Tutoyer, vouvoyer, vous voyez la différence ?

4 minutes de lecture

Voilà un défi hautement passionnant qui m'interpelle au plus haut point. J'ai plusieurs directions à prendre pour relever ce challenge.

Me reviennent en mémoire une anecdote que m'avait raconté mon papa. Il était employé communal, chauffeur poids-lourds et il avait vu passer un certain nombre de chefs avec qui il avait toujours entretenu des relations cordiales et respectueuses. Un jour un jeune responsable était arrivé et avait dit "oh avec moi, on se tutoie". Mon père n'a jamais voulu le tutoyer et ne s'est pas laissé tutoyer. Quelques mois plus tard, de très fortes dissensions sont apparues dans le service, le chef n'a jamais réussi à reprendre la main, car le tutoiement avait éteint sa position et ses responsabilités, et le respect avec. Ils avaient tous fait copains/copains, mais le jour où il avait fallu remettre du cadre, le cadre n'avait pas réussi à poser la discussion au sein de son équipe.

Je suis enseignante depuis plus de vingt ans, dans des classes de Cours Moyen, et j'ai eu quelques fois des élèves de CE2. Le jour de la rentrée, j'explique aux élèves que je demande à être vouvoyée. Ils me disent "oui" et deux secondes après, ça ne loupe pas "Maîtresse, tu m'as pas donné de feuilles". Je reprends en disant : "pardon ?". Là, ils pensent que je suis sourde, donc l'élève me répète, plus fort "Maîtresse, tu m'as pas donné de feuilles". Et là, je me lance dans de la conjugaison et de la grammaire, en expliquant qu'il existe un pronom personnel qu'on utilise pour s'adresser aux personnes que l'on ne connaît pas, aux commerçants et aux professeurs (s'ils en font la demande). Mes élèves sont surpris, les parents sont ravis, et rapidement, les enfants en viennent à utiliser des formules dont ils n'avaient pas forcément connaissance : "est-ce que vous pouvez...." "ah oui, vous aussi, vous avez..." Rien de tel pour manier la conjugaison et comprendre la grammaire.

Bon, j'ai droit à des remarques épatantes, du genre "mais vous n'êtes pas plusieurs ! Vous, c'est quand y a plusieurs personnes". J'opine du chef puis j'explique que quand on va acheter du pain, on ne dit pas à la boulangère "file moi une baguette, s'il te plait", sauf si la boulangère est notre tante.

La troisième chose qui me vient à l'esprit, c'est un épisode de Bonanza, que j'ai regardé en français, en anglais et en allemand. La scène se passe à l'étage du ranch, dans la chambre d'invité, prêtée à une jeune femme blanche, enlevée par les indiens et rendue à Ben Cartwright. S'ensuit une bataille de volonté entre lui et elle, il lui dit : "je te donne trois secondes pour descendre". En Allemand, il lui dit : "Ich gebe Ihnen drei Sekunden", ce qui se traduit en "je vous donne trois secondes". Et en anglais, le "I give you three seconds" est laissé à l'appréciation de chacun.

C'est intéressant comment se font les traductions et ce qu'elles peuvent véhiculer comme message.

Je terminerai enfin avec ce texte que j'avais écrit à propos de la mort qui tue...

Tu ? Non, pardon, je ne vais pas utiliser ce pronom personnel pour m'adresser à votre personne. Pourquoi ? C'est pourtant simple, non. Tu ? Ça ne sonne pas comme un ordre ? Comme une supplique ? Je ne suis pas ce genre de personne. Je ne tue personne, contrairement à vous. Et on dirait que ça a l'air de vous amuser. Vous en avez pris tellement, et parmi tous ceux là, les deux qui comptaient tant dans ma vie. Mon époux et mon père. Vous étiez tellement pressée de mettre un terme à leur vie, alors qu'ils avaient encore tant à nous offrir.

Vous arrivez toujours trop tôt, et surtout vous vous introduisez sans être invitée, vous débarquez comme ça, en fracassant les portes; et quand vous arrivez sur la pointe des pieds, oui, oui, ça vous arrive, vous faîtes encore plus de dégâts.

Oh oui, parfois, ça vous arrive d'être la bienvenue, mais c'est pire encore, vous détruisez tout sur votre passage. Une fraction de seconde pour celui qui va se pendre, suspendre son souffle et sortir par la petite porte. Vous êtes toujours là pour couper le lien de vie. Ça vous amuse ? Espèce de garce.

Et que dire de ceux qui vous sème, comme mauvaise graine lancée au rythme d'une kalachnikov; pour un idéal, mon œil, oui, tout au plus, une connerie.

Combien sont tombés, fauchés sur des champs de bataille rougis de sang innocent.

Et quand vous vous couchez sur les pages blanches d'un roman, c'est tout aussi cruel. Roméo, Juliette, Jean de Florette. Vous ne respectez rien, ni l'amour, ni la famille, vous venez foutre la merde dans les histoires. Certains, certaines vous trouvent attirante, dernière issue pour s'échapper. Qu'avez-vous à offrir ? Dites-moi au moins que vous n'êtes qu'un rideau et que vous nous laisserez avoir des signes de ceux qui sont partis.

Mais peut-être que je suis injuste avec vous, peut-être que j'en oublie l'autre possibilité, celle qui consisterait à prendre conscience que vous ne venez pas, parce que vous êtes en nous. Celles qui donnent la vie nous donnent aussi la mort, c'est ainsi. Peut-être que vous n'êtes pas que vilaine. Vous n'êtes, après tout, qu'une partie de nous, vous êtes en nous. Vous êtes là. Et peut-être que vous vous manifestez quand c'est le moment pour celui qui s'en va. L'autre ne nous appartient pas. J'étais et je reste la fille de mon père, mais il ne m'appartenait pas. J'étais et je reste la femme de mon prince mais il ne m'appartenait pas. Je le sais mais ils ont fait et ils font toujours partie de moi. Et je sais la force de l'Amour qu'ils me portaient, car c'est l'intensité du poids du chagrin de ne plus les avoir près de moi.

La dernière chose aussi que je trouve assez incroyable, justement, avec ce "tu", c'est que je me rends compte que j'essaie presque tout le temps de passer par des messages "je", pour éviter justement ce "tu" qui tue. C'est devenu un réflexe, même en classe, de formuler aux élèves, mon agacement, en disant "je commence à être agacée", pour éviter de lancer des "tu m'agaces". Enfin, j'essaie.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire muriel Maubec ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0