Raisons

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Le révérend père laissait peser ses deux gros yeux globuleux sur la frêle silhouette de Rosalia. Une dureté sereine et juste transpirait de son visage anguleux, rehaussée par le contraste violent de noir et de blanc qu’arborait sa robe.

« Soyez honnête avec moi, sœur Rosalia, vous l’avez intentionnellement laissée s’échapper. »

L’inquisitrice tirait d’une main sur ses longs cheveux noirs, l’autre main tapotant sur un accoudoir avec un son grinçant produit par le cuir de ses gants contre le bois. Ses yeux bruns étaient perdus dans le vide, laissant son visage blanc et sans émotions alors qu’elle imaginait son explication.

« Je le confesse, révérend père. J’ai jugé qu’elle pourrait nous guider vers ses éventuels comparses. Puisqu’elle a refusé de donner le moindre nom, j’ai voulu vérifier par les faits, avant de passer à la question.

- Rosalia… Je ne vous crois pas.

- Pourquoi cela ?

- Parce qu’à peine avait-elle quitté l’enceinte de la ville que vous vous êtes lancée à sa poursuite avec une meute de chasseurs armés jusqu’aux dents. Que vouliez vous réellement faire ?

- La suivre à la trace et attraper toute la bande.

- Non, ça n’est pas ce que vous aviez l’intention de faire. »

Rosalia fronça légèrement ses noirs sourcils. C’était le seul changement dans sa mine et dans sa posture depuis de longues minutes de discussion. Sa position était la même. Il y eut un silence. Elle ne bougea pas. Sa main droite tirait sur ses cheveux, sa main gauche tapotait contre l’accoudoir, sa tête était légèrement relevée et son regard dirigé vers le haut à gauche. Elle ne broncha pas plus.

Pas un mot ne fut prononcé pendant une minute. Le révérend père finit par perdre patience, alors il se rassit plus profondément sur sa chaise, poussa un long soupir, et posa ses deux mains sur la table.

« Sœur Rosalia, vous aviez un kobold avec vous, pourquoi l’avez vous lâché sur la cible alors qu’elle était aussi loin de ses prétendus complices ?

- Pour éviter qu’elle nous échappe.

- Pourquoi avez vous ordonné aux chasseurs d’allumer leurs lanternes quand ils auraient pu se faire discrets ? »

Rosalia ne répondit pas. Le révérend père se gratta le cou, poussa un soupir, et se pencha en avant pour faire peser sa présence. L’inquisitrice ne bougea pas.

« Sœur Rosalia, avez vous relâchée une prisonnière à seule fin de la poursuivre et de la capturer avec violence ?

- Elle en avait besoin.

- Comment cela ?

- Elle était bien trop confiante. Maintenant elle sait qu’elle n’a aucune chance de m’échapper. Elle est dans le bon état d’esprit. Voyez cela comme la première étape de la question.

- Ce n’est pas ainsi que l’on procède, ma sœur.

- C’est une façon comme une autre. »

Le révérend père bascula en arrière, faisant balancer sa chaise. Il leva les yeux au plafond. L’inquisitrice n’avait toujours pas bougé. Elle semblait se moquer éperdument de ce que faisait le révérend père. Finalement, son regard revint sur elle et il dit :

« Sœur Rosalia, je songe à vous interdire de pratiquer la question sur elle. »

L’inquisitrice bougea. Dans un froissement lugubre de ses habits de prêcheuse, elle se tourna complètement vers le révérend père, écarta les bras comme pour s’avouer vaincue, et pencha son buste pour lever les yeux vers son interlocuteur en lui parlant.

« Pourquoi ? Pourquoi donc ? Laissez moi faire mon devoir ? Je sais exactement comment extirper ses confessions à cette fille. Je l’ai étudiée tout au long des premières procédures, je l’ai déjà interrogée, et j’ai fouillé dans son passé. Laissez moi faire mon œuvre jusqu’au bout !

- Ma sœur, je ne suis pas certain que ce soit une bonne chose de vous laisser diriger la question, ni pour elle ni pour vous.

- Peu importe ! Ce qui compte est le résultat ! Qui serait plus indiqué que moi pour mener à bien cette affaire ? Je veux m’en occuper du début à la fin.

- Je comprends ce sentiment, mais ne croyez vous pas que vous en faites trop pour votre propre bien ? »

À ces mots, le langage corporel de l’inquisitrice changea du tout au tout. Elle se leva, une intensité nouvelle dans la voix et dans le regard. Son ombre grandit, comme un prédateur foudroyant se dressant avant de plonger sur sa proie pour l’avaler toute crue.

« Je ne crois pas que vous compreniez ce qu’être inquisitrice représente, révérend père. Je ne crois pas que vous ayez compris ce que cette fonction représente pour moi et pour tous les autres. Je ne crois pas que vous ayez compris ce qui me motive réellement. Je crois aussi que vous n’avez pas encore saisi à quelle époque nous étions et quelle violence les sorciers sont capables de déployer pour faire souffrir l’âme honnête. Je crois que vous ne comprenez pas ce que je forge en ce moment même, et de quelle façon chaque étape et chaque action que j’entreprend pèse dans la balance de ce que je serai demain et de ce que sera Lanterneg demain. Je crois, révérend père, que vous avez simplement été aveuglé par quelques insignifiants détails, sans voir les choses plus loin que ce qui se passerait une fois cette sorcière sur le bûcher. »

Le révérend père trembla sur son siège. Il comprit qu’il avait en face de lui une femme tout sauf normale. Il sentit un vent froid caresser son cœur, et il céda.

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