Heure 66

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Mon père est un énergumène qui - quand il est là - paraît incongru dans le décor. Un peu voûté et les yeux loin derrière une grosse couche de nuages, beaucoup croient qu'il ne comprend que la moitié de ce qu'il lui est rapporté. Je pense, moi, qu'il y choisit partiallement ce qu'il juge digne d'intérêt. Le voisin n'en fait pas partie, notamment. C'est un rustre, semble-t-il. Et j'ai récupéré de mon père, des habitudes qui font hausser les sourcils - ou sourire, quand on a de la chance.

Mon père est ce drôle de personnage qui s'active sans s'arrêter, dans sa démarche un peu bancale de batelier. Cet homme que, petite, je croyais grandiose - de mon nouveau regard, j'admets que le ratissage régulier, assidu et profond de ses cernes lui donne une prestance que je retrouve chez peu de gens. Mon père est ainsi et je pense que si je m'épuise, c'est en partie pour lui ressembler, tout en priant pour être tout autre que lui. Plus tard, je ne garderai pas les mêmes chaussettes trouées vingt ans d'affilée.

On me dit souvent que je lui ressemble, et on ne croit pas si bien dire. J'ai aussi peu de capacités sociales que mon père, qui n'en a pas plus qu'un poisson domestiqué. À croire que j'ai hérité des parois de son bocal trop étroit qu'il appelle "les autres, là-bas".

Les discussions avec mon père alternent souvent entre l'étrange et le trop normal. Par étrange, j'entends qu'on se croirait parfois dans un tableau de Dali que Dali lui-même n'aurait pas assumé peindre. Le temps coule et les phrases courtes s'égrènent à contre-sens. Les mots se suffisent sans contexte. À bien y regarder d'ailleurs, le contexte n'existe plus du tout et le présent n'est ni fait de dates ni ne s'étend dans l'espace. Il est là, englué dans un syndrome de pièce blanche. On se comprend très bien dans ces instants-là. Puis d'un coup, le monde réel s'invite et la magie s'évapore sur un éclat, on ne la reverra qu'un peu plus tard, sur un retour de pensées inopiné.

Toute mon enfance, j'ai grandi en ayant l'impression que c'était "les autres, là-bas" qui ne comprenaient rien du tout. De mon père, de moi, bref, "les autres, là-bas" ne faisaient pas d'effort. À présent, je comprends un peu mieux que les phrases sans contexte sont à réserver à ceux qui pratiquent régulièrement cette étonnante gymnastique.

Mon père est un extravagant qui n'en a pas l'apparence : il porte des chemises quelconques et des pantalons mal taillés. L'été, il achète à ses filles des glaces par milliers, au point de nous en dégoûter. Et moi, l'été, je verse une larme de voir en ses gestes saugrenus un miroir de mon incapacité à dire "je t'aime".

Papa, c'est sans regret que je suis ton enfant.

Mon vieux - Daniel Guichard

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