Θρήνος

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   Elle danse, fragile comme une ombre, pieds nus sur la route, plongée dans la nuit. Il n’y a plus personne dans la rue vide, pas un remous sur la chaussée humide ; mais des éclats de voix percent la quiétude nocturne. Elle sait que dans son dos, derrière la vitre recouverte de buée et d’un léger rideau brodé, sa mince coquille familiale se déchire. Une fois de plus. Les cris acérés de sa mère résonnent dans la rue, contre les façades délabrées, et leurs échos sourds s'engouffrent dans les caniveaux obscurs. À chaque fois que son père hausse le ton de sa voix, elle entend le bruit lugubre du seau en fer, qui pend au-dessus de la fenêtre, tandis qu’il cogne brutalement contre le volet de bois, comme une sentence à venir. Chaque coup la fait frémir ; c’est tout son monde qui se tord et s’étiole. Mais elle danse sur l’asphalte anthracite, de tout son être, de toute son âme. Il n’y a pas de musique, pas d’autres sons que les injures qui percent la vitre, et le tintement sinistre d’une cloche valsant dans le vent, accrochée à un fil de fer le long de la fenêtre. Son bruit lancinant, bourdonnement récurrent, lui envahit le crâne. Le monde entier est une vibration. L’air froid se froisse sous ses pas. Une, deux, trois. Ses épaules anguleuses roulent, mer agitée par la houle, elle danse, ondule, tournoie. Le menton relevé, la gorge tendue, concentrée, elle ne respire presque plus. Sous le halo de lumière ténue des lampadaires se découpent ses membres rachitiques, son corps frêle et froissé comme une feuille de papier. Chaque os transperce sa peau diaphane, chaque muscle glisse sous l’écorce émoussée de son épiderme. A la manière d’un pantin de bois taillé avec sévérité, ses longs bras et ses doigts effilés caressent l’air glacé.

Pas chassé, contretemps, développé.

   Un violent fracas écorche la nuit. Les assiettes de la cuisine embrassent une à une le sol. Chaque éclat se fige dans le cœur de la jeune fille terrifiée, comme une blessure béante dans sa cage thoracique effritée. Une, deux, trois. Jambes tendues, et le buste droit ; le regard perdu, et les bras en croix. Elle continue de danser. Ses cuisses sont si fines qu’elles se fondent dans ses mollets cachectiques, et ses chevilles, pas plus épaisses que le tronc d’un rosier, entraînent tout son corps maigre sur la piste de goudron détrempé. Quelques branches dépassant du jardin en friche lui griffent la peau, des débris de céramique et de plastique abandonnés par terre pénètrent dans sa chair. Elle n’y prête pas attention. Les hurlements de son père résonnent dans son ventre, comme un grondement terrible, une faim dévorante, insubmersible. Alors que ses yeux sont clos, elle imagine la scène dans les moindres détails. Les vieux volets de bois, vainement retenus par un amas de ferraille rouillée et d’ardoises blanchies par le temps, encadrent le tableau cauchemardesque de ses parents, s’égosillant l’un contre l’autre à s’en fendre la gorge, à s’en déchirer la langue. Des fissures, à l’image de celles qui lui lacèrent le cœur, parcourent la façade dans toute sa longueur. Tout est craquelé, tout est fêlé de l’intérieur. Les arbres sont morts, les branches tuméfiées, toutes les feuilles ont fini par succomber. Mais elle ne veut pas y penser. Elle veut disparaître, se terrer loin d’ici. Loin de tous ces cris qui l’ensevelissent, de toutes ces brûlantes cicatrices. Alors elle continue de danser.

Pointes de pieds, arabesque, et pas de bourré.

   Le corps décharné, elle se bat pour garder le rythme. Chaque mouvement, chaque souffle, lui arrache le corps, lui arrache le cœur. L’air froid glisse dans ses poumons avec la douceur d’un rêve, devenu cauchemar. Mais rien ne peut l’arrêter. L’humidité s’infiltre sournoisement dans le tissu léger de sa robe blanche, qui contient son petit corps gracile élimé par les coups et les cris. Les rubans ne suffisent plus à cacher les fêlures sur sa peau parsemée. Les voix se sont tues. Sur son visage émacié, coupé à la serpe, se peint un sourire de triomphe. Plus rien n’existe autour d’elle. Pas même son enfance, figée sur la fenêtre, avec ces deux plaques d’immatriculation enfoncées dans le bois des volets, arrière-goût amer de voyages inachevés. Innocances et joies volées, retenues enfermées loin d’ici, à quelques milliers de kilomètres, sur une étendue infinie de sable blanc, avec pour seule preuve d'existence les quelques coquillages oubliés sur le bord de la fenêtre, jadis si précieux, et maintenant... Cela n’a plus d’importance. Ces coquillages enlevés à la mer, ces cailloux recouverts de poussière, cette bougie solitaire et ce pot en terre n'ont plus aucune valeur. Ses bras maigres n’ont même plus la force de les atteindre. Tout ça est désormais terriblement loin. Trop de temps s’est écoulé. Trop de temps s'est écroulé. La maison sera vendue. Tout aura disparu. Un silence ineffable s’engouffre dans la rue. Une, deux, trois. La jeune fille est si concentrée sur ses mouvements, qu’elle n’entend même plus les gémissements du vent et le sifflement du temps. Archet de violon trop usé, son corps grince et crisse. Arc tendu à l’extrême, sa peau mince se plisse. Ses cheveux de jais virevoltent autour de son crâne étique comme une nuée d’hirondelles cadavériques, et la nuit même n’aurait pu déceler la douleur dans ses yeux, tant ses paupières lourdes les retiennent prisonniers.

   Entrechat, pirouette et jeté, sa cheville glisse sur la chaussée mouillée. Sa chute éternelle ne dure qu’une poignée de seconde, à peine le temps d’une respiration, d’un battement de cil. Son corps se brise dans la nuit. Chaque membre se disloque. Ses os craquent. Violence. Silence.

Demi-plié, saut de l’ange. Elle plonge dans l’obscurité.

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