9 novembre, Culemborg

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Hier soir, à Utrecht, nous avons rallumé les souvenirs, nous avons sauté à pieds joints dans la flaque irisée du passé, nous avons revu Thijs et Nicolien – nos deux anciens compagnons de route au printemps dernier, à l’autre bout de l’Europe, en Roumanie. Depuis, les mois ont passé, les nuages ont couru. Marie et moi leur avons raconté les milles péripéties de notre voyage en Europe, et nous avons surtout découvert avec effroi comment le leur, de périple, a tourné au cauchemar. Après avoir quitté le pays des vampires, et tandis qu’ils faisaient halte à l’ouest de l’Ukraine avec leurs deux enfants, Thijs a été victime d’un terrible accident de vélo. Le guidon, en tombant, lui a perforé le ventre. Hémorragie interne et transfusion sanguine. Une semaine entre la vie et la mort dans un hôpital ukrainien, avant l’ablation de la rate. J’en frissonne, en écrivant ces mots. Car il est vrai qu’un tel drame est invraisemblable : il n’arrive qu’aux autres, imagine-t-on. Il n’y a jamais d’hôpital sur la carte du voyageur, et les auberges seules ont la vocation d’être hospitalières. Aujourd’hui, Thijs va mieux, mais ne fera peut-être plus jamais d’escalade – sa passion. Pourtant, fidèle à lui-même, il continue de gravir le flanc des épreuves avec optimisme et sérénité, ne pouvant se départir de ce sourire et de ces yeux espiègles qui font toute sa renommée jusqu’au bout de l’Europe.

Ce matin, nous prenons donc le bus en direction de Culemborg, dans la lointaine banlieue d’Utrecht. Aux Pays-Bas, nul ne sait vraiment à quoi ressemble la campagne, il n’y a que des faubourgs qui jouent à touche-touche et qui tissent un territoire un peu moins densément peuplé. D’où l’attachement que Thijs et Nicolien portent à la France, à ses grands espaces vides. Huub et Hanneke, leurs enfants de quatre et deux ans, préfèrent aux paysages le teckel en forme de saucisse en train de faire le beau à l’avant du bus. Marie et moi, blasés par les chiens-saucisses, observons les carrés de verdure implantés sur les abribus pour attirer les insectes et autres nains de jardin ; s’il ne faisait pas ce temps de vache qui pisse, on y aurait bien déplié son transat. Mais tout de même, ces abribus végétalisés, ça ne casse pas non plus des briques. Alors que venons-nous faire à Culemborg, une ville de trente mille âmes ignorée superbement par l’intégralité des guides touristiques ? C’est qu’il y a là, devant la gare, un écoquartier de renommée mondiale – il s’agirait même, selon les avis compétents, de la référence ultime en la matière. Forcément, les places sont rares – deux cent cinquante maisons – mais la sélection ne se fait pas tellement par l’argent dont vous disposez. Ce qui vous achète une place au soleil, c’est votre aptitude à faire corps avec la tribu, à faire don de votre personne, à vous impliquer dans la prise de décisions collectives, à rendre service, à faire votre part dans le jardin communautaire, ou dans la ferme urbaine, ou n’importe où qui réclame un peu de travail. Ce quartier, pour tout dire, est un pur archaïsme, où les habitants doivent prendre à rebours leur époque, et se comporter comme des êtres humains que notre société ne sait pas vraiment fabriquer, des êtres humains qui donnent à leur citoyenneté sa parfaite mesure. Thijs et Nicolien se sont récemment inscrits sur la liste d’attente, en vue de la location de l’une de ces maisons, je crois qu’ils ont toutes leurs chances. Huub a grimpé sur les épaules de son père, Hanneke dort dans sa poussette, et nous déambulons de la sorte au milieu de cette jungle urbaine – au sens propre – où les clôtures ont disparu, où la propriété n’est plus tout à fait privée.

Un point de vue du quartier, de l’autre côté de l’étang, nous permet de découvrir un alignement de maisons en bois couleur de sorbet, dont les reflets dans l’eau, d’un ton pastel encore adouci, se marient au chatoiement de l’azur et du soleil. À la vue de ce panorama pittoresque, on pourrait donner libre cours à son inspiration, se mettre à peindre une croûte ou un chef-d’œuvre. Une photo fera l’affaire. À proximité des maisons, les moutons prennent la pose en broutant, c’est leur meilleur profil. Alentour, le silence est ouaté, total, mis à part quelques poules qui caquètent ici et là. Quant aux voitures, elles ne peuvent ni caqueter, ni vrombir, ni rien faire d’autre : elles sont bannies du quartier depuis vingt ans. Le chemin communal s’arrête là, devant le piézomètre qui surveille les variations du niveau de la nappe phréatique. Au-delà, dans la distance, on peut deviner d’autres villes, d’autres quartiers, d’autres histoires, et notre Bucéphale qui n’attend qu’une seule chose : vrombir encore un peu, faire entendre son chant du cygne. Il paraît que ce soir, à Utrecht, un cortège illuminé par des centaines de lampions défilera pour célébrer la Saint-Martin (ce sera donc ma fête, à plus d’un titre puisque qu’à minuit, nous lèverons nos verres à mes trente-deux ans, et je n’aurai qu’un seul souhait à formuler : que Thijs et Nicolien puissent nous rendre visite en France, où que nous soyons, où s’arrêteront nos pas, où nos regards ne portent pas encore).

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