Chapitre 30

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Lorsque j’ouvris le bar le lendemain, j’avais du mal à chasser les souvenirs de Yann. Cette plongée, la première depuis longtemps, dans notre monde unique m’avait déboussolé. J’avais eu peur de ressasser, de retomber dans mes travers mélancoliques bourrés de remords et de regrets.

Mais lorsque je vis la carcasse d’Ed tenue debout par le mur de la ruelle à 17 heures, je me fis la réflexion que ma vie n’était sans doute pas si mal, comparée à d’autres.

Je le dévisageai un moment, scrutant son expression qui passait du désintérêt manifeste à la volonté farouche de se raccrocher au premier saint venu. Cependant, son regard s’alluma d’une flamme mince et amusée en me scrutant à son tour.

  • Tu te demandes toujours si tu as fait le bon choix en m’embauchant? demanda-t-il goguenard.
  • à vrai dire, oui, fis-je simplement en déverrouillant la serrure de la lourde porte.
  • Tu ne devrais pas t’en faire. Tu sais très bien bien que je ne suis pas celui qu’il faut pour le poste. Mais peut-être, sans doute, celui dont tu as besoin… ajouta-t-il pour lui-même en empruntant mon sillage sans réfléchir.

Je méditais sa phrase un moment, me demandant à quel instant j’avais pu laisser transparaître le besoin de m’encombrer d’un déchet persifleur, et sans doute hautement perspicace, malgré les apparences. Je haussai les épaules et le laissai déposer ses affaires dans un casier à l’arrière.

Mécaniquement, j’allumai les lumières et la sono. Les préparations habituelles m’occupèrent, si bien que je ne vis pas Ed éteindre la musique. À mon regard interrogateur, il haussa les épaules avec un demi-sourire éteint.

  • Mon médecin me recommande une cure de silence…
  • Que tu viens suivre respectueusement en t’enterrant dans un lieu comme celui-ci? répondis-je pas dupe.
  • Que veux-tu, la campagne ne me réussit pas bien ces temps-ci… fit-il dans une tentative de pirouette qui s’acheva en une grimace amère.
  • On va te mettre du soporifique alors, repris-je en récupérant la télécommande doucement.
  • Un truc qui m’endorme pour toujours serait pas mal, murmura-t-il en s’éloignant, sans penser que je l’entendais.

Je haussai les sourcils. était-ce là ma pénitence, m’occuper de ce type au fond du trou pour éviter de ruminer ma propre existence? Hum… Dans ce cas-là, la tâche était coton.

La soirée démarra doucement avec les habitués des premières heures. Ed ne semblait pas d’humeur, et ne faisait aucun effort pour paraître aimable. Je me contentais de le surveiller du coin de l’oeil, impassible, en espérant la remontée de son moral à mesure que la salle se remplissait. Les rires fusèrent bientôt d’un peu partout, la bonne humeur contagieuse m’enveloppant jusque derrière mon comptoir.

  • Eh, mais tu sais sourire, fit Ed en me regardant subitement par en dessous.

Surpris, j'agrandis mon sourire.

  • Evidemment, idiot, c’est pas aussi compliqué que ça en a l’air. Tu devrais essayer, lui dis-je gentiment, ça fait du bien, ça décoince.
  • Nan, je me dis que si les gens arrivent à m’apprécier alors que je fais la tronche, c’est que ce sont des gens bien. ça permet de trier même, en réalité!

Je laissai échapper un soupir:

  • Ed, ces gens payent pour passer une bonne soirée, pas pour que le barman leur explique à quel point il ne partage pas leurs goûts en matière de fringue ou de mecs…
  • Si ils payent pour venir me voir, soit ils sont masochistes, soit ils s’en foutent! Et je te ferai remarquer que j’ai souvent raison. Non mais y’a pas idée de se fringuer comme ça! T’as vu? Le mec il est maigre comme une biscotte émiettée et il porte des trucs moulants. Il veut mettre quoi en valeur? Ses os? Non, dis-toi qu’à force ils vont s’habituer à moi... On finit toujours par s’habituer aux trucs désagréables, non? ajouta-t-il en me jetant un regard lointain qui ne m’était plus destiné, embarquant un plateau pour débarrasser, mal, une table au fond de la salle.

Je servis des tournées, allumai la scène en confiant le micro à Yvanna et ses paillettes, et m’en retournai lancer une série de vaisselle. Ed trottait toujours dans mon esprit. Cette andouille voyait juste, visait juste, et semblait avoir retiré tous ses filtres pour je ne sais quelle raison. Non pas que je veuille la connaître. Quelque chose me disait qu’approcher trop près des motivations d’Ed ne me laisserait pas indemne.

Je le vis envoyer une vanne à un type qui l’interpellait. Le sourire qui l’accompagna ne semblait pas feint. Une première. Au moins il apprenait vite. Mon apaisement fut de courte durée, lorsque le type le prit par la taille, et que je sentis mon serveur oublier rapidement sa mission première de service de table.

Moi qui avait imaginé qu’un mec cassé de l’intérieur résisterait à la tentation permanente, je m’étais planté. Je montai le son de la scène, et fis signe à Yvanna d’entamer la suite du programme.

Elle ne se fit pas prier, et son regard acéré ayant parcouru l’auditoire avec la délectation d’une panthère se léchant les babines devant un parterre de gazelles, elle jeta son dévolu sur trois beaux mâles pour qu’ils la rejoignent sur scène. d’un signe, je lui indiquait qu’elle pouvait embarquer le prétendant d’Ed dans la foulée. Un clin d'œil silencieux, gage d'une complicité ancienne et sûre nous suffit à régler le dérapage imminent de mon serveur. Je le vis reprendre son plateau de bonne grâce, à mon grand étonnement.

Les rapprochements étaient fréquents, et bien sûr je ne pouvais pas tout réguler. J’avais déjà briefé Ed sur ceux à la moralité douteuse, mais il semblait s’en ficher. Il n’était pas regardant au premier abord, se contentant de remplir ses nuits comme bon lui semblait. Mais en l’observant de plus près, je me rendis compte qu’il choisissait ses occupations nocturnes avec le même type de mecs. Des sans lendemain, des éparpillés. Des mecs pas fiables. Que cherchait-il?

Mon attention fut soudain accaparée par une ruée vers le bar, et je perdis de vue l’animation de la salle pendant une bonne demi-heure. Un brun, assez grand, traînait derrière tout le monde, me lançant des regards appuyés pas du tout dissimulés.

Je soupirai en moi-même. Cela faisait longtemps que je n’avais pas eu à repousser ce genre collant et rempli d’envie d’élucider mon mystère.

Il se croyait irrésistible, les yeux ourlés de noir qui scrutaient langoureusement. Ou du moins le croyait-il. Je sentis un frisson parcourir ma colonne vertébrale, tant l’agacement me démangeait.

  • Niels, enchanté, nous n’avons pas été présentés je pense, attaqua-t-il.

Je haussai les épaules sans lever la tête vers lui, embarquant un casier rempli de verres pour les laver. Lorsque je revins, il n’avait pas bougé, un sourire assuré à la bouche.

  • Tu n’es pas bavard, et ça fait tout ton charme. Tu sais que je connais de bons moyens pour te donner envie de chanter? Les ressorts de mon sommier sont parfaitement accordés, ajouta-t-il au cas où je n’aurais pas compris ses sous-entendus vulgaires.

Je sentais la nausée et la migraine arriver. Je n’avais pas besoin d’ouvrir la bouche en général pour refuser, mais avec lui, sans doute allait-il falloir que je fasse une exception. Le tout serait de ne pas être trop désagréable, et je sentais bien que ça allait être compliqué.

Je ruminais un équilibre incertain entre fermeté et diplomatie, lorsqu’il se pencha par-dessus le bar pour m’attraper la main. Les frissons recouvrirent tout mon corps.

  • Niels, je te promets, tu ne le regretteras pas. Ta pâleur, tes yeux si mystérieux, tu me rends complètement dingue...continua-t-il en tirant mon bras vers son torse.
  • Alors va donc faire un tour chez les camisolés! s’esclaffa Ed en posant lourdement son plateau devant le type, éclaboussant sa chemise d’un mélange de fond de verre peu ragoûtant.

Surpris, il lâcha ma main. Fâché, il fusilla Ed du regard. Mais celui-ci ne se démonta pas.

  • Tu sais, je suis sûr que tu trouveras tout un tas de mecs qui jouent aux inaccessibles dans la salle, suffisamment pour combler ta confiance en toi et polir ton égo de mammouth. D’ailleurs, les poils qui dépassent de ta chemise, crois-moi, ça fait longtemps que plus personne ne craque sur le look papy koala. Je parie que t’es du genre à jouir fort et mal en plus.
  • Dis-donc petit con…
  • Je demande à Jason? Eh, Jason, viens voir par ici…! clama Ed dans la salle bondée
  • à quoi tu joues? s'énerva la toison en le chopant par l’épaule.
  • Je veux voir à quel moment tu laisses remonter le beauf qui n’arrive pas à sommeiller chez toi. Sérieusement, t’as bien jeté un coup d'œil à Niels? T’as vu la classe de ce mec? Et tu l’imagines vraiment passer la porte de ton salon à papier peint laqué, et t’attendre pendant des heures le temps que tu démaquilles ton casanova en plâtre? Nan, vraiment, à moins que tu veuilles vraiment que j’appelle l’HP, je te conseille d’aller ramasser tes chaînes en or et ton futal trop petit, et d’aller jouer dans la cour avec tous les autres mammifères en voie d'extinction.

J’avoue, à la place du type, même moi j’aurais vu rouge. Il réagit au quart de tour, et décocha une droite amplement méritée à Ed qui valsa dans le décor. L’affaire généra une confusion momentanée, jusqu’à ce que j’évacue mon serveur dans la pièce arrière.

Une poche de glace tendue à son attention, je contemplais sa pommette à mesure qu’elle devenait violette.

  • Je l’ai méritée, ne dis rien. Je sais.
  • Je n’ai rien dit, répondis-je doucement.
  • Tu n’en penses pas moins, non?
  • Tu veux mon approbation? ris-je en le dévisageant.
  • Je t’ai bien sauvé, non?
  • Merci, mais je n’ai pas besoin de chevalier blanc.
  • N’empêche qu’il était gratiné celui-là.
  • Pas faux. Mais la prochaine fois, laisse-moi me débrouiller s’il te plait. J’ai l’habitude, tu sais…
  • Je ne sais pas comment tu fais pour attirer ce genre de tâches. Perso il aurait déjà plié les voiles depuis longtemps.
  • Visiblement tu sais t’y faire pour éloigner les gêneurs! Mais si tu pouvais éviter de vider mon bar de ses clients… Quelques fois la diplomatie fonctionne!
  • Mouais, l’entendis-je marmonner dans son coin tandis que je rejoignis le bar. Aux grands maux les grands remèdes, oui...

Je donnai un dernier tour dans la serrure en fermant le bar vers deux heures du matin. J’étais épuisé. J’avais surveillé Ed, géré la soirée sur la scène, apaisé des clients curieux du tumulte momentané, et passé mon temps à remplir le lave vaisselle.

J’avais craint un moment devoir ramener mon jeune chiot éméché chez lui, mais finalement, un mec à lunettes semblant sortir de son lit en catastrophe s’était pointé pour le récupérer. Il lui avait passé un savon, fait remarquer l’heure, puis une tendresse attristée avait traversé son visage, alors qu’il passait son bras sous l’épaule de son ami pour le traîner avec lui.

Je me mis au lit après une longue douche indispensable, et alors que je sombrais dans le sommeil, j’eus une pensée étrange. Celle que Yann n’avait jamais eu le temps de traverser mon esprit ce soir-là. était-ce cela qu’Ed avait prédit en déclarant qu’il serait ce dont j’aurais besoin?

Je souris en m’endormant en repensant au visage adoré. Il serait toujours là, au fond de moi. Dans chaque parcelle de mon être. Cependant, force était de constater que la présence de l’électron libre dans mon quotidien allait sans doute me permettre de supporter cette absence si déchirante.

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