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Le ciel de novembre offre ses étoiles à qui veut bien lever la tête l’espace d’une seconde, se couper de la réalité pour se perdre dans l’immensité de l’inconnu. Un vent glacial fouette les arbres, fait teinter le vieux clocheton au-dessus de la mairie et mord les quelques courageux à la recherche de leur temps perdu. Ils marchent à vive allure, pressés de retrouver leur chaumière après une longue journée de travail.
Au coin de la ruelle, l’enseigne d’un bar clignote presque au rythme des discussions à l’intérieur. Nul Bar Ailleurs, un endroit où les gens viennent oublier leur vie le temps d’un instant. Et ce n’est pas pour boire jusqu’à plus soif, ce n’est pas non plus boire jusqu’à ne plus se rappeler de leur nom, les gens passent un moment parce qu’ils sont écoutés par le patron.
Pierre Planchard dit « Pierrot », un grand gaillard au regard mélancolique, ancien militaire qui a vu bien trop de choses. Il tient ce bar depuis deux décennies, depuis qu’il est rentré du front et que l’ancien patron est décédé. Tous les jours, il embauche et se souvient de lui. Henri. Son ancien ami, camarade de chambrée pendant la guerre qui a survécu à une escarmouche d’ennemis, à un éclat d’obus à deux doigts de lui sectionner la colonne vertébrale, à des nuits ignobles où la faim se mêlait à l’odeur de mort environnante, tout ça pour mourir d’un cancer des poumons. Un comble pour quelqu’un qui n’avait jamais fumé de toute sa vie. Un comble que Pierre a aussi décidé de suivre : patron de bar sans avoir bu une seule goutte d’alcool.
L’intérieur du bar est rempli, l’on peut y voir une scène avec un micro, deux tables de billards, un jeu de fléchettes au fond de la salle, un jukebox qui joue des classiques de rock et des dizaines de clients attablés qui jouent aux cartes. Pierre est au comptoir en compagnie de deux amis de longues dates. La petite lucarne retransmet un match de football mais ses yeux vont et viennent de l’écran à son comptoir. Il a du mal à détacher son regard. Et pourtant il écoute les déboires et les réflexions existentielles de ses deux amis.
L’un est un grand blond, lunettes vissées sur un grand nez et des cheveux en bataille ; l’autre est brun, petit et trapu et il enchaîne les cigarettes. Jacques et Gérard, deux amis d’enfance. Ils formaient le groupe des « quatre emmerdeurs » comme avaient l’habitude de dire leurs professeurs. Toujours dans les sales coups, toujours à se serrer les coudes et à chercher les noises. Ils avaient été punis un nombre incalculable de fois et, le destin faisant « bien » les choses, c’est à quatre qu’ils furent mobilisés. Henri, décédé, les trois amis se retrouvent plusieurs soirs par semaine pour parler du bon vieux temps, de leurs conneries, mais aussi et surtout de leur présent qui n’est pas ce qu’ils avaient imaginé.
Jacques est divorcé depuis quelques années et enchaîne les histoires sans lendemain. Il a envie de se poser mais celles qu’ils rencontrent ont tendance à fuir lorsqu’il ouvre son cœur. Gérard était un célibataire endurci qui avait l’habitude de coucher sans réfléchir au futur, aujourd’hui il est papa de trois enfants et amoureux comme jamais de sa femme. Et pourtant, il leur manque quelque chose. Tous les soirs, ils cherchent ce qui leur manque. Tous les soirs ils repartent bredouille.
Pierrot aime les écouter, peut-être parce qu’il a assez parlé dans sa vie. En tout cas, il leur offre un lieu, de la boisson et son oreille attentive. Il connait tout le monde dans son bar, leur vie, leurs rêves, leurs échecs, leurs travers, leurs espoirs.
Mais depuis quelque temps, Pierre est un peu absent.
Bien sûr il les écoute, les conseille, les réconforte, mais avec une certaine distance. Paradoxalement, depuis la mort de sa femme, il se cache derrière l’humour. Il tourne tout en dérision, fait des blagues sur tous les sujets, fait croire aux autres qu’il ne prend rien au sérieux. Alors que la vérité est à l’opposé. Aujourd’hui plus que les autres jours, il est là sans être là, son regard toujours dirigé sous le comptoir. D’un coup d’œil, il avise l’horloge. Sa main glisse sous le zinc. Alors qu’il est sur le point de dire qu’il va bientôt fermer, Jacques lui touche l’épaule.
— T’as l’œil humide, Pierrot.
— C’est parce que je lutte pour pas roupiller avec vos conneries, répond-il en se forçant à sourire.
— Non, non, dit Gérard. Aujourd’hui, tu vas nous parler, on va inverser les rôles. On n’a pas de la merde dans les yeux, tu sais. On le voit, on le sait.
— J’ai raté un truc, depuis quand vous êtes des psys ? Vous avez un fauteuil pour que je m’allonge ?
— T’es le meilleur des amis, renchérit Jacques, mais t’es con parfois. T’es toujours là pour nous, laisse-nous être là pour toi. Ta femme…
— Je veux pas en parler…
— Bien sûr que si, et on va te dire la même chose que tu nous sors à chaque fois qu’on a un truc sur le cœur : « Si quelque chose te pèse, crie-le, le silence ça alourdit. »
Gérard opine du chef et montre la scène de la tête.
— T’as monté cette scène pour que les gens qui ont quelque chose sur le cœur le disent, qui ont besoin de partager un petit quelque chose. T’as créé un lieu sans jugement, où on n’a pas peur de parler. Maintenant, c’est ton tour.
— Fais-nous confiance, murmure Jacques en empoignant Pierre par le bras.
Les deux amis le poussent vers le micro. Les clients arrêtent de discuter et attendant la suite, impatients d’entendre celui qui aime écouter.
« Je… Je vais pas tortiller du cul pour chier droit, j’ai besoin de parler, de cracher un peu ce qui me pèse ce soir donc je suis là, même si j’avoue qu’on m’a un peu poussé. J’ai fabriqué cette scène pour que toutes les âmes en peine puissent s’exprimer et s’apercevoir qu’il y a toujours une solution même bien cachée dans les problèmes. Pour la première fois, je suis derrière le micro et je… Enfin, je suis pas là pour faire un discours non plus. Pour celles et ceux qui ne savent pas, j’ai perdu ma femme il y a quelques semaines… Depuis, je ne suis qu’un hologramme, je crame, je perds ma trame et je rame parmi les drames. Mais grâce à mes amis, et à vous, je vais… Oui voilà, je vais vous réciter un petit quelque chose que j’ai écrit, une nuit où son absence envahissait toute la chambre. Bon… je me lance. »
Le bar entier attend la suite. Pierrot se racle la gorge, sort un petit bout de papier de sa poche et le déplie.
« On m’a toujours dit de faire gaffe aux roses
Qu’elles ont l’air belles mais qu’elles piquent
Alors à chaque fois qu’il y avait une histoire de cœur
J’me défaussais d’mes atouts
Mais un beau jour ma raison est restée sur l’carreau
Lorsque j’l’ai vu dessiner l’horizon
Le matin même j’avais trouvé un trèfle à quatre feuilles
J’ai compris que la chance m’filait des jetons
J’me suis dit : « Laisse pas passer ton tour
N’écoute plus l’croupier pour t’coucher »
Quand elle m’a parlé, j’ai tout misé sur elle
J’me suis approché et j’ai relancé
J’ai toujours eu l’allure d’un valet
Alors quand elle est devenue ma dame
Ce fut ma plus belle réussite
J’me sentais enfin roi
Elle était mon plus beau joker
Y a pas à dire on formait une belle paire
J’trimballais plus de Poker Face
Dans l’jeu d’la vie elle était ma plus belle carte »
Pierrot descend de scène, en larmes. Acclamé, félicité par les uns et les autres, il retourne derrière le comptoir. Jacques et Gérard ont les larmes aux yeux eux aussi. Les trois amis se regardent, les mots ne sont pas nécessaires.
— Il est tard les gens, dit Pierre d’une voix enrouée. Merci d’avoir été là et de m’avoir écouté. Vous ne savez pas à quel point j’avais besoin de ça et vous savoir présents me redonne du baume au cœur. Je vous dis à demain.
Un par un, les clients quittent le bar en congratulant une dernière fois Pierrot. Ses deux amis sont les derniers à partir. Ils s’enlacent, affirment que Henri aurait été fier de tout ça et se disent à demain.
La porte fermée, le silence revient peser sur le cœur de Pierrot, il n’a plus sa femme pour l’accueillir, mais il sait qu’il n’est pas seul. Alors, il retourne au comptoir, enlève le fusil attaché en-dessous et va le ranger à l’arrière.
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