Chapitre 9

11 minutes de lecture

19 juin 2023
Mathieu

Je trifouille dans les tiroirs de mon bureau, en extirpant une poignée de chargeurs que je répartis méticuleusement dans chaque poche accessible de ma tenue. Par-dessus ma chemise immaculée, j’ajuste mon holster, que je recouvre ensuite d’une sobre veste de costume. Une fois satisfait, j’active le code de sécurité du bureau, puis quitte la pièce.

Ma canne résonne sur le carrelage du dernier étage du chalet, son claquement régulier annonçant ma descente vers le salon. J’y trouve Sasha, comme souvent, en proie à sa morosité coutumière.

— Sasha, mon cher, lançai-je d’un ton faussement affable, je vais à présent m’atteler à l’approvisionnement, ainsi qu’à la collecte des renseignements nécessaires. Je te laisse, avec tout l’honneur que cela implique, la délicate responsabilité de veiller à ne point effaroucher notre toute récente colocataire.

Il me jette un regard sombre avant de marmonner, en se dirigeant vers la cuisine :

— Je ne promets rien.

Une fois la porte d’entrée franchie, je m’installe au volant de ma voiture et prends la direction de l’adresse habituelle : le restaurant cinq étoiles de la famille Blake, fermé à cette heure avancée. Une valise à la main, je pénètre dans l’établissement où m’accueille une serveuse à l’allure impeccable, Cendrine, fidèle à elle-même.

— Heureuse de vous revoir, monsieur Ashley. Le maître Blake vous attend à l’étage.

Je hoche brièvement la tête et gravis les marches avec une lenteur délibérée. Arrivé à l’étage, je perçois des voix au-delà du rideau. La lumière qui filtre sous la porte du bureau de Blake trahit la tension à l’intérieur. Je m’arrête à bonne distance, tendant l’oreille sans la moindre inquiétude, nul ne quitte cette pièce par la porte principale.

— Je vous le répète, c’est quasiment impossible de vous fournir des grenades sans éveiller les soupçons, disait Blake, sa voix crispée.

— Je crois que vous ne saisissez pas bien la situation, monsieur Blake. Monsieur Blake, répéta l’autre, en claquant sèchement la langue sur son nom. Vous allez me fournir ces grenades. Point. Ne m’obligez pas à employer la manière forte, je vous apprécie. Je peux vous appeler Francis ?

— Non…

— Parfait ! s’exclama-t-il en claquant des mains. Vous avez dit quasiment impossible, donc possible. Et c’est préférable pour vous.

— Assez ! Vous osez me menacer sous mon propre toit ? Je ne veux plus faire affaire avec vous. La demeure Blake ne vous accueillera plus, ni vous, ni votre organisation.

Un déclic brutal retentit. Le son métallique d’un fusil à pompe qu’on arme.

— Maintenant, foutez le camp.

Je laisse passer quelques secondes de silence pesant, savourant la tension suspendue dans l’air. Puis je m’avance, et frappe à la porte, de manière assurée.

— Entrez, fit la voix de Blake, cette fois plus calme.

J’ouvre la porte avec lenteur, la laissant grincer doucement avant de la refermer derrière moi.

— Mon très cher monsieur Blake, lançai-je en m’approchant de son bureau.

Il est assis derrière, une main encore posée sur le fusil. À ma vue, il relâche la pression, s’autorisant un bref sourire.

— Toujours un plaisir de vous voir, Ashley, dit-il en s’adossant à son siège.

— Le plaisir est assurément partagé, répondis-je en prenant place face à lui avec une maîtrise calculée.

— Je suppose que vous venez pour votre commande habituelle, mon enfant ?

— Eh bien… pas tout à fait.

Je pose mes coudes sur la table, entremêlant mes doigts sous mon menton, le regard fixé dans le sien.

— Il m’a été rapporté que vous avez récemment mis un terme à votre collaboration avec la société Crows. Me trompe-je ?

Blake me fixe un instant, un léger amusement dans les yeux.

— En d’autres termes, vous écoutiez aux portes.

— Disons plutôt que j’ai préféré optimiser le temps qui m’était imparti dans l’attente.

Il soupire, se lève, et se dirige vers une étagère pour préparer ma commande.

— Vous souhaitez que je les trahisse, c’est bien cela ?

— Pour ma part, je préfère voir cela comme un échange d’informations mutuellement enrichissant. Il me semble que vous êtes en possession de réponses à certaines questions… préoccupantes.

— Le représentant des Crows souhaitait des grenades capables de raser un bâtiment entier. Vous comprendrez que j’ai refusé.

— A-t-il précisé leur usage ?

— Non.

— Et il est parti les mains vides ?

— Bien sûr.

— Aucun autre élément n’a retenu votre attention dans sa commande ?

— Il a simplement doublé la quantité de ses fournitures habituelles.

Je hoche la tête, pensif.

— Voilà qui suggère une offensive de grande ampleur. La véritable question demeure : quelle structure visent-ils à anéantir ?

Blake me jette un regard plus grave.

— Et vous ? Vous ne craignez pas d’être la cible ? Avec vos antécédents ?

— Moi ? Voyons. L’organisation que j’eus jadis l’honneur de diriger a été dissoute dès que j’en ai pris la tête. Je suis aujourd’hui un homme libre de toute allégeance. Un indépendant, dirons-nous. Et si ce représentant prend tant de précautions pour tenter de m’éliminer… j’en serais presque flatté.

Blake rit doucement, posant un sac rempli sur la table.

— Toujours un plaisir de traiter avec vous. Mais restez prudent, mon enfant.

Je dépose une enveloppe scellée d’un épais billet sur son bureau, récupère le sac, et me dirige vers la sortie. Sur le seuil, je m’arrête une dernière fois.

— J'aurai le plaisir de m'occuper personnellement de la résolution de vos préoccupations concernant le corbeau. Soyez assuré que, de toute évidence, vous l'avez profondément offensé.

Il hoche la tête, grave, et je quitte la pièce, ma canne résonnant sur le sol comme une signature.

Dehors, trois hommes patientent nonchalamment près de ma voiture. Leur posture, faussement détendue, trahit leur appartenance à l’organisation. L’un d’eux ricane en crachant à mes pieds :

— Eh bien, regardez qui voilà.

Je m’avance, mes pas lents ponctués du claquement régulier de ma canne sur l’asphalte. Un sourire énigmatique ourle mes lèvres. Ils ne sont que trois : un simple contretemps. Une formalité.

Je les observe tour à tour, jaugeant leur nervosité, leur assurance trop vite endossée. Ils ne mesurent pas ce qui les attend. Ce qui va suivre ne sera ni brutalité aveugle, ni débordement sanglant. Non. Ce sera un rappel. Une leçon soigneusement calibrée : la grâce et la courtoisie ne doivent jamais être confondues avec de la faiblesse.

Je saisis ma canne avec assurance, pivote brusquement, et assène un coup sec au visage du premier homme. L’impact brutal le fait chanceler. Il titube, son équilibre compromis. Sans attendre, je dévisse le pommeau de ma canne : une lame effilée en jaillit, scintillant brièvement sous la lumière crue des lampadaires.

Les deux autres réagissent aussitôt. L’un m’empoigne violemment par les épaules, l’autre, plus méthodique, frappe ma jambe blessée d’un coup précis. Une douleur aiguë me transperce, m’arrachant un souffle court, mais je ne cède pas. Je ne cède jamais.

Profitant de leur proximité, je plante ma lame dans le ventre de celui qui me retient. Son râle guttural lui fait desserrer les doigts, juste assez pour libérer mon bras droit. J’en profite pour tirer mon revolver. Sans la moindre hésitation, j’appuie sur la détente.

Le coup de feu déchire la nuit. Le crâne de l’agresseur explose sous l’impact. Son corps s’effondre, inerte.

Le troisième homme celui qui a goûté à la violence de ma canne recule, le regard déformé par une peur qu’il tente de masquer derrière une colère vacillante.

Je redresse le buste, non sans un rictus crispé. La douleur est cuisante, mais mon regard reste fixe.

— Décidément, t’es une sacrée épine, grince-t-il. Il n’aurait jamais dû t’épargner.

Je souris, un éclat glacial dans les yeux.

— En effet. Une erreur qu’il ne saura rectifier, à n’en pas douter.

Il tire un couteau de sa ceinture, ses gestes nerveux trahissant une confiance vacillante. Je rengaine mon revolver lentement, volontairement, puis reprends ma lame en main.

— Il semblerait qu’un certain individu n’ait point reçu sa commande… et se trouve, par conséquent, cruellement dépourvu de projectiles, lançai-je d’un ton acide.

Il adopte une posture défensive, lame brandie devant lui. Je fais mine d’avancer, la canne frappant le sol avec une régularité presque théâtrale. Et soudain, je brise le rythme.

Je lance mon poignard.

La lame fend l’air, sifflante, et vient se ficher avec une précision chirurgicale en plein milieu de son front. Son corps vacille, puis s’effondre, marionnette dont on aurait tranché les fils.

Je m’approche calmement, les yeux baissés sur la dépouille.

— Vous ne sauriez prétendre, murmurai-je, recevoir la moindre forme de respect digne d’un homme de mon envergure.

Je récupère la lame, l’essuie méticuleusement sur la veste de sa victime, puis la revisse à ma canne avec une précision méthodique. Autour de moi, le silence reprend ses droits, troublé uniquement par le souffle irrégulier de ma respiration.

Je fouille les corps, un à un. Le dernier porte les clés de leur véhicule. Je les saisis, puis me dirige vers la voiture, boitant légèrement mais avec dignité.

À l’intérieur, je m’installe et commence à fouiller l’habitacle. La boîte à gants s’ouvre dans un claquement sourd. Mon regard se fixe aussitôt sur un papier soigneusement plié. À la lumière tamisée du plafonnier, j’y distingue une liste de noms. Des adresses ainsi que les précisions ce qui devrait se trouver là bas, j’ai donc en ma possession les autres organisation qui apporte leur aide au crows.

— Intéressant, soufflai-je en plissant les yeux.

Je glisse le document dans la poche intérieure de ma veste, puis quitte le véhicule sans un regard pour les corps laissés derrière moi. La scène, figée dans la nuit, demeurera longtemps dans la mémoire de ceux qui la découvriront. Un avertissement silencieux, signé sans bavure.

Mathieu – 8 ans
22 mai 2006

Mes jambes se balancent lentement dans le vide, effleurant le bord de la chaise sur laquelle je suis perché. Je serre contre moi mon ours en peluche son pelage râpé est la seule chose encore douce dans ce monde qui semble s’effondrer. Mon regard reste figé sur un point invisible devant moi, quelque part entre les ombres et la lumière tremblotante du lustre au-dessus.

Dans le salon, la voix de mon père déchire l’air, pleine de fureur contenue.

— Bon sang, ce n’est pas possible d’être aussi incompétent ! Vous êtes censés être des assassins de renom !

Son ton claque comme un fouet. Je sursaute. J’ai déjà appris à ne pas réagir. À ne pas faire de bruit.

Un des hommes en costume, visiblement plus brave ou plus inconscient que les autres, répond avec hésitation :

— Monsieur Ashley… les Crows ne sont pas un cartel ordinaire. Leur organisation est composée d’anciens mafieux de haut rang…

— Je me moque éperdument de leur passé ou de leurs titres ! hurle mon père en frappant violemment la table. Je vous paye une fortune ! Alors vous allez me les éradiquer, jusqu’au dernier ! C’est bien clair ?

Un chœur obéissant s’élève :

— Oui, monsieur.

Ils s’inclinent une soumission pleine de tension et de peur avant de quitter la pièce. Une fois la porte refermée, le silence retombe comme un couvercle étouffant. Seule demeure la respiration saccadée de mon père, lourde, irrégulière.

Je prends mon courage à deux mains, rassemblant la maigre voix qu’il me reste.

— Papa…

Il tourne la tête vers moi. Son regard est dur. Un mur de colère mêlé à une tristesse profonde qu’il refuse de nommer.

— Qu’est-ce que tu fais encore là, toi ?

Je me tortille sur ma chaise, comme si je pouvais disparaître dans l’ombre.

— Maman n’est pas venue me dire bonne nuit…

Ses poings se crispent. Je vois sa mâchoire se tendre, ses yeux s’embuer d’une douleur qu’il n’a jamais su gérer.

— Arrête… Ta mère est morte, Mathieu ! Et tu le sais ! Si tu ne t’étais pas enfui ce soir-là… peut-être qu’elle serait encore en vie.

Les mots me frappent de plein fouet. Je reste figé, muet, incapable de répondre. Mes doigts s’enfoncent dans la peluche, comme si je pouvais retenir quelque chose le passé, sa voix, son odeur. Quelque chose de vrai.

Papa détourne les yeux. Ses épaules tremblent à peine. Des larmes glissent sur ses joues, mais je sais que si j’essaie de m’approcher, il me repoussera. Comme toujours.

Alors je descends lentement de ma chaise, les jambes molles. J’étreins mon ours encore plus fort et m’éloigne en silence. Je monte les escaliers à pas feutrés, un à un, le cœur lourd, chaque marche résonnant dans le vide immense de la maison.

Elle est grande, notre maison. Majestueuse, dit-on. Mais ce soir, elle semble démesurée. Froide. Vide. Comme si elle avait oublié ce que c’est d’être un foyer.

Mathieu
19 juin 2023

Un long soupir m’échappe, chargé d’une fatigue qui dépasse celle du corps. Mes mains restent posées sur le volant, immobiles, comme figées entre deux mondes. La chaleur de mes paumes s’efface contre le cuir froid, symbole parfait de ce que je suis devenu : tiède au contact, glacé à l’intérieur.

Je ferme les yeux un instant. Juste un instant, pour tenter d’échapper à la densité de mes pensées, à cette nuit poisseuse qui m’enveloppe de toutes parts. Devant moi, la route s’étire comme une cicatrice noire, une blessure ouverte sur le monde. Les réverbères peinent à briser l’obscurité, leur lumière vacillante semblant lutter pour exister. Rien ne reste intact. Rien n’a de sens.

Un autre soupir, plus court, s’échappe de mes lèvres. J’ouvre les yeux. L’obscurité est toujours là, inchangée. Je tourne la clé dans le contact. Le moteur rugit, déchirant le silence comme un cri malvenu. Ce bruit, pourtant familier, me paraît étranger, brutal, presque déplacé dans ce tableau figé. Mais il m’arrache à l’engourdissement, me ramène à cette réalité à laquelle je n’échappe jamais tout à fait.

Je prends la route sans un mot, comme mû par une force qui ne m’appartient plus. Mes gestes sont automatiques, précis, vidés de toute volonté. Chaque kilomètre me semble peser un peu plus sur mes épaules, comme si la voiture s’enfonçait dans un passé trop lourd pour elle.

Les souvenirs s’invitent sans demander la permission. Ils rampent sous ma peau, se glissent dans la moindre vibration du moteur. Des éclats de voix, des visages flous, des regrets trop nombreux pour être comptés. Des vérités que je n’ai jamais dites, et des mensonges que je n’ai jamais pu enterrer.

Je ne me demande pas où je vais. Je le sais. Le chalet. Ce refuge au cœur de la forêt. Ce lieu silencieux où même les murs se sont habitués à mes silences. C’est là que je dois aller. C’est là que tout m’attend ou rien, peut-être.

Et pourtant, même cette solitude que j’ai choisie ne me soulage plus. Le passé me suit à la trace, collé à moi comme une seconde peau, toujours plus serrée, toujours plus étouffante. Il ne me lâche pas. Il s’infiltre dans chaque instant, chaque souvenir, chaque soupir. Il est dans l’air que je respire, dans la musique absente, dans les mots que je ne prononce plus.

Le silence de la nuit pèse autant que le grondement du moteur. Peut-être plus encore. Et moi, je continue d’avancer, sans destination véritable, sans attente claire.

Je roule, parce que je ne sais plus faire autrement. Parce qu’arrêter, ce serait peut-être admettre que je n’ai plus de route à suivre.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Madyson ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0