1er octobre

4 minutes de lecture

Matinée difficile avec les externes. Dans la cuisine, Anna et Damian sont bien présents, par leur corps ; mais pour le reste, ils ont disparu. Coincés dans leur tête, acteurs d’un film interminable, angoissant, qui frise avec l’épouvante. Anna se flanque des claques molles, en grinçant atrocement des dents, tandis que Damian semble imaginer qu’il est attaqué par des rayons laser. Pour survivre, ou pour parer les tirs, il se contorsionne et bouge dans tous les sens. Parfois, il tombe en arrêt puis se frappe la poitrine, ou tape fort des mains devant sa bouche ouverte en grand comme un abysse. Vers neuf heures, l’un des internes, Adam, revient du diable vauvert, lui qu’on n’a pas revu de notre séjour, et se jette sur une tartine de beurre qui traîne là depuis trop longtemps. Il recrache, il a le teint cireux, ses joues sont creusées, tandis que sa main sert convulsivement son coquetier. Son regard est sauvage. On a tenté de lui couper les cheveux, mais l’échec est total. Une auxiliaire de vie débarque et le rattrape par l’épaule afin de le reconduire au premier étage. Ewa, généreuse en paroles et de cœur, a néanmoins perdu le contrôle de sa langue, elle babille en se tournant tantôt vers moi, tantôt vers Marie ; logorrhée frénétique au terme de laquelle elle ne cesse de nous répéter : « I like you very much ». Quand elle parle, elle agite la main comme pour mieux faire jaillir oralement ses pensées. Ses doigts s’arrêtent parfois sur ma barbe, dont le toucher duveteux la fascine, et je ne sais trop comment recevoir cette caresse. Dans ses cheveux, un long ruban jaune est noué à une minuscule tresse ; alors elle coupe en deux le ruban pour offrir la moitié à Marie, pour devenir des sœurs. Ravie, Marie l’attache à ses cheveux, ce qui porte Ewa au comble du bonheur – et même au-delà.

Tout de même, on a parfois l’impression que notre présence est surnuméraire, qu’elle excite ou qu’elle affole, parce que les Français sont là, parce que c’est quoi ces bêtes curieuses ? Pour leur donner de l’air, autant que pour faciliter le travail des aidants, Marie et moi partons chercher du persil tubéreux (variété cultivée pour sa racine, et non pour son feuillage). Au fond du potager, la terre y est particulièrement meuble, et le persil est très facile à récolter ; à tel point qu’en l’arrachant d’un coup sec, on en tombe le cul par terre. On peut le brandir comme un trophée, tant qu’on y est, l’observer sous toutes ses coutures. Quelle étrange racine a-t-on déterrée là ! Quelque chose entre la carotte et le panais, mais beaucoup plus charnu, couleur ivoire. Le persil tubéreux que je tiens ressemble à une toupie, tandis que celui de Marie a la forme d’une molaire humaine, aux racines multiples. Elles sont toutes ramifiées, tordues, singulières à l’extrême. Belles, complexes, multiformes, à l’image de ces hommes et de ces femmes souffrant de l’autisme, et vers qui nous rentrons le panier à la main, rempli de persils tubéreux.

Dans la cuisine, la cacophonie bat son plein. Anna et Damian ont fini par enfiler un casque antibruit. Sur la table, afin de calmer les humeurs, Jolanta dépose du jus d’aronia frais, boisson très prisée en Pologne, et qui focalise désormais l’attention des externes. Ils se désaltèrent, mais le plaisir est comme empêché, tué dans l’œuf, douché par les perpétuelles incommodités sensorielles. Je les considère avec discrétion, saisi par un flot de tendresse et de peine. Les corps entravés, les traits contractés, les regards baissés, fuyants mais sans échappatoire, évidés par le trop-plein, habités par l’absolue souffrance, par la constante impossibilité d’être. Patrycja m’explique un peu plus en détail l’extrême difficulté, pour certains d’entre eux, de vivre en société. C’est comme si le cerveau, du fait de cette foule de stimuli sensoriels, était piqué par des milliers d’aiguilles. Pour Anna et Damian, ce sont les sons qui les attaquent ; en réponse, ils s’attaquent eux-mêmes. Un bruissement peut valoir une tempête. Une tablée de six personnes est un enfer phonique, où tout n’est que crissement de l’ongle sur un tableau. De là leur mise à l’écart volontaire. Tout à l’heure, ils partiront se promener dans les bois, sans nous, seulement guidés par les voix feutrées de Jolanta et de Patrycja, car il est une chose – un bruit de fond – qui parvient tout de même à consoler leurs souffrances, à rétablir un semblant d’équilibre en eux : c’est le bruit confus de la nature, c’est le clapotis de la pluie, le trille des oiseaux, le vent qui secoue les feuillages, une étreinte alanguie du monde, enfin.

Je ne pourrai jamais dire assez haut, assez fort, l’admiration que je porte à chacune de ces femmes, auxiliaires, accompagnatrices, aidantes, qui malgré toutes les difficultés quotidiennes, s’échinent à rendre service, à porter secours, à sourire encore. Mais puisqu’il faut le dire, alors je choisis de l’écrire en lettres indélébiles, haut et fort, afin de mieux rendre hommage à ces femmes qui, par une intarissable bonté, par une sollicitude à toute épreuve, inversement proportionnelle à leur salaire, n’ont d’autre ambition que de prendre soin.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Martin Leabhar ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0