Les juifs
Septembre 2004
7 septembre : rentrée en CM1. Je piaffe d'impatience de retrouver Bernadette. J'ai su que son père était mort pendant l'été et je me demande ce que cela lui fait. J'imagine ce que je ressentirais si le mien disparaissait. Pas grand chose, me semble t-il... Mais si cela arrivait vraiment ? J'ai hâte de la consoler, de l'embrasser. Dans la cour, tout le monde se raconte ses vacances, presque toujours magnifiques, et moi j'attends. Je passe mon temps à observer la rue. La cloche sonne. Pas de Bernadette.
Quand je m'installe dans la classe, j'indique à mes camarades que l'autre place de ma table-double n'est pas libre ; elle est pour Bernadette quand elle arrivera. Mais, dès les premières minutes, stupéfaction. La maîtresse, Mme Triquet, demande à un nouveau, David, de s'y asseoir ! Je me sens rouge de colère. J'ai envie de hurler que cette place est réservée, mais évidemment, je ne peux pas. Je m'interroge. Quel est le but de Mme Triquet ? De m'éloigner de Bernadette ? Penserait-elle que notre amitié est mauvaise ? Puis, sournoisement, une peut s'installe. Et si Mme Triquet pensait que Bernadette ne reviendrait pas ?
Heureusement, mon nouveau voisin – qui a senti ma déception – s'est montré tout de suite très gentil avec moi. Il a le don de calmer immédiatement ma colère par son sourire désarmant. Il est arrivé dans la commune récemment et sa sœur, Sarah, est en CM2. Est-ce l'absence de Bernadette ? Mon attitude aurait-elle changé ? Dès cette première journée, je trouve que le comportement des autres à mon égard n'est plus pareil. Contrairement à ce qui m'était arrivé à l'automne d'avant, ils ne m'agressent pas, bien au contraire.
Je sympathise avec David, puis sa sœur. Ils ne sont pas comme les autres. Ils sont arrivés de banlieue parisienne car leur père, très instruit, a été promu dans la commune. Ils m'annoncent qu'il est chef dans son usine, mais n'en font pas une histoire. Malgré l'absence de Bernadette, ce soir là, j'ai la joie d'avoir fait la connaissance de nouveaux amis.
A la sortie de la classe, à mon grand étonnement, ma mère est là, qui m'attend pour me ramener en voiture. Habituellement, elle m'emmène souvent le matin, mais pas le soir, sauf quand il pleut des cordes et je rentrais avec Bernadette et son frère. Elle me questionne : « Alors, cette rentrée, ça s'est bien passé ? » C'est tellement inattendu qu'elle s'intéresse à moi -mais les choses ont changé depuis ce qu'elle m'a raconté au sujet de ma naissance et Cyril – que j'en suis bouche bée. « Oui, j'ai toujours Mme Triquet et de nouveaux copains. Mais Bernadette n'était pas là! Je ne sais pas ce qui lui est arrivée. Sans doute malade. »
A ce moment là, précisément, le ciel me tombe sur la tête : « Mais bien sûr. Tu ne savais pas ? Depuis la mort de son père, ils ont vendu la ferme et sont partis. Sa mère a voulu s'installer près de son frère, dans le Nord. »
Je me souviendrai toujours de cet instant. « Arrête la voiture ! » Je n'ai pas mangé grand chose de la journée, mais je vomis. Je reste au moins un quart d'heure à rendre du rien, puis une espèce de bave d'escargot translucide ou verte, puis du rien encore. J'ai des soulèvements horribles du ventre, comme s'il allait sortir de moi, puis je vomis encore. On dirait des œufs de grenouille dans leur jus. J'arrive enfin à me réinstaller dans la voiture. Autour, ce n'est plus pareil : je suis dans une bulle. Ma mère me parle, me rassure : « t'inquiète pas, c'est de la bile... » Je l'entends et je ne l'entends pas. Je suis ailleurs.
Le soir, je n'ai qu'une envie : la solitude. Je me retrouve dans mon lit. Ma mère devait savoir que je réagirais mal au départ de Bernadette, d'où sa présence à la sortie de l'école. Je me découvre de drôles de sensations : le temps est élastique. Je m'installe vers 9 heures du soir sur mon lit, je mets la radio sur Fun. Mais, immédiatement après -du moins, j'en ai l'impression - , j'entends le générique de fin de « Lovin 'fun », une émission dont je dévore habituellement chaque intervention du Doc ou de Difool. Pourtant l'émission a lieu entre 9h et 11h. C'est comme si je n'avais pas vécu les deux heures entre temps ! J'essaie ensuite de dormir. En vain. Mais la nuit m'apparaît aussi élastique : Elle n'a duré que quelques minutes. De la même manière, ma chambre devient étrange. Je me déplace à mon bureau. Je m'en souviens. Puis je me retrouve dans l'escalier sans comprendre ni comment, ni pourquoi. Les jours qui suivent, le soir surtout, je découvre aussi un sentiment que ne ne connaissais pas vraiment : la tristesse. Dans mon lit, je fais une cabane avec mes draps, je m'y cache comme si j'avais peur que quelqu'un entre – ma mère ne rentre jamais dans ma chambre, quant à mon père... - et je pleure, sans doute de très longues minutes mais je ne m'en rends pas compte.
Malgré tout, peu à peu, j'arrive à retrouver le sommeil. Le travail de classe se fait plus prenant et je ne débrouille pas trop mal. Grande nouveauté : j'aime maintenant écouter la maîtresse. David et Sarah sont très doués, surtout en histoire. Ils m'aident.
Malgré ma tristesse, j'ai un peu de gaité avec eux. Je leur ai raconté mon émotion. L'attente, puis l'absence à tout jamais de ma copine qui est partie si loin. Ils comprennent d'autant mieux qu'eux aussi se sont séparés de nombreux amis en venant ici. Et puis, ils savent ce qu'est la tristesse car leur mère passe parfois des journées à pleurer dans son lit. Nous avons de la famille qui est morte torturée pendant une guerre, me racontent-ils encore.
Je n'ai pourtant pas la même relation avec Sarah que celle avec Bernadette. Je sens qu'elle a beaucoup d'amitié, voire d'affection pour moi, mais c'est moi qui me sens loin d'elle. Pas de bise ni de toucher ou gestes un peu tendres comme avec Bernadette..
« Dis, tu le fais, toi ? » Sarah ne me lâche plus. Dès les jours suivant la rentrée, elle me met le grappin dessus. « tu le fais ? » Je le demande ce que Sarah entend par le « le » de « tu le fais ».
Puis, un jour : « Tu te touches ? ». Je ne comprends pas ce qu'elle veut dire : « toucher » : bien sûr, on ne peut que se toucher soi-même dans la vie quotidienne, ne serait-ce qu'en se coiffant ou se lavant les mains... « Sois pas bête ! Tu ne sais pas ? Se toucher là, bien sûr... » Sans autre explication, Sarah met sa main sur mon short, à l'endroit de ma belette, puis la glisse furtivement ensuite sous sa jupe. « Ah ah ! Tu ne sais pas ? Que tu es bête ! » Sarah rit aux éclats devant mon ignorance. « T'inquiète, Nous t'apprendrons. »
Le geste fugace de Sarah me rappelle ces moments passés avec Bernadette. Il y a bien quelque chose de magique là, me dis-je en regardant vers ma belette. Pour une fois, j'ai hâte d'aller aux cabinets – personne n'aime y aller, ils puent l'urine de bouc – car je veux essayer. Après mon installation sur la cuvette, je commence donc à me « toucher » la belette par dessus mon slip. Rien ne se passe. Tout restait sans réaction. « C'est peut-être mon slip » me dis-je. Je l'ôte pour me caresser la peau nue : encore rien. j'insiste. J'ai l'idée, je ne sais comment, de saliver mes doigts et je me mets à mouiller mon petit dessous. C'est chaud, onctueux, doux. Peut-être quelque chose se passe enfin, là, en bas ?
Soudain, une peur atroce me prend. Tout mon ventre se noue, pire que dans la voiture. Je suffoque. J'ai la sensation que ça va éclater, que ma belette se disloque, qu'un horrible frisson envahit toute mon entre-jambes. La sueur, puis des tremblements dans les cuisses m'empêchent de me lever. Dans la pénombre des cabinets, d'innombrables petits points blancs volent dans mes yeux comme des moucherons. Je ne sais pas où je me trouve. Qu'est-ce que je fais la culotte sur mes cheville ? Une honte abominable m'inonde.
Je viens de vivre ma première crise d'angoisse.
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