Nouvelle 5 : SUR LE PONT...

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Elle courait. Comme si sa vie en dépendait. Ses pieds n'avaient pas leurs chaussures. Perdues. Ils giflaient le bitume à chaque foulée, semblant lui reprocher sa dureté et vouloir l'en punir. Toute la journée elle avait filé, bondi, sauté, rebondi. Une vraie gazelle sur son trajet urbain. Mais la chaleur du zénith devenait son ennemi. L'asphalte suintait la saleté, les détritus, tout ce qui traînait y adhérait. Cela pourrait la protéger d'une morsure excessive du feu sur sa peau, pourtant bien cornée, mais cette matière aglomérée et poisseuse la ralentissait. Trop. C'était visible à la façon dont elle décollait après avoir atterri. Amortie. Elle était amortie. Freinée dans son élan. Il n'était plus question de rebond, de ressort, mais bien de feutre, de ralenti, de modération du mouvement. Plus d'envolées, rien que de la retenue.

Elle était si fatiguée.

Comme si le temps saisissait la nature du problème, les nuages voilèrent le soleil, le ciel se couvrit entièrement, tandis qu'un flot de nimbostratus allant du gris le plus clair au noir profond composait une gigantesque mosaïque. Une couverture s'étendit sur le monde, s'épaississant peu à peu, s'assombrissant par zones et s'éclaircissant à d'autres. Sa garniture vieillissait en un temps record : l'édredon peluchait et se déchirait par endroit. Bientôt, il serait essoré à grande eau et la randonneuse en serait quitte pour se trouver un abri.

En attendant, elle poursuivait sa course effrénée, à croire que le diable en personne était à ses trousses. Deux minutes plus tard, elle pila. La rue qu'elle venait d'emprunter débouchait sur un paysage grandiose. Un gigantesque pont surplombait un ancien estuaire. Pourtant, rien ne l'en avait avertie. Aucune senteur marine, aucun cri de mouette ou de goëland, pas plus que le bruit des vagues. Cela faisait bien longtemps que la mer s'était retirée de ces rivages. Le fleuve, quant à lui, avait disparu. Seul le pont demeurait, vestige des temps passés, de restauration récente, utilité présente pour aller d'une rive à l'autre.

Elle observa rapidement le ciel, pensa que les trombes d'eau ne tarderaient plus, qu'elle ne parviendrait pas à traverser ce pont au sec. Tant pis. Pas la peine de tergiverser, un peu d'eau n'avait jamais fait de mal à personne. Elle sécherait plus tard.

Ce n'est qu'une fois engagée sur la structure qu'elle remarqua une ombre au loin, au niveau du sol. Ce n'était pas très net, et surtout beaucoup trop éloigné pour qu'elle le distingue plus clairement de sa position. Elle se dit que cela n'avait pas d'importance. Ce n'était pas bien gros. A peine plus gros que son poing, peut-être ? La méfiance l'emporta. Mieux valait ralentir. Et puis la brise s'était levée. Elle se tint au garde-fou et reprit une marche d'allure soutenue, sans toutefois se remettre à courir. Plus elle montait, plus le vent s'intensifiait, une véritable bourrasque soufflait en altitude. Elle atteignit le sommet du pont, avec de plus en plus de difficulté.

Une légère bruine commençait à tomber. Pas le déluge attendu. Les nuages s'étaient estompés, dilués, pour ne former qu'un champ de gris sombres et variés au dessus du vaste paysage. Ils baignaient l'atmosphère d'une aura de post-partum qui aurait mal tourné : le bébé était parti avec l'eau du bain, personne ne savait ce qu'ils étaient devenus.

L'homme avait devancé l'apocalypse divine. Les rares survivants fuyaient sans savoir qui ou quoi, sans connaître les possibles destinations et refuges. Ils couraient, marchaient, avançaient, disparaissaient. Nul ne savait très bien désormais où se situaient les hommes, les mutants, les autres formes. Nul n'avait encore appris les limites à respecter entre eux. Nul ne savait reconnaître les espaces viables, les frontières du vivant, celles de la matière et de l'invisible.

Tous cherchaient à survivre.

Cette tache n'augurait rien de bon. A bien y réfléchir, elle n'avait pas changé de taille depuis le début de son parcours sur ce pont. Toujours plus ou moins celle d'une main. A cette distance, avec cette ambiance de fausse couche, cela lui faisait penser à un prématuré. Une femme aurait-elle accouché là avant le cataclysme ? Que trouverait-elle une fois cette ombre atteinte... Plus que quelques centaines de mètres et elle y serait. Pourrait-elle en faire le tour sans y regarder de trop près, réussirait-elle à s'en détourner et continuer son chemin, passer même sans la voir ? Impossible. Depuis qu'elle avait posé le pied sur ce maudit pont, elle n'avait eu d'yeux que pour cette tache. Ce fragment d'apparence incongrue l'hypnotisait. Il n'avait de cesse de l'attirer, la fasciner, l'appeler.

Elle avait eu beau se retenir à la rambarde, regarder en bas malgré le vertige, scruter le ciel à s'en donner le tournis, braver le vent à s'en bruler les yeux, fixer ses pieds et s'emmêler les pinceaux, rien ne résistait à son attraction morbide. La nature mate de cette obscurité insondable la taraudait, la guidait, la forçait à avancer coûte que coûte.

Ce n'était étrangement qu'un trou dans le revêtement du pont, d'une largeur de quelques centimètres, à peu près vingt de diamètre. Sa particularité, et sans doute ce qui le faisait miroiter, voir de loin, était son opacité totale. Rien ne passait au travers, aucune lumière, aucune couleur, aucune poussière, aucun déchet. Intriguée, la voyageuse s'accroupit, s'avança et se ravisa aussitôt. D'étranges restes jonchaient les bords du trou. Blouson, sac, papiers, santiags,... Elle saisit un morceau de bois dans son bagage, dégagea les abords et s'approcha. Elle fit pénétrer le bâton dans le cercle, puis le ressortit, intact. Enhardie, elle enfila les bottes trouvées là, et de la pointe du pied toucha la surface sombre. Rien. Elle ne ressentait absolument aucune différence avec la situation initiale et ramena vivement son pied sous sa jambe. Elle allongea alors le bras afin de positionner sa main au dessus de la tache, sans ressentir aucune vibration, aucune sensation de température. Abaissant les doigts, elle frôla le parement du pont jusqu'au noir intense qui se saisit alors de sa main entière en un bruit de succion vorace. Elle n'eut aucun moyen de se soustraire à cette prise directe et totalement hermétique de l'ombre, qui engloutit en un instant son bras et son épaule. Seule, sa tête, hurlante et dressée vers le ciel, résista quelques secondes, poussant un cri d'abominable désespoir, couvert par le déluge qui s'était enfin décidé à percer.

Il ne resta plus d'elle que son sac JudithetRose éventré, détrempé, rapidement éparpillé au vent violent.

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