Un entre deux : la littérature baroque.

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Si c'est pas baroque, c'est du toc ! Chers amis, aujourd'hui je me permets les slogans publicitaires foireux, car même si vous avez quitté vos pompes et que certains ce sont bien mis à l'aise, je rappelle qu'on est ici chez moi ! Et donc je fais ce que je veux chez moi ! De la même façon que les gens viennent ici comme ils sont. Tiens, cette dernière phrase sonne aussi comme un slogan publicitaire.

Le terme de Baroque vient du portugais, barroco, qui signifie « perle irrégulière ». En gros, l'idée c'est de faire un truc improbable et informe, mais de valeur ! Et la beauté viendra justement de cette originalité, de cette apparente difformité. On est dans le bizarre, le hors-norme, bienvenue aux monstres ! (Je rappelle que le mot "monstre" désigne éthymologiquement ce qui se montre.)

Le Baroque s'incrustera dans toute l'Europe et tous les arts. Peinture, sculpture, musique, théâtre, poésie, littérature, cuisine... à non, désolée. Je crois que je déborde parce que j'ai un peu faim. Restons concentrés sur la littérature. Le Baroque donc, touche à tout et surtout marque la transition de la Renaissance qui se noie dans ses guerres de religion vers la période Classique et de la monarchie absolue. C'est probablement cette transition qui donnera au Baroque son esprit de mouvement. Un monde s'écroule, un autre est en train de voir le jour, cet entre-deux permanent va profondément s'ancrer dans la façon d'écrire. Ainsi, la notion de mouvement et d'instabilité se retrouve dans toute la littérature de cette époque. D'ailleurs en parlant de transition, de mouvement et d'instabilité du monde, je ne sais pas vous, mais moi, je trouve que ce rayon est parfaitement adapté à notre contexte actuel...

L'Europe, et donc le monde de ce temps-là, voit s'affirmer de nouveaux mouvements culturels et scientifiques qui font prendre conscience que l'homme n'est pas au centre de l'univers, que ce dernier est infini (ça file le vertige tout de même), que tout est corruptible, qu'il ne faut se fier ni aux apparences ni à nos certitudes. Donc les idées s'additionnent, se surajoutent en un joyeux bordel, et on se retrouve avec des profusions de tout. Le Baroque, c'est un peu le too much bling-bling en architecture.

En littérature, c'est la même idée. On est dans la surenchère, au point que le décor prend une place dominante, qu'il soumet même la fonction à sa structure. On est dans le jeu de l'apparence et de l'illusion. De la même façon, on gardera cette notion d'instabilité, de mouvement (au point qu'on fait même entrer le spectateur dans son œuvre) et de transformation. Comme quoi, on n'a pas inventé grand-chose aujourd'hui.

Dans son contexte, le héros baroque est perdu, paumé, il ne sait pas trop où il va ni ce qu'il fait là. Il se demande même ce qu'il va bien pouvoir lui arriver et où va le monde. Je regarde les infos et je me sens très baroque tout à coup, pas vous ?

On a un peu l'idée, on a le contexte, le héros, plus qu'à écrire.

La littérature de cette fin 16e, début 17e, est régie par deux grandes figures de style : la métaphore et l'allégorie. Et là, chers amis, on se fait plaisir. On ne lésine pas sur les métaphores étonnantes au point d'en vriller les neurones des élèves des siècles plus tard. L'étonnement ! Voilà ce qu'il faut produire, voilà ce que l'on cherche. L'émerveillement et la surprise. Et comme métaphore et allégories ne suffisent pas, on y va de mises en abîme, d'intrigues entremêlées, de rebondissements à foison, d'analepse, de métalepse, etc. Tout est bon pour surprendre, renverser, tromper, bref, amener le lecteur et le spectateur à repenser pour mieux le transformer.

En Europe, le maître pour les intrigues à tiroirs, les jeux de masques et de dupes, les grandiloquences et l'émotion passionnée, celui qui fait fi de la raison et vous prend aux tripes comme personne, c'est Shakespeare. Je ne me lance pas sur son œuvre, car j'ai décidé de rester cantonnée à la littérature française, et que je pourrais écrire une centaine de pages sur ses pièces tant elles m'ont marquée, tant notre cinéma n'a rien inventé, il s'inspire encore de lui des siècles après. Hamlet est un blockbuster à lui tout seul, reprenant sexe, trahison, lutte de pouvoir, folie, complot, amour et amitié. Même Disney se frotte à Shakespeare et marque une génération d'enfants, adultes à présent, avec son Roi Lion, une merveille, forcément !

Bref Shakespeare, j'aime.

En France en 1635, Corneille nous offre son hommage au théâtre avec l'Illusion Comique, une virtuosité, une maîtrise parfaite de tous les styles !

Rideau !

Entre sur scène un père qui n'a pas vu son fils depuis une éternité (10 ans) et qui se demande tout de même ce qu'il a bien pu devenir pendant tout ce temps. Cela dit, il est plus à un an près le paternel. Et donc le voilà qui arrive devant une grotte... au cas où le drôle se serait pris l'envie d'un retour aux sources néandertalienne. Plus sérieusement, il rencontre un magicien genre Gandalf qui décide de lui faire en Cinémascope une rétrospective de la vie de son rejeton. Donc le paternel s'installe confortablement dans un petit coin de la scène, entre deux cailloux et la pièce commence.

Fin du premier acte et petit arrêt sur image.

Dans ce premier acte, Corneille nous offre un décor un peu champêtre affublé d'un devin un peu psychologue sur les bords qui doit guider le personnage dans ses méandres affectifs. On rentre dans la pastorale de plein pied, petit hommage en passant. Et puis ce premier acte est un Prologue avec un grand P. À tous ceux qui se demandent ce qu'est un prologue dans leurs propres romans, je vous invite à lire l'Illusion comique justement. Car là, on pose les règles qui régiront la structure même de cette pièce. On commence par un point de vue en dehors de l'histoire elle-même et on donne la clé de la mise en abîme. En gros, on regarde une pièce qui raconte l'histoire d'un pinpin qui regarde une histoire... Très fort ! Maintenant, je vous laisse quelques minutes pour reprendre dans votre culture générale le nombre d'œuvres qui ont repris ce concept, tout en conservant l'acteur/spectateur sur le devant de la scène. L'une d'elle, et pas des moindres, c'est Citizen Kane d'Orson Wells, considéré comme un des plus grands films de tous les temps. Eh oui, ça laisse rêveur !

Allez, on reprend : rideau sur l'acte II.

Entrée sur scène de deux personnages clés de la pièce, le fils en question, Clindor, et son maître qu'il suit partout, Matamore. Sauf que pendant toute la pièce, Matamore ne sert strictement à rien. Il passe, il lui arrive plein de trucs plutôt fendards (c'est un peu le Pierre Richard de l'époque), mais il ne sert à rien. Faire d'un des personnages principaux une farce à lui tout seul au point de le rendre parfaitement inutile, je dis : « chapeau, fallait oser. » Dire qu'il ne sert à rien est un peu facile tout de même, il sert à rendre hommage par son nom et sa mise en scène au théâtre italien de la commedia dell'arte. Et puis Matamore traverse la pièce en tous sens, déstructure la narration à lui tout seul, signe les différentes ruptures diégétiques et renforce par ses fantasmes et ses simagrées, son imagination débordante, l'impression d'illusion. Il est un peu l'autre clé de compréhension de l'histoire en foutant justement le bordel. D'ailleurs par ses interruptions répétées, on finira par s'y perdre dans l'histoire.

En effet, voici donc Clindor, amant d'Isabelle, promise à Adraste, maîtresse de Lyse, elle-même amoureuse de Clindor... Jusque-là, on arrive à peu près à suivre. Donc pour surprendre les amants, Adraste demande de l'aide à Lyse trop heureuse de se venger de Clindor qui préfère se taper Isabelle. On est toujours bon... Sauf que Clindor séduit Lyse et lui propose de devenir sa maîtresse une fois qu'il aura épousé Isabelle. Lyse refuse, déçue, Isabelle se pointe, Clindor lui déclare son amour et Adraste les surprend, Clindor tue Adraste et finit en prison et Isabelle menace de se suicider si son amant se fait exécuter. Mais Lyse, bonne poire tout de même, vient proposer à Isabelle de séduire le geôlier pour faire libérer Clindor et les deux femmes libèrent le séducteur volage. Fin de l'acte IV... et oui ni vu ni connu je vous ai fait les trois actes d'un coup.

Je vous passe les interventions de Matamore au milieu de ce foutoir, d'ailleurs je vais prendre un Doliprane.

Deuxième arrêt sur image.

Dans ces trois actes, Corneille rend hommage à la « comédie imparfaite », mais dérive au fil des histoires croisées et des inconstances de son personnage principal en tragi-comique. Je vous l'ai dit, on est dans une œuvre d'hommage où finalement l'histoire principale on s'en balance un peu, c'est un peu l'équivalent de Kill Bill de Tarantino : un scénario complètement tiré par les cheveux, mais où les scènes reprennent les classiques du genre dans la forme. Ben voilà, Corneille c'est un peu le Tarantino du 17e siècle.

Au passage, à la fin de chaque acte, on a toujours Gandalf et le paternel qui se passent le pop corn devant l'écran 3D de la grotte. Faut pas les oublier tout de même, ils sont sacrément importants pour éviter à Corneille de se prendre une tôle. En effet, on va faire entre l'acte IV et l'acte V un bond de deux ans... En outre, il se passe à peu près trois intrigues en même temps, et on est passé d'un lieu inconnu aux prisons de Bordeaux... Et les trois règles d'unités pointent leur nez :

« Qu'en un lieu, en un jour, un seul fait accompli

Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli. »

On les reprendra ces règles des trois unités quand on abordera le Classicisme et parce qu'on reviendra surement sur Corneille justement. Mais en gros, Boileau est un emmerdeur et Corneille un grand farceur. Dans son Illusion Comique, un lieu : la grotte ; un jour : la durée du film que le père regarde ; un seul fait accompli : le père qui regarde. Et au milieu de tout ça, Corneille fait ce qu'il veut avec un gros doigt d'honneur en prime. Malin l'animal !

Finissons la pièce et ouvrons le rideau sur l'acte V.

Là, c'est le drame !

On retrouve les mêmes personnages (enfin sauf Adraste vu qu'il est mort), mais relookés par Karl Lagerfeld. Donc Isabelle en robe Chanel se pointe et se lamente des infidélités de son mari à sa servante Lyse (qui a gagné, elle aussi, le droit de porter des strass). Clindor, sapé comme James Bond, confond sa femme avec une princesse qui est sa maîtresse du moment : grand moment de solitude... Mais pris la main dans le sac, il ne se démonte pas, lui déclare son amour sincère et au passage, fait l'éloge de l'infidélité. Il n'est pas piqué des oignons le Clindor ! Sauf que la princesse en question se pointe, vient retrouver les bras de son amant, qui fait mine de résister (vite fait) et le mari cocu les surprend et les tuent tous les deux. Simple, efficace, bref, comme dit plus haut : là, c'est le drame.

En effet, on est dans l'hommage à la tragédie. On a fait le tour des genres, je crois.

Mais revenons à nos petits pinpins dans leur salle de cinéma grotesque (elle était facile). Le père, en voyant son fils se faire assassiner fait une crise d'apoplexie. Gandalf le rassure : « regardez les costumes et l'histoire qui ne tient pas la route ! C'est une troupe de théâtre ! » Eh oui, Clindor et Isabelle et Lyse sont des acteurs. Et là, retournement à la Night Shyamalan ! Car on reste à se demander si dans ces intrigues enchâssées, on ne fut pas le témoin de plusieurs pièces et rien de vrai au final. Trop fort ce Corneille ! Il nous offre une mise en abîme dans une mise en abîme et un hommage aux acteurs et au théâtre tout entier.

Et l'oscar du meilleur réalisateur est attribué à Pierre de Corneille sous vos applaudissements, cher public !

Rideau !

K.

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