La Renaissance : Montaigne.

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J'ai hésité à le placer ici, j'étais censé m'occuper de la Pléiade, mais je ne sais pas, une envie du jour. Les rayons sont de toute façon interchangeables quand les époques se chevauchent. Montaigne en mérite un à lui tout seul et il n'y a là de ma part aucun chauvinisme mal placé. Plutôt une résonnance plus forte que n'importe quel autre auteur entre son message et ma façon d'écrire.

Comme Proust, Montaigne est l'homme d'un seul livre, mais quel livre ! Vingt ans de rédaction pour les Essais, une vie dans et autour de l'œuvre. Mille pages environ, 50 pages par an, une page par semaine : voilà aussi comment s'écrit un chef-d'œuvre qui traverse les siècles. Car pendant vingt ans, il va corriger, reprendre, retoucher son texte, pesant chaque mot avec minutie, se lisant à travers eux, se modifiant à travers eux. Montaigne, c'est le père de la psychanalyse ! Mieux que Freud, il en fait une œuvre d'art et surtout, une quête plus vaste que son Œdipe refoulé. Mais remettons d'abord les choses dans leur contexte et vous verrez à quel point Montaigne est un écrivain dans le vent 4 siècles plus tard.

Montaigne vit dans une époque sombre et sordide : les guerres de religion. Elles vont empoisonner toute la seconde moitié du 16e siècle, embrasant la population civile où s'opposent les catholiques et les protestants appelés aussi les huguenots. Pour un petit rappel chronologique, le massacre de la Saint Barthélemy date de 1572 et a duré plusieurs semaines tout de même, l'édit de Nantes ne sera signé qu'en 1598. Durant cette période, les craintes de fin du monde et le désir de purification entraînent des scènes d'horreur dignes d'un roman de Chattam, où les corps sont mutilés, exposés au grand jour, bref, que du bonheur. On se dit aussi que l'humanité n'a pas appris grand-chose. Passons.

Montaigne pousse donc entre Blaise de Monluc, catholique farouche dont la devise était « Dieu pour guide, le fer pour compagnon » et auteur d'un charmant texte, Commentaires où se succèdent massacres et incendies, et Agrippa d'Aubigné, protestant pur et dur, poète violent, auteur de Tragiques, où passe un cortège sans fin de viols et d'incendies (la pyromanie avait la cote à l'époque), mais en alexandrins s'il vous plaît, c'est plus classe. Bref, deux auteurs fort sympathiques et ouverts d'esprit. Mais au milieu de cela, se pointe un petit bonhomme tranquille et un peu nonchalant qui délivre un message de tolérance. Et là, tout de suite, vous l'aimez un peu plus Montaigne et ses Essais qu'on vous a rabâchés au lycée sans que vous compreniez pourquoi on en faisait tout un plat.

Car dans ce livre grandiose, il n'est question que de lui. Il dira d'ailleurs de son ouvrage et de lui-même : « qui touche l'un, touche l'autre », quand on voit certaines réactions, on se dit que l'égo des auteurs est bien résumé dans cette phrase. Mais ce qui est fascinant dans ce livre, c'est qu'il va se livrer sans honte et sans narcissisme, il va confier tout ce qu'il est, son rapport à Dieu, à l'enseignement, au monde, à la mort, son amour pour les gens simples, les auteurs qu'il affectionne, les anciens comme ceux de son époque, sa crise de goutte et son micropénis. Tout je vous dis, dans une honnêteté naïve et sincère. On n'est pas dans le narcissisme aigu de regarder son nombril, mais dans une quête de soi et de l'homme à travers soi.

La condition humaine est au cœur de l'œuvre de Montaigne, pas vraiment parce qu'il en a une très haute opinion, au contraire, « la plus calamiteuse et fragile de toutes les créatures, c'est l'homme » écrira-t-il. Mais voilà, cette condition humaine est la nôtre et dans les livres autant que dans le monde, Montaigne sera en quête de cela. Finalement, c'est peut-être et surtout cela le rôle de la littérature, nous éclairer sur nous-même.

De cette psychanalyse philosophique, Montaigne tirera le message ultime : « chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition ». Aucune suffisance là-dedans, mais une annonce reprise par nombre d'auteurs et pas des moindres. Hugo écrira en apostrophant le lecteur : « Insensé qui croit que je ne suis pas toi ! » ; Sartre et la célèbre conclusion des Mots : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et qui vaut n'importe qui. »

Vous n'imaginez pas à quel point cette quête de soi me parle !

Cependant, voir en Montaigne un intellectuel révolutionnaire serait, je pense, une erreur. C'est un sceptique qui se cherche, un nonchalant très soucieux de son confort, un peu lâche aussi (rappelons tout de même que lors de la peste qui frappa sa ville de Bordeaux, on ne l'a pas beaucoup vu au contraire), fuyant, un tempéré qui redoute l'amour si plein de fièvre et de violence. Il lui préfère l'amitié profonde. Tout le monde sait celle qui l'unissait à La Boétie, peu de gens retiennent qu'il fut marié et eut des enfants, dont il ne sut d'ailleurs que faire.

Mais dans le labeur d'une œuvre construite sans plan ni structure, comme une réflexion, une conversation qui digresse constamment et pourtant retombe toujours sur ses pattes, Montaigne nous offre son honnêteté et son cœur. Il pose d'ailleurs en préambule des Essais un principe fondamental qui régit toute la rédaction de son oeuvre et qui devrait animer tous les auteurs, celui de la bonne foi. «C'est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t'avertit dès l'entrée, que je ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privée : je n'y ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire : mes forces ne sont pas capables d'un tel dessein. » Avec cette note au lecteur, Montaigne nous montre la voie d'une écriture qui ne se dirige pas vers un public et donc ne préjuge pas de ses goûts ou de ses "besoins". L'écriture ainsi libérée ne peut être que sincère, pure, orientée vers son but initial et non le "plaire" ou le "paraître". Voilà toute l'originalité de l'oeuvre de Montaigne.

Mais ce principe de bonne foi est aussi un rappel à la notion de "foi" et de "confiance", valeur humaine extrêmement forte que Montaigne appuiera tout au long du texte. Et la foi se respecte par la fidélité à cette confiance qui nous est donnée. Ainsi, Montaigne nous offre ce qu'il est sans fioriture, et ça résonne en tous, en chacun.

Ses questionnements, ses doutes, son absence constante de certitude au milieu de ces moralisateurs religieux, fait de lui un de mes auteurs préférés. Une liberté de l'écriture, une quête de soi, de son identité et non de son égo, un message plus vaste alors qui se délivre à travers lui, je ne peux qu'aimer. Je pense que c'est l'auteur qui m'a le plus influencée. Même si je ne passerais pas vingt ans à écrire le même livre !

Une affaire où se mêle la nonchalance, le goût de la liberté et de la nature, une ombre d'égoïsme et d'indifférence, il faut en tirer une certaine morale non ? Laissons celle que nous en offre Montaigne lui-même : « C'est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. »

Tout est dit.

Dans cette phrase, tout est dit !

Je vous livre encore quelques passages et je conclurais ce rayon sur cette lecture.

À bientôt.

K.

« Chez moi, je me détourne un peu plus souvent à ma librairie. Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein. Tantôt je rêve, tantôt j'enregistre et dicte mes songes. Je trouve plus supportable d'être toujours seul, que ne le pouvoir jamais être. »

« Ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion, pas le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. Si on me presse de dire pourquoi j'aimais La Boétie, je sens que cela ne peut s'exprimer qu'en répondant : parce que c'était lui, parce que c'était moi. »

« Qu'est-il de plus vain que de vouloir deviner Dieu par nos analogies et conjectures, le régler à nos lois, et nous servir aux dépens de la divinité de ce petit échantillon de suffisance qu'il lui a plu départir à notre naturelle condition ? Toutes choses produites par notre propre discours et notre suffisance sont sujettes à incertitudes et débat... »

Les Essais, Michel de Montaigne, 1580.

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