles. Une présence ô combien bénéfique, aussi, pour la forêt, car les pics épeiches raffolent de ces larves d’insectes incrustées sous l’écorce des arbres, et qui leur font littéralement la peau. C’est vrai, nous avoue João, que l’interdépendance est une chose affreusement banale dans les forêts primaires.

Tandis que notre grande promenade arrive à sa fin, João nous révèle quelques records battus récemment dans la forêt de Białowieża. « 2017 était l’année la plus humide depuis qu’on enregistre ici des données météorologiques ; 2018, l’année la plus sèche ; et 2019, la plus chaude. » Mais ce que veut surtout nous dire João, c’est que la forêt primaire, aussi malmenée qu’elle soit par le dérèglement climatique, est un écosystème extrêmement résilient, qui fonctionne en circuit fermé. Son épaisse couche d’humus permet de retenir autant d’eau que nécessaire ; ainsi, le sol transpire et créé les conditions d’un microclimat forestier pouvant faire face au réchauffement. Pour João, la forêt danse avec le climat ; si le rythme change, elle saura s’ajuster. Pour ne rien gâcher, tous ces arbres épurent formidablement l’atmosphère en piégeant le carbone en leur sein, freinant l’aggravation de la crise climatique… Obligeante forêt, qui fait tant pour nous, mais pour qui nous faisons si peu ! Devrions-nous plutôt lui murmurer des mots doux ? C’est le dernier message que veut nous adresser João, tandis que nous quittons le sanctuaire à regret : « Connaissez les êtres vivants pour les apprécier. Ensuite, appréciez-les suffisamment pour les protéger. » Principe applicable à toutes les sociétés qui, par une série de dysfonctionnements culturels, ont fini par se couper de la mère Nature.

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