Chapitre 6
La musique se tut lentement, les conversations se figèrent. Tout le monde s’était retourné vers l’origine du hurlement : Une petite silhouette frêle et tremblotante sous la lumière venait de s’effondrer à genoux devant une porte latérale. Calumna. Ses yeux étaient exorbités, ses joues inondées de larmes. Elle était incapable de reprendre son souffle, son regard cherchant sans doute son père, fouillait la foule.
C’est A… Adraïd ! Elle… Elle est… Elle est…
Elle n’arrivait pas à finir sa phrase. Sa main tremblante désigna la porte par laquelle elle était entrée. Un frisson d’horreur parcourut l’assemblée, plusieurs convives se précipitèrent vers ladite salle et Mera sentit son cœur s’arrêter. Son corps se mit à bouger de lui-même sans réfléchir, la guidant à travers la marée figée d’aristocrates.
La porte de la petite buanderie où elles s’étaient retrouvées, quelques instants plus tôt était grande ouverte, dévoilant une scène que Mera aurait préféré ne jamais voir. Etendue sur le sol de pierre glacée, gisait Adraïd. Son corps était raide, ses lèvres violacées. Ses yeux vitreux fixaient un point dans le vide, sans vraiment le voir. Une coupe renversée trainait à côté d’elle, brisée en quelques morceaux de verre épars.
Un hurlement déchirant jaillit de la gorge de Mera, comme animal. Elle s’effondra près du corps de la femme qu’elle avait aimé, ses mains effleurant délicatement les joues glacées de sa compagne.
Non… non… non, non, non, pas toi ! Pas toi… Se lamenta-t-elle d’une voix étranglée.
Mera tenta désespérément de réveiller Adraïd, lui caressant le visage doucement.
Je t’en prie, réveille-toi… tu ne peux pas me faire ça… Ad… non…
La foule entière s’était amassée à la porte, verre à la main, chuchotant terrifiés. On entendait les mêmes mots revenir en boucle dans leurs bouches : empoisonnement… meurtre…
Octave fut le premier à se jeter près de sa femme, esquivant du regard le corps d’Adraïd.
Hé, Mera, s’il te plait…
Il tenta de la tirer doucement à lui, l’éloignant du cadavre, mais Mera s’agrippait férocement au corps d’Adraïd, sanglotant sans aucune retenue. Elle la serrait contre son cœur, malgré sa tête sans vie qui tombait en arrière, comme si ça pouvait la ranimer. Une espèce de bave grise commençait à s’amasser aux coins de sa bouche sans vie.
Alors une voix tonna, faisant trembler les murs.
Où est ma fille ?!
Le père d’Adraïd venait d’arriver, tenant sa jeune fille par la main. Son visage était soudainement ravagé, comme s’il venait de prendre vingt ans de plus. Il tomba doucement à genoux près de sa fille, pleurant doucement, mais assez fort pour être entendu de tous. Ses pleurs étaient lassés, si faibles qu’on aurait presque pu croire qu’il allait s’effondrer. Il ne resta pas longtemps ainsi, et son regard nouvellement luisant de haine se tourna vers Mera.
C’est à cause de toi ! Vous étiez toujours collées l’une à l’autre, c’est à cause de toi qu’elle est morte ! Tu as tué ma fille !
Mera, tétanisée, ouvrit la bouche sans pouvoir réussir à dire un mot. Les larmes brouillaient sa vision, et un étau s’était resserré autour de sa gorge. Etait-ce… vraiment elle qui avait causé sa mort ? Elle était sans voix, ne sachant pas quoi dire, ni comment.
Octave se redressa immédiatement, faisant face au vieil homme.
Non. Vous vous trompez monsieur. Ma femme et Adraïd étaient amies depuis l’enfance, vous le savez aussi bien que moi. Leur lien était sincère, indestructible… C’est aussi pour cela que Mera est tant anéantie ce soir. Jamais, au grand jamais, elle n’aurait souhaité de mal à votre fille.
Le silence retomba un instant, à peine troublé par les sanglots de Calumna qui s’était recroquevillé contre le corps raide de sa sœur. Soudain, une voix glaciale coupa le père d’Adraïd qui allait répliquer.
La fête est terminée.
Le Suprême Philique venait d’arriver, écartant la foule d’un simple mouvement de main. Son visage restait impassible, mais quand son regard balaya le corps sans vie d’Adraïd, un voile de déception transparut quelques millièmes de secondes.
Que chacun rentre chez soi, à l’exception des familles concernées. La fête est terminée, répéta-t-il.
*
On s’était hâté de déplacer le corps d’Adraïd, comme si la vue de son cadavre pouvait contaminer les derniers convives de cette fête maudite. Déjà, les veines de cette dernière devenaient grisâtres, ressortant sur sa peau comme des dorures. Des domestiques avaient ouverts le passage vers l’aile du château réservé au médecin de la famille, et chacun avançait d’un pas pressé dans un lourd silence.
Adraïd fut installée sur une table médicale et la porte se referma sur le médecin qui commença aussitôt à analyser le corps. Les familles et le Suprême furent déplacés dans une petite salle adjacente, trop étroite pour contenir toute leur douleur. Il n’y avait pas assez de fauteuils pour tout le monde, et Mera s’était laissée tomber contre un mur, les mains tremblantes et le regard vague. Octave était à ses côtés, silencieux mais présent pour elle. Il ne la quittait pas du regard, et ses mains s’étaient liées aux siennes, murmurant des mots réconfortants qu’elle n’entendait même pas.
Calumna, bouleversée, avait fini par se blottir contre Mera, cherchant dans ses bras la chaleur que sa sœur ne pourrait plus lui donner. Mera la serrait, sans réfléchir, comme instinctivement. Le père d’Adraïd restait debout dans un coin, se rongeant les ongles, le regard toujours empli de haine fixé sur la porte. Les parents d’Octave et de Mera s’étaient mués dans un silence tendu. Philique observait tout, sans un mot, son visage comme toujours figé comme une statue de glace.
Les minutes s’égrenèrent, lentement. Trop lentement. Interminables. Et la porte s’ouvrit enfin. Le médecin réapparut, le visage grave, ses mains gantées encore tachés de poudre bleu et de résidus verdâtres. Tout le monde se leva d’un bond, impatient d’entendre ce qu’il avait à dire.
Alors ? Souffla Octave qui fut le premier à prendre la parole.
L’homme en blouse inspira longuement, prenant le temps de réfléchir à ce qu’il allait dire.
Elle n’est pas morte.
Un souffle parcourut alors la pièce, comme si l’air venait de s’alléger. Mera se redressa d’un coup, quelques larmes de bonheur roulant sur ses joues, emplit d’un fol espoir. Elle serrait la petite main de Calumna dans la sienne, comme pour se donner du courage.
Elle est… vivante ? Vraiment ?
Si on peut appeler cela vivre, répondit tristement le médecin. Elle a été empoisonnée et plongée dans un état de semi-mort. Son cœur bat encore, très faiblement, mais le poison qui circule dans ses veines est inconnu de mon laboratoire. Cependant, les lèvres violettes, la mousse grise à la bouche et les veines grises… j’ai déjà entendu parler d’un cas similaire.
Il marqua une pause, ayant conscience que tous les regards étaient rivés sur lui.
Un confrère à moi, qui vit en Nomopie, a déjà traité un patient victime d’un poison identique l’année dernière. La victime a survécu, elle a tenu bon pendant trois semaines et a été réanimée grâce à un antidote qui n’existe qu’entre les mains de mon confrère, jusqu’aux dernières nouvelles. Je serai bien allé moi-même rendre visite à mon confrère pour récupérer l’antidote, mais je me fais vieux, le voyage serait pour moi trop risqué. Si vous voulez sauver Adraïd, il faut vous rendre sans moi chez cet homme. Et vite.
Le silence qui suivit était lourd, comme chargé d’un espoir nouveau accompagné des craintes de chacun.
Alors j’irai, annonça Mera d’une voix rauque. J’irai moi-même, c’est… ma meilleure amie, j’irai moi-même.
Octave, stupéfait, se tourna vers elle.
Tu ne peux pas faire ça ! Tu es enceinte, tu portes notre enfant ! Tu ne peux pas prendre un tel risque.
Je n’ai pas le choix Octave ! C’est Adraïd, tu comprends ? Toi plus que quiconque ici tu sais que je ne peux pas rester assise ici à attendre qu’elle meurt définitivement.
La père d’Adraïd s’avança alors vers eux, les traits ravagés par la tristesse et la haine, et le regard acéré.
Tu as raison. Et tu iras faire ce voyage. Je reste persuadé que c’est de ta faute si Adraïd est dans un tel état, alors tu iras jusqu’au bout du monde pour la sauver, ou crois-moi tu en subiras les conséquences.
Une seconde, vous osez menacer ma fille ?
La mère de Mera qui d’ordinaire restait effacée derrière son mari, venait de parler, la voix forte et glaciale. Ses yeux lançaient des éclairs et sa voix vibrait d’une autorité qu’on ne lui avait jamais entendu. Surpris, le père d’Adraïd ne trouva rien à répondre.
Je ne tolère pas que vous parliez ainsi de ma fille. Mera n’a rien à voir avec le malheur qui frappe votre enfant, et croyez-moi, je ne laisserai personne la charger d’un crime qu’elle n’a jamais commis.
A présent, elle ressemblait à une lionne en colère. Son époux la fixa, stupéfait qu’elle prenne la parole pour hausser le ton de cette manière. Sa mâchoire se crispa, mais aucun mot ne sortit de sa bouche. Une sorte de respect nouveau venait de passer dans son regard à présent qu’il regardait sa femme, comme s’il venait de lui découvrir cette facette insoupçonnée. Mera, les yeux brillants de multiples émotions encore trop confuses, se tourna vers sa mère, sans voix. C’était la première fois de sa vie qu’elle avait l’impression d’être sa fille, d’être protégée par sa…maman. Philique quant à lui, observait comme à son habitude la scène avec un calme presque curieux, les mains jointes dans le dos. Il semblait se délester de voir ces nobles hausser le ton.
Octave profita de ce silence pour reprendre alors :
Elle n’ira pas seule, j’irai avec elle.
Quoi ?? répliqua vivement Edelyne d’une voix cassante qui jusque là était restée silencieuse, les lèvres pincées.
Elle s’avança d’un ton ferme, le regard braqué sur son fils.
Il est absolument hors de question que toi, mon fils, notre seul héritier, tu partes pour un périple aussi dangereux. Ce n’est pas ta place, et ni la sienne d’ailleurs, ajouta-t-elle en désignant du menton sa belle-fille.
Octave bomba le torse et affronta du regard sa mère.
Ce n’est pas une question de place, mère. Il s’agit d’une question de vie ou de mort.
Edelyne se crispa encore plus, son regard brillant d’inquiétude.
Tu ne comprends pas l’inquiétude d’une mère… Partir pour la nomopie, c’est un voyage très risqué. Tu quittes Deditac, pour traverser Sapphère et arriver en Nomopie… As-tu déjà songé à ma peine si tu ne revenais pas ? S’il arrivait malheur à Mera et ainsi votre enfant ? Non, c’est décidé, je m’y oppose fermement. Des guerriers aguerris feraient mieux d’y aller, c’est leur rôle.
Dans la salle, les parents de Mera semblèrent approuver. Le Suprême osa enfin prendre la parole.
Cette mission sera pénible, et dangereuse. Octave, Mera, en êtes-vous conscients ?
Ils hochèrent la tête, se tenant la main fermement.
Bien. Dans ce cas, ma décision est prise, vous partirez demain matin à l’aube. Artis et Beldevop sont mes deux meilleurs guerriers, ils partiront avec vous. Je vous confie mes chevaux les plus rapides qui tireront votre calèche pour cette escapade. Pendant votre voyage, je chargerai quelqu'un d'enquêter sur le meurtrier de cette jeune fille, soyez tranquille à ce sujet. Tâchez de revenir rapidement, et sains et saufs.
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