L'ombre du passé

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Il neige depuis une semaine. Près de la fenêtre je regarde la nuit et j'écoute le froid. Ce n'est pas la première fois que ça m'arrive de me lever en pleine nuit. Et cela ne sera sûrement pas la dernière.

C'est le martellement du vent contre mes volets qui m'a réveillé. Je me suis alors levé, sortant de mes brumeux songes. Mon crâne se pose contre le mur pour pouvoir le soutenir. Je ne fais qu'observer mon domaine, priant intérieurement, que l'hiver passe rapidement.

En voulant mieux fermer mes volets pour ne plus les entendre, mon regard s'est alors arrêté sur cette petite forme se tenant au fond de mon jardin. Bien droite, me fixant. Cette ombre du passé qui ne cesse de me poursuivre dans le présent.

Elle me fait signe de la rejoindre d'un simple geste. L'hésitation me prend.

Je soupire, je n'ai pas réellement le choix, mon sommeil ne reviendra pas.


Ma main attrape mon manteau et je troque mes chaussons contre mes chaussures fourrées. Enfin prêt, je me dirige vers ma porte d'entrée. Que je sorte à cette heure ne dérange personne, puisque je vis seul et reclus sur mes terres. Bienvenu au terminus de la solitude.

En passant le pas de la porte j'ai comme l'impression d'entendre de la musique. Je me retourne vers mon manoir, incertain, puis je me résous. Comme si quelqu'un pouvait oser jouer de l'orgue de mère. Cela doit juste être mon imagination ou encore la fatigue qui façonne mes cernes.


Rapidement, les flocons qui tombent du ciel me recouvrent. Je me sens submergé par tant de violence, mais par chance, le vent commence à se calmer, cessant de déverse sa fureur.

Le jardin des Rivelord est fait que de largesses en saison chaude. Cependant, sous l'assaut du froid de la saison hivernale, il n'est qu'une pâle copie de lui-même. Je l'aime tout autant dans cet état, dépourvu de bourgeons et pétales. J'en oublie presque la raison de ma sortie nocturne.

L'ombre s’approche de moi par sauts dans le sol enneigé. Toujours si volatile et dépourvue de véritable corps. Sous les rayons de la lune, elle me sourit, toute proche de moi. Je fais un pas de côté pour esquiver le geste qu'elle vient de faire vers ma personne. Je rejette l'idée qu'elle puisse m'approcher de trop près, comme si son toucher pouvait contaminer ma vie.

Elle ne cache pas sa contrariété de mon refus, ses sourcils se froncent, est-ce qu'elle est sur le point de pleurer ? Je bouge un peu mieux mes lunettes pour être sûr de ce que je suis en train de voir. En un clignement de paupières, son visage est de nouveau souriant. Elle tourne alors autour de moi, heureuse de me voir dehors, en sa compagnie.


L'amertume dans ma gorge s'écoule jusqu'à mon cœur. Tandis qu'elle s'amuse, flottante à moitié, l'ombre ne s'aperçoit pas de mon désarroi en sa présence. Chaque geste venant d'elle fait remonter un de ces douloureux souvenirs. Ceux que j'ai désiré oublier pour avancer.

Pourtant, malgré tous mes efforts, elle m'apparaît les nuits, faisant en sorte que je ne puisse l'oublier à tout jamais. Ses pas accélèrent, elle court, s'amuse sur ces terres touchées par la peine. Je ferme les yeux pour ne plus la regarder. Je souhaite que cette comédie prenne fin, que mes jours puissent de nouveau ressembler à ceux d'un vivant...


Mais je...


<< Papa ! >>


Je me sens fléchir à l'annonce de ce mot, cette appellation qui a le pouvoir de me troubler. L'ombre se tient devant moi, comme stoppée dans le temps, me souriant. Mes genoux me lâchent. Je suis presque à sa taille dans cette position, je peux enfin contempler toute sa beauté enfantine. Ma tendre et chère Eli. Ma défunte fille.

Ma mâchoire se serre, je peux sentir les larmes couler le long de mes joues devant l'image de mon enfant perdu. Comment avancer quand on perd un être si cher ? Comment faire face à l'avenir quand on souhaite tout abandonner ? Mon souffle se fait plus rauque, j'ai du mal à respirer, l'air glacial me semble être du feu dans mes poumons.

Les sentiments que je ressens sont si nombreux, j'en perds le compte, réfléchir clairement est trop dur. Je n'ai aucune solution, aucune échappatoire pour lui faire mes adieux. Je la rejette pour ne pas accentuer ma tristesse. Je sais qu'elle reviendra me voir, qu'elle me hantera jusqu'à que je pousse mon dernier soupir. Oui, c'est ça. Je ne dois pas lui faire face pour qu’elle ne m’abandonne pas une nouvelle fois. Je suis prêt à la regarder, rassuré d'avoir cette simple idée de réconfort.

L'incompréhension. Pourquoi est-elle en train de s'éloigner de moi ? Eli recule petit à petit tout en m'observant. Elle ne sourit plus, son visage est froid. J'essaie de me relever mais mes pieds glissent dans la neige.

J'hurle son prénom pour qu'elle revienne mais ça ne marche pas. Elle recule toujours, s'effaçant petit à petit. Je tends désespérément ma main, mettant de côté mon dégoût pour la rattraper.


<< Au revoir Papa. >>


Elle sourit quand elle dit cette phrase, un sourire franc, le seul et l'unique. Avant que je n'arrive à l'atteindre elle s'est déjà évaporée. Je retombe à genoux. Je suis terrifié, elle n'a jamais prononcé de telles choses pendant ses visites. Non, cela ne peut pas être vrai. Je ne peux pas l'accepter. Eli ne peut pas me laisser comme ça, pas maintenant, jamais.


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Des années plus tard :


Le temps m'a volé beaucoup de choses. Aujourd'hui, je ne peux plus marcher, ni même ouvrir les yeux, je n'en ai plus la force. Assis dans un fauteuil, j'attends que la mort vienne me prendre une bonne fois pour toute. Je ne sais pas ce qui peut m'attendre de l'autre côté, j'en n'ai que faire, la fin me suffit juste.

Eli n'est plus jamais venue me voir depuis cette fatidique nuit de Décembre. Je l'ai supplié de revenir. Aucunes de mes supplications n'ont pu la faire apparaître. Je pense bien qu'elle était restée pour moi tout ce temps. Juste pour me protéger, moi, son père. Désormais je peux enfin la rejoindre et essayer de l'affronter.

Le son d'un orgue se promène dans l'air, Mère n'est sûrement pas loin. Puis c'est un rire cristallin, je pourrais le reconnaître entre mille.

J'esquisse mon dernier sourire. Adieu.

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