L'Oubli

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C'est un sifflement qui tira Claire de son sommeil. Ce petit chant la fit frémir, car elle ne l'avait pas entendu depuis des années. Elle sortit de la chambre, traversa le couloir et descendit les escaliers. La musique devenait de plus en plus forte à mesure qu'elle se rapprochait. Et elle sentait davantage la nature surnaturelle de ce qui l'avait réveillée.

Elle n'imaginait rien. L'homme était bien là, opaque, présent de tout son grand et puissant corps. Son chant résonnait partout autour d'elle, son souffle embaumait l'espace autour de lui. La façon dont il se mouvait était lourde et inspirait la force qu'il renfermait. Quelque chose d'ardent se dégageait de son être. Il la regarda.

"Bon matin, Claire !"

Comme avant, il préparait le déjeuner. Comme avant, il sifflait, et l'odeur et la fumée épaisse du bacon flottait dans la pièce. Comme avant, il la regardait, avec toute sa bienveillance. Mais elle ne pouvait effacer le souvenir qu'elle avait de lui.

Il l'accueillait. Claire aurait dû être heureuse, mais elle avait le sentiment d'être prise en otage. Et pourtant, ce dernier l'invita simplement à se mettre à table… Déjà occupée par son amie, Sam. Cette dernière était figée. Dans son regard, Claire devinait qu'elle aussi avait dû se sentir piégée et qu'elle avait redouté ce qui se serait passé si elle avait refusé l'invitation du géant.

"Sam n'avait pas faim, mais je t'ai quand même fait des œufs."

Sam la regarda dans les yeux, secouant la tête aussi distinctement que possible. Ses yeux lui hurlaient de ne pas manger ce qu'il y avait dans l'assiette. Claire regarda son père. Il souriait autant qu'il l'effrayait. Puisqu'elle n'avait pas le choix, elle découpa la nourriture et la mit dans sa bouche. La terreur l'empêchait de déglutir. Enfin, elle y arriva. Elle dût admettre qu'elle ne risquait rien. Ce n'étaient bien que des œufs. Lui aussi mangeait, sans retenue. En quelques minutes, il avait fini son repas, quand sa fille y avait à peine touché. Elle brisa le silence.

"Je n'ai pas très faim, tout compte fait.

- Oh ? Tout va bien ?

- Oui, je me sens juste un peu barbouillée, je crois.

- Les trucs de filles ?

- Oui, voilà, les trucs de filles.

- Ce n'est pas grave, je vais prendre ta part. Repose-toi donc un peu.

- Sam peut venir avec moi ?"

Il y eut un silence. Sam, en réponse, se leva. Elle ne savait cependant si elle devait fuir la maison ou suivre son amie. Finalement, le père mit fin à ses interrogations.

"Bien sûr, elle peut monter avec toi."

Et elles allèrent dans la chambre, à l'étage.

Une fois la porte fermée derrière elles, elles firent éclater leurs peurs et leurs angoisses. C'était maintenant, seulement, qu'elles pouvaient mettre un mot sur ce qu'il venait de se passer. Claire s'effondra contre le pied de son lit et hurla toute sa souffrance dans le matelas. Le cri sourd faisait un écho dans tout son corps, alors que Sam lui caressait le dos. Quand enfin elles se regardèrent dans les yeux, l'amie lui parla, confirmant ce qu'elle croyait rêver.

"Ton père vit et respire dans votre salon !"

Claire se leva, tentant d'évaluer les faits. Elle y réfléchit, longuement. De toutes les façons possibles, de tout ce qu'elle pouvait savoir de la vie en général, il n'y avait pas d'explication logique à ce qu'elle venait de vivre avec son amie. Il n'y avait pas d'illusion, d'hypnose, pas de rêves. Ce qu'elle voyait, elle avait pu le toucher, le sentir, le goûter et même l'entendre. Tous ses sens étaient en accord pour dire que ce qu'il y avait en bas, au rez-de-chaussée, existait.

"Où est ta mère ?"

Cette question avait suivi le flot de paroles de Sam, qui était toute aussi perdue. Elle avait raison : où était sa mère ? Normalement, elle aurait dû être là. C'est elle qui aurait dû préparer ce petit déjeuner, inviter son amie à table, lui demander si tout allait bien. Mais elle était absente. Et plus elle y pensait, plus l'effroi prenait place dans sa tête.

Car ce n'était pas que sa présence qui manquait. C'était le souvenir. C'était tout ce qu'elle savait de sa mère. C'était ses goûts, sa bienveillance, son odeur, sa voix qui lui disait "bonjour", "au revoir", ou "bonne journée à l'école". Il lui manquait toute la souvenance que l'on devait avoir d'une mère.

"Il y a un trou dans ma mémoire, conclut Claire. Comme quand il te manque une dent de lait. Je ne me souviens pas de ma mère."

Les deux amies tressaillirent ensemble. Claire avait beau essayer de se souvenir, rien ne venait. En revanche, elle se rappelait tout de son père. Elle se rappelait de quelle façon elle l'avait découvert, cette nuit-là. Comment son corps avait chuté sur le côté quand elle l'avait touché. De quelle manière ses yeux étaient ouverts et sa langue était gonflée. Elle se rappelait de l'odeur de la mort, du froid dans la pièce, de la neige sur la télévision qui éclairait son visage blême. C'était comme si ce souvenir avait pris toute la place. Comme s'il avait dévoré tout de sa mère.

Et à force d'y penser, tout disparaissait. L'ombre du géant écrasait tout de sa vie. Elle écrasait ses passions, son entourage, ses talents… Il n'y avait pas seulement sa mère : elle n'arrivait plus à se rappeler de ce qui l'animait avant. Que faisait-elle, "à l'école" ? Avec qui se sentait-elle bien ? En quoi elle pouvait exceller ? Claire n'était plus qu'un masque. Elle était "la fille du colosse qui s'est tué".

Elle se tourna vers Sam, et avant qu'elle ne puisse lui demander son aide, quelque chose la fit trembler. Son visage tombait, comme un masque. Et derrière lui, le néant. Claire se mit à hurler, reculant, alors que son amie ne devenait plus qu'une silhouette noire laissant derrière elle des lambeaux de son être.

Elle hurla son nom, "Sam, Sam, Sam", jusqu'à l'oublier. Jusqu'à ce que la silhouette ne vienne l'embrasser que pour l'enfermer dans un carcan de ténèbres. Elle dût se débattre de toutes ses forces pour se libérer, fuir sa propre chambre et descendre à nouveau les escaliers. Un bruit de chair s'arrachant à un os résonnait dans toute la pièce. Encore une fois, l'odeur de la mort et la lumière de la neige. Le bois grinçait sous ses pieds, alors qu'elle parcourait prudemment chaque marche. Quand elle vit la silhouette de son père, celui-ci avait grandi. Il n'y avait plus qu'un dos rond. Celui d'un prédateur dévorant, gigantesque. L'homme avait doublé de volume, à la mesure des souvenirs qu'il avait ingurgités. Il avait tant avalé que seul un mot parcourait l'esprit de Claire pour qualifier le monstre devant elle. Le verbe "manger" était tout ce qu'il restait de l'infâme glouton qui se repaissait de la mémoire de sa fille.

Sous ses pieds, le plancher grinça encore. Et la bête se retourna pour afficher ce même air bienveillant d'avant. Ce même air, mais trempé dans le sang. Devant lui reposaient les mêmes lambeaux qui s'étaient détachés de la silhouette sombre, dans la chambre. "Sam" résonna dans la tête de la jeune fille, et disparut aussitôt.

"Bon matin, Claire."

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