D'eau

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Tout commença par l'apparition de flaques. La veille, la journée alliait un air sec, voire irrespirable, un ciel dégagé, et surtout une absence de pluie. La nuit, quant à elle, avait bercé l'ensemble du village par sa douceur estivale et son calme plat. Malgré cela, des flaques inondaient les rues et ruelles au petit matin. Peu désireux de chercher une explication alambiquée, les habitants, face à cette découverte quelque peu étrange, allèrent au plus simple et conclurent qu'il avait plu au beau milieu de la nuit ; si tardivement que personne n'y avait prêté attention. Tous s’imaginaient une pluie d'été, discrète, qui ne laissa derrière elle que ces maigres traces éparses. Bien sûr, quelques-uns doutaient de cette théorie. Leurs yeux cernés témoignaient d’une nuit agitée au cours de laquelle aucun n’avait ni entendu l’ombre d’une goutte, ni vu la clarté d’un éclair. Ceux-là ne s'expliquaient pas l'origine de ces petites étendues d'eau à même le sol. Leurs incertitudes furent cependant passées sous silence. Après tout, pourquoi accorder tant d’importance à une chose si futile ? Il ne s'agissait que d'eau. Rien de plus. Rien de grave.

Au surlendemain, les plus observateurs s’aperçurent que ces flaques, si insignifiantes initialement, s’étaient multipliées et élargies. La Grand Place, lieu hautement apprécié des locaux, se révéla partiellement inondée, envahie par des dizaines de litres d’eau. Lorsque cette information se répandit, le brouillard entourant l’origine de ces traînées devint plus épais encore, et plus angoissant par la même occasion. D’une part, le temps demeurait toujours aussi clément, loin des nuages ou de la moindre parcelle grisâtre. D’autre part, ces villageois avaient la réputation d’être peureux par nature. Bien qu’ils n’acceptaient pas cette étiquette de trouillards qui leur collait à la peau, il leur était difficile de la nier. D’ailleurs, ce sont leurs mille et une craintes qui les poussèrent à créer des frontières imaginaires autour de leur habitat. Tels une espèce à part entière vivant dans un environnement hors du temps, ils avaient la sensation que le seul lieu, sur toute la planète, où ils éprouvaient une sensation de sécurité, était leur village. L’arrivée impromptue de ces étendues irrationnelles foudroya donc d’effroi ces êtres terrorisés par la vie elle-même. Qu’elles apparaissent un beau jour était une chose. Qu’elles restent et empiètent sur leur territoire en était une autre.

Au bout de trois jours, les interrogations des plus sceptiques gagnèrent les esprits les plus terre à terre. L’anormalité de ces flaques, de leurs racines à leur fonctionnement, sautait aux yeux de quiconque les regardait. Afin d’en apprendre davantage, et, dès lors, de potentiellement trouver le moyen d’éradiquer ces étrangetés, une partie de la population élabora un plan. Dans l’après-midi, les plus courageux des peureux se réunirent dans ce qu’ils dénommaient leur QG de crise ; à savoir le bureau de la maire du village, Marie-Anne Maurin. Cette dernière, grâce à sa capacité à captiver l’attention de ses auditeurs, menait toutes les réunions de ce genre, en plus de diriger la cité d’une main de maître depuis près d’une décennie. Malgré son style quelque peu tape à l’œil, cette cinquantenaire avait tout de la femme forte et meneuse. C’est donc sans surprise que même les plus machistes du comité écoutèrent son plan cet après-midi là. Ledit projet, dans les grandes lignes, se divisait en deux phases. Son objectif premier était de s’assurer de la réalité de la menace. Le second était d’exterminer ces intrus. Ainsi, il fut décidé à l’unanimité de faire d’une pierre deux coups. Prenant leur courage à deux mains tremblantes, les citoyens présents décidèrent de passer l’intégralité de la nuit à scruter ces envahisseurs d’un nouveau genre. Bien sûr, pour ne pas prendre trop de risques, ils optèrent pour faire leurs observations nichés en hauteur.

Le jour-même, lorsque le soleil reprit au ciel ses derniers rayons, tous les missionnés rejoignirent leur poste. Tous eurent donc l’opportunité de voir l’évènement étrange qui se produisit à la tombée de la nuit. À ce moment-là, le beffroi retentit pour marquer les vingt-et-une heures trente, ainsi que l’éveil d’une chose dépassant l’imaginaire. Les flaques, inertes en journée, se mirent à frissonner à l'unisson. De légères vaguelettes les déformaient, au fil des secondes qui s’écoulaient. D’abord infimes, elles finirent par créer des raz-de-marée miniaturisés. Puis elles s’estompèrent, ravagées par quelque chose de plus grand encore. Là, sous les fenêtres et balcons, ces flaques se dressaient telles des hommes. Encrées au sol, elles atteignirent tout de même une hauteur honorable, voire irréaliste vue leur aquosité. Tandis qu’elles continuaient leur croissance, les habitants éveillés, frappés d’horreur, fermèrent fenêtres et portes, tirèrent leurs rideaux, et se réfugièrent dans la première cachette qu’ils trouvèrent. Cette eau était vivante, ils l'avaient vue, tout comme ils se voyaient entre eux. Priant entre deux sanglots, chacun attendit, la boule au ventre, que la nuit se termine…

Au petit matin, la maire organisa une réunion d’urgence. Témoin de l’abomination de la veille, mais sans idée précise de la marche à suivre, elle convia tous les citoyens à la rejoindre sur la Grand Place à midi tapante. Au vu de la crise sans précédent qui les frappait, nombreuses furent les âmes à répondre à cet appel bien avant l’heure indiquée. Elles étaient une bonne cinquantaine, entourées par toujours plus d’eau, désireuses de raconter ce qu’elles avaient vu. Créant un brouhaha peu habituel dans un village si paisible, elles réclamèrent une solution immédiate à la maire, et la huèrent lorsque cette dernière garda le silence. Selon certains, son inaction relevait de la honte, son silence de l’irrespect, et son incompétence du palpable. Pour d’autres, son devoir consistait à agir, même si cela devait lui coûter la vie, car tel était son rôle. Enfin, une faible minorité appelait au calme, persuadée que leur maire prendrait les bonnes décisions. La principale concernée, quant à elle, écouta chaque plainte tandis qu’une sueur froide coulait le long de son front. Ce problème qui les tourmentait ne relevait pas de sa compétence. Il était trop grand, trop fort, pour tenter quoi que ce soit à son encontre. Le village tomberait probablement sous ce fléau. Le seul début de solution qui lui vint à l’esprit était qu’il fallait fuir avant de mourir englouti.

Lorsque le clocher sonna ses douze coups, Marie-Anne exprima sa volonté de prendre la parole. Face à une assemblée aux visages furieux et inquiets, elle commença à dévoiler ses conclusions lorsqu’un son spécifique se fit entendre. Le bruit d’une canne frappant sur le bitume et les petites foulées d’un animal attirèrent l’attention de la foule. Celle-ci se retourna comme un seul homme pour voir, sourire aux lèvres, celui qui avait attendu la dernière seconde pour faire son apparition. Ravie, elle acclama le septuagénaire accompagné de son chien qui continuait à heurter le sol de sa canne, et lui fit une haie d’honneur jusqu’aux cotés de la maire. Connu par tous pour sa voix de ténor et sa confiance en lui infaillible, le « Grand Guillaume Galni », apaisa les cœurs par sa simple présence. Il était comme ça, ce vieil homme à moitié gâteux. Avec sa façon atypique de manger des syllabes et son franc-parler, il avait su se faire aimer de tous. Considéré comme le maire adjoint le moins officiel au monde, son principal devoir consistait à calmer les ardeurs lorsque ces dernières devenaient démesurées. En le voyant, Marie-Anne lança un regard à l’aide à ce sauveur inespéré. Guillaume répondit par un regard indifférent à la maire désespérée. Il prit tout de même la parole, car il avait toujours quelque chose à dire, même lors d’une minute de silence. D’une voix tremblante découlant de son âge avancé, il dit, comme à l’accoutumée, ce qui lui passait par la tête sans filtrer ses pensées :

« Z’avez trop les chocottes pour rien dans ce p’tit bled. Voyez, moi, mon chien y s'est mis à hurler à la mort tout l'soir. Mais r’gardez, aujourd'hui, ces m’dites flaques elles bougent pas d’un pouce. »

L'assemblée, stressée par l’incident de la veille, ne s'en était même pas aperçue. Il était pourtant vrai que, ce midi, les rues humides ne comportaient aucun mouvement aqueux. Monsieur Galni, armé de sa longue canne, appuya ses propos en cognant à plusieurs reprises au milieu d'une flaque. Cette dernière oscillait sous ses coups, mais ne bougeait pas, ne se surélevait pas, ne vivait pas :

« Ces flaques, elles sont p’t’être bizarres, mais elles sont pas méchantes. R’gardez plutôt, j’peux les frapper et elles font rien. J’pourrais même sauter d’dans, mais j’veux pas abîmer mes chaussures. »

Certes, rien ne se produisit à la suite de cette démonstration. Cela étant, personne n’osa imiter cet acte oscillant entre folie et audace. Ainsi, hormis ceux du vieux Guillaume, il fut décrété qu’aucun geste ne devait troubler la quiétude de l’étrange substance qui pavait le sol. En entendant cela, le vieillard, appuyé sur sa canne et suivi de son chien, partit, sans oublier de les traiter de lâches. Il leur avait pourtant démontré la stupidité de leur peur. Mais il semblerait que rien ne pouvait empêcher ses concitoyens de croire que de l’eau pouvait se révéler dangereuse. Il avait lui-même vu ces flaques se mouvoir sous les faibles rayons de la lune. Néanmoins l’idée de devoir surveiller le moindre de ses mouvements l’avait agacé au plus haut point. Jamais de l’eau ne pourrait s’en prendre au Grand Guillaume, il en était certain. Jamais elle ne pourrait faire du mal aux autres villageois. Pourtant, ces derniers, bien que n’ayant pas accepté les insultes dont ils avaient fait l’objet, décidèrent de rester prudents. Les sorties, dorénavant limitées au strict nécessaire, devait obligatoirement se faire en groupe, le temps de réunir de nouvelles informations sur ces mystérieuses entités.

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