Chapitre 5
Alice
17 juin 2023
Un martèlement sec et insistant contre ma porte me tire brutalement du sommeil. Je sursaute, le cœur battant, les paupières encore lourdes. Un instant, je crois avoir rêvé. Mais les coups reprennent, plus pressants, plus agacés.
Je grogne, émerge à contrecœur de mon lit, et me traîne jusqu’à l’entrée, pieds nus sur le carrelage froid.
Quand j’ouvre enfin, mon voisin se tient sur le seuil, bras croisés, l’air plus irrité que soucieux.
— Ah bah enfin, mademoiselle Roy ! lance-t-il avec ce ton sarcastique qu’il affectionne visiblement autant que les vestes de survie orange fluo.
Je le fixe, les yeux mi-clos, le cerveau encore englué dans la brume du sommeil. Un rapide coup d’œil à l’horloge murale me confirme l’impensable : il est à peine sept heures.
— Je… désolée, je dormais, je…
— Je m’en moque éperdument, me coupe-t-il sèchement. Il y a un problème de plomberie. Si quelqu’un vient frapper, ouvrez-lui.
Et sans attendre de réponse, il tourne les talons et disparaît dans l’escalier.
Charmant. Toujours aussi cordial. Je referme la porte d’un geste las, secouant la tête. J’imagine que je peux lui concéder une chose : ce n’est pas faux. J’ai la sale habitude d’ignorer systématiquement l’interphone quand je n’attends personne. Mes proches ont fini par s’adapter : un texto d’abord, une visite ensuite.
Un frisson me parcourt la colonne vertébrale. Il fait pourtant doux, mais j’ai l’impression qu’un courant d’air glacé a effleuré ma nuque. Je fronce les sourcils. Une sensation d’oppression s’est installée sans crier gare, comme si mon propre appartement retenait son souffle.
Puisque je suis réveillée, autant me rendre utile. Je dois retrouver Axel dans quelques heures, alors autant commencer à me préparer. Après une douche rapide, j’enfile un collant noir orné de motifs de toiles d’araignées et une robe moulante, sobre mais efficace. Mes boucles châtain retombent librement sur mes épaules, je n'ai ni le temps ni la patience de les discipliner ce matin.
Alors que je me dirige vers le salon, un éclat vif attire mon regard.
Je me fige.
Quelque chose vient de briller dehors, à travers les rideaux. Un flash ?
Intriguée et un peu inquiète, je m'approche de la fenêtre, écartant légèrement le tissu. En bas, tout semble normal. Un voisin promène son chien en parlant au téléphone. Une femme est assise sur un banc, une cigarette entre les doigts. Rien de suspect, en apparence.
Et pourtant… Cette impression de déjà-vu, ou plutôt… d’être vue.
Je scrute un instant les balcons d’en face, les voitures stationnées, les fenêtres entrouvertes. Rien. Juste cette sensation persistante d’être observée, comme une brûlure invisible sur ma peau.
Je referme les rideaux lentement, comme pour chasser l’étrange.
Dans un besoin presque mécanique de distraction, j’allume la télévision, bien décidée à me perdre dans une série.
Mais la voix grave du présentateur m’arrête net.
« …un nouveau corps retrouvé ce matin, dans un état rappelant étrangement les meurtres précédents. Les autorités évoquent désormais la piste d’un tueur en série… »
Je me laisse tomber sur le canapé, figée, les yeux rivés à l’écran. Des images floues défilent : un périmètre de sécurité, des gants bleus, des silhouettes courbées au-dessus d’un corps flouté. Suffisamment net pour deviner l’horreur, suffisamment vague pour laisser l’imagination faire le reste.
Je n’ai jamais été friande d’informations. Trop anxiogènes. Trop crues. Mais ces derniers temps, je ne peux pas m’empêcher d’y jeter un œil.
Les meurtres s’enchaînent. Un par semaine, parfois deux. Des disparitions, des cadavres retrouvés dans des ruelles, des parcs… dans des lieux que je connais.
C’est ça, le plus troublant.
Ce n’est pas la fréquence. C’est la résonance.
Les lieux, les mises en scène, les détails, quelque chose me semble… familier. Comme un rêve flou, un souvenir fragmenté que je n’arrive pas à replacer.
Je serre les dents, chasse ce vertige étrange d’un revers de pensée.
D’un geste, j’attrape la télécommande et lance enfin ma série.
Le générique débute. Mais au fond de moi, je sais que la fiction ne parviendra pas à couvrir ce malaise diffus qui s’accroche à mes os.
Quelque chose cloche.
Et je commence à me demander si ce n’est pas moi, le problème.
.__.
La sonnerie stridente de l’interphone me fait sursauter. Je jette un œil à l’horloge : presque l’heure. Probablement Axel. Ou peut-être le plombier. J’attrape le combiné.
— Salut la vieille, je t’attends devant l’entrée !
— OK, j’arrive.
J’enfile mes cuissardes, attrape mon sac et mes clés, puis me dirige vers l’ascenseur. Les portes s’ouvrent dans un ding familier, mais à peine ai-je mis un pied dedans qu’une silhouette me bouscule sans un mot.
— Hé ! grognai-je, déjà prête à balancer une remarque bien sentie.
Mais la phrase meurt dans ma gorge quand je reconnais son visage.
— …Maman ?
Elle se retourne lentement, me dévisageant de la tête aux pieds avec une moue dédaigneuse.
— Ah, tiens donc, crache-t-elle. Tu sors faire le trottoir ?
Je retiens un rire incrédule. Vraiment ?
— Belle tentative, répondis-je en esquissant un sourire. Mais c’est un peu gonflé, surtout venant de quelqu’un tellement pressée d’aller se faire sauter par mon voisin qu’elle en oublie de regarder où elle met les pieds.
Son regard devient glacial.
— Ne joue pas à la petite insolente avec moi, idiote. Tu vis comme une ratée, tu renies ta famille, et malgré tout, je me bats encore pour que ton père ne te déshérite pas.
— Oh, quelle générosité. Vraiment, merci de tout cœur, maman. Crois-le ou pas, mais je n’en ai rien à foutre de votre argent. Vos faux-semblants et vos dîners mondains m’ont toujours donné envie de vomir.
Je suis une Roy, oui. Mais pas votre Roy. Et quand je veux quelque chose, je l’obtiens. Vous m’avez bien appris ça, non ?
Elle me fusille du regard.
— Tu as un sacré tempérament. C’est bien pour ça que je ne t’ai pas encore rayée de l’histoire. Mais ne te leurre pas : je suis la cheffe ici. Et tu me dois le respect.
Elle s’avance, le visage contracté par la colère, et lève la main.
Mais je la bloque avant qu’elle ne puisse me toucher. Mes doigts se referment sur son poignet, fermes, froids.
— Tu veux encore jouer à ça ? soufflai-je. Tu me méprises parce que je t’échappe. Mais regarde-toi… Tu passes ta vie à dominer, contrôler, écraser. Moi, j’ai juste appris à faire pareil sauf que maintenant, c’est toi qui es en face.
Elle tremble, furieuse, prête à répliquer, mais je l’interromps sans lever la voix :
— Tu dis que je suis ingrate. Mais tu récoltes exactement ce que tu as semé.
Et sans un mot de plus, je relâche son poignet, pivote sur mes talons, et entre dans l’ascenseur. Les portes se referment lentement entre nous, étouffant sa rage comme un couvercle sur une casserole bouillante.
Cette fois, c’est moi qui décide quand la scène se termine.
Dans le hall, une sensation étrange me traverse à nouveau. L’impression d’être épiée, encore. Comme si un regard insistant me suivait sans jamais se montrer. Je secoue la tête. Parano.
Je sors, et Axel m’attend au volant, le coude sur la portière, un sourire en coin.
— Oula… tu viens de croiser ta mère, hein ?
— Je vais finir par croire que t’as des dons de médium, soupirai-je en grimpant dans la voiture.
Il jette un regard en coin, réalisant qu’il a visé juste sans le savoir.
— J’étais pas loin du bingo, alors.
Je hausse les épaules. Pas envie de m’appesantir. Pour ne pas gâcher la journée, j’allume la radio. Un morceau connu s’élève, chaud et vibrant, remplissant doucement l’habitacle.
Je me cale dans le siège, laissant la musique lisser les aspérités de ma colère. Axel ne mérite pas mes humeurs autant profiter de sa présence. Il est l’un des rares à ne jamais m’avoir jugée.
Et ce matin, j’ai plus que jamais besoin de ce genre de présence.
.__.
Je descends du véhicule, enfin libérée de cette désagréable sensation d’être observée. L’air tiède me gifle doucement le visage, et la rue semble étrangement calme, presque suspendue.
— C’est juste là, me dit Axel en désignant une devanture discrète d’un geste ample.
Le salon s’ouvre sur une douce mélodie jazzy et une odeur de désinfectant mêlée à celle, plus chaude, du cuir et de l’encre. L’atmosphère est feutrée.
— Yo ! Mathieu ! hurle Axel dès qu’il passe le seuil, éclatant la tranquillité ambiante avec sa joie contagieuse.
Discrétion zéro. Mais c’est Axel et, pour une fois, ça m’arrange.
— Ah, mon cher Axel, quelle entrée aussi peu subtile qu’élégamment prévisible, répond Mathieu en levant à peine les yeux vers l’horloge murale avant de les tourner vers moi.
Son regard se fait plus intense, son ton change.
— Enchanté, Madame Alice. C’est un véritable honneur que de participer à l’élaboration de votre ouvrage, dit-il en s’inclinant légèrement, la main posée contre son cœur dans un geste à la fois raffiné et anachronique.
Je lui rends son salut d’un bref hochement de tête. Il parle comme s’il sortait d’un autre siècle, visiblement ce n'était pas une comédie jouée à la soirée. Et pourtant, rien chez lui ne semble affecté au contraire, tout respire une assurance profondément ancrée.
Sans attendre, Axel file dans l’arrière-salle, comme s’il était chez lui. Je me rapproche du comptoir, où Mathieu m’attend déjà, droit comme un majordome prêt à recevoir une confidence royale.
— Je suis contente que vous ayez accepté…
— Allons, Sweetheart, dit-il en m’interrompant avec un sourire en coin. Nous avons, me semble-t-il, dépassé depuis longtemps le stade des formalités.
Il marque une pause, son regard toujours rivé au mien.
— Et c’est un honneur, vraiment. Peu de personnes ont l’autorisation d’observer ce que je fais. C’est un art que je partage avec parcimonie.
Je reste un instant silencieuse, légèrement prise de court par son ton à la fois solennel et intimement complice. Puis j’acquiesce.
— D’accord. Alors… j’aimerais, si ça ne te dérange pas, t’observer pendant les séances d’Axel. Te poser des questions sur le métier, les techniques, les règles d’hygiène… tout ce que tu es prêt à m’apprendre.
— Volontiers. Si tu veux assister à d’autres séances, tu seras la bienvenue. Je te présenterai comme une stagiaire désireuse d’approfondir ses connaissances, cela ne posera aucun souci.
Il s’apprête à se détourner, puis se ravise avec un sourire intrigué.
— Mais puis-je, à mon tour, me permettre une petite faveur ?
J’acquiesce, intriguée.
— Un exemplaire de ton ouvrage. Dûment signé, bien sûr.
Ses yeux pétillent d’un enthousiasme sincère.
— Tu aimes lire ? demandai-je, un peu surprise.
— Un passe-temps parmi tant d’autres, murmure-t-il en faisant lentement demi-tour.
Sa canne, au pommeau doré, claque doucement contre le sol tandis qu’il retire ses gants de cuir un à un, avec une lenteur presque cérémonielle. Il les remplace par des gants en latex.
— Et soit dit en passant… je te prierais de ne pas être trop sévère avec notre cher Axel. Il est bruyant, certes, mais c’est précisément ce qui fait de lui un personnage si... divertissant.
Je reste figée un instant, interloquée. Est-ce une simple remarque ? Ou un sous-entendu bien plus calculé ?
Face à mon silence, Mathieu s’incline à nouveau plus bas cette fois, presque moqueur avant de s’éclipser derrière le rideau qui mène à l’arrière-salle. Une légère inquiétude me serre la poitrine. Et s’il savait ? S’il avait deviné ? Il n’a pas mentionné le titre de mes livres, ni aucun indice précis… mais les vrais lecteurs ont cette lueur dans le regard. Une reconnaissance muette.
Je soupire doucement. Qu’il sache ou pas, il le découvrira à la sortie du livre. Autant me faire à l’idée.
Je pousse doucement le rideau et pénètre dans la pièce suivante. L’ambiance y est plus calme, les sons plus feutrés. Axel est déjà allongé sur la table, torse nu, une expression sereine sur le visage. Mathieu s’affaire avec concentration, préparant encres, aiguilles et stérilisation avec une précision presque hypnotique.
Je m’installe en retrait, les bras croisés, observant chacun de ses gestes. Je connais déjà certaines étapes, grâce à mes propres tatouages. Mon préféré reste celui sur ma hanche : un papillon aux ailes pastel qui se désintègrent en poussière. Fin, poétique, mélancolique.
Mais ce que Mathieu a déjà tatoué sur Axel… c’est d’un autre niveau. Une maîtrise technique et artistique qui donne envie de s’abandonner au moindre de ses traits.
Peut-être est-ce le bon moment pour envisager un nouveau tatouage. Ou un piercing. Il fait les deux, après tout.
Je souris intérieurement.
Je crois qu’il est temps que je passe, moi aussi, sous ses aiguilles.
La séance se termine aux alentours de 19 heures. Le tatouage d’Axel est enfin terminé.
— À une prochaine ! lance-t-il joyeusement en quittant le salon, les côtes fraîchement encré encore protégées par un film plastique.
Je reste sur place, hésitante, me mordillant légèrement la lèvre inférieure.
— Oui, Darling ? demande Mathieu en relevant la tête, intrigué par ma soudaine immobilité.
Je mets un instant à formuler mes mots, puis me lance :
— En fait… j’aimerais prendre rendez-vous pour un piercing.
Un sourire glisse sur ses lèvres alors qu’il se baisse derrière le comptoir, en quête de son agenda.
— Très bien. Voyons voir… Le samedi 21 juin à 18 heures, cela te conviendrait-il ?
— Parfait, je n’ai rien de prévu.
Il referme l’agenda avec un claquement précis.
— Tu sais déjà où tu veux le faire, Darling ?
— J’hésite encore… entre la langue et l’oreille gauche.
Un éclat de malice illumine son regard.
— Pourquoi pas les deux ?
Je ris doucement, secouant la tête.
— Avec un seul, j’aurai déjà mon compte. Mais pourquoi pas une prochaine fois… à condition de faire ça en deux séances.
Son sourire devient plus doux, presque complice. Il émane de lui une tranquillité si particulière que l’idée de revenir ici ne m’effraie pas au contraire.
Un klaxon résonne soudain depuis l’extérieur. Nos têtes se tournent presque à l’unisson vers la fenêtre.
— Notre cher ami semble faire preuve d’une impatience tout à fait prévisible, commente Mathieu, l’ironie douce filtrant à travers son timbre posé.
— Pauvre chéri. Ça doit faire… quoi ? Dix minutes ? Il va fondre, dis-je en exagérant ma compassion d’un ton narquois.
Je lui adresse un signe de tête et file vers la sortie. Axel m’accueille avec un regard appuyé dès que je monte dans la voiture.
— Eh bah ! C’était long, grommelle-t-il, tapotant distraitement le volant.
— Je prenais rendez-vous pour un nouveau piercing, répondis-je en bouclant ma ceinture.
— Ta mère va adorer, raille-t-il avec un sourire en coin.
— Oh oui. Encore une excuse pour me rappeler que je suis une honte. Mais bon… Elle m’a élevée, faut croire que l’échec vient de la source, dis-je, un sourire faussement léger aux lèvres.
Axel rit doucement en démarrant.
— D’ailleurs, demain soir, je dois retrouver Iris au resto.
— Iris ? Tu ne l’as pas vue depuis…
— Un an. Depuis notre rupture.
Je ne mentionne pas notre brève rencontre récente un échange de regards, un hochement de tête suffisant à rallumer de vieux échos. Axel ne dit rien, et le silence s’installe, lourd, épais.
Quand la voiture s’arrête devant chez moi, je lui adresse un geste rapide avant de descendre.
Mais dès que mon pied touche le trottoir, la sensation revient. Cette impression viscérale, glaçante, qu’un regard invisible me perce à travers la nuit.
Je jette un coup d’œil autour de moi. Rien. Des passants pressés. Des voitures immobiles. Des arbres trop immobiles, eux aussi. Pourtant, mon instinct hurle. Cours.
Ma respiration s’accélère. Je traverse le hall d’entrée à pas rapides, presque saccadés, et me précipite vers l’ascenseur. Mon cœur cogne contre ma cage thoracique comme s’il voulait s’échapper.
Quand les portes s’ouvrent enfin, je m’y engouffre d’un bond… pour heurter de plein fouet quelqu’un.
Mon voisin.
— Alice, dit-il d’une voix basse, tranchante comme une lame dans l’obscurité.
Je sursaute. Il claque sa langue, l’air agacé.
— Tu devrais faire plus attention à ton entourage.
Il me fixe sans détour, sans cligner des yeux. Son regard est glacial. Un instant trop long. Puis il sort de l’ascenseur sans un mot de plus.
Je presse frénétiquement le bouton de mon étage. Mes ongles s’enfoncent dans ma paume. Je sens l’humidité d’un début de sueur froide dans mon dos. Enfin, les portes se ferment. Je m’accroche à la barre métallique, tentant de reprendre mon souffle.
Arrivée à mon étage, je sors précipitamment, presque en courant. J’ouvre la porte de mon appartement, la claque violemment derrière moi, et m’y adosse, haletante.
Le silence.
Mais pas tout à fait.
Quelque chose… cloche.
Une sensation. Une vibration… comme un courant d’air inexistant. Mes oreilles bourdonnent. Puis, très faiblement, comme chuchotés à travers les murs, je les entends.
Des murmures.
Bas. Presque inaudibles.
Ils rampent sous les meubles, s’insinuent dans les murs, glissent sur le sol. Des fragments de phrases que je ne comprends pas. Des voix qui ne sont pas les miennes. Ni celles de mes souvenirs.
Des mots susurrés, indistincts, mais chargés d’une intention.
Comme si mon appartement n’était plus un refuge, mais une scène…
Un théâtre où quelqu’un ou quelque chose attendait son moment.
Je reste figée. Une sueur glacée perle le long de ma colonne. Le silence revient, mais il a changé. Il est désormais habité.
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