Billet vers l'ailleurs

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Sa vie bascule à l’instant où il tient, enfin, le billet entre ses doigts. La fille le lui a tendu avec un grand sourire et en retour, il sourit plus encore. Le Soleil rentre en force dans l’agence et souligne l’instant d’une chaleur perceptible, dans un cadrage de cinéma.

Mais peut-être sa vie avait-elle déjà changé un moment plus tôt, en franchissant l’entrée, parce que cette fille qui l’avait accueillie était incroyablement belle, parce qu’elle était venue à sa rencontre d’une démarche talons aiguille, en lui souriant. Sur son bureau, une tasse d’un bleu azur fumait à côté d’un clavier blanc. À ce moment, le monde était lumineux et calme, le bruit extérieur avait été mis en bouteille. Elle avait la bouche cerise et brillante, la denture sortie d’une publicité.

Non. Sa vie s’était métamorphosée encore un peu plus tôt dans la matinée, en donnant le troisième tour de clé à la serrure branlante de la porte de son appartement, renfermant ainsi le passé, et offrant des perspectives à tout le reste. Il avait descendu les quatre étages sans croiser ses voisins, avait trouvé la boîte aux lettres vide, et le porche grand ouvert vers une rue qui sentait le printemps. Un petit vent frais, une odeur de place nette. La voiture était là où il l’avait garée la veille, sans papillon ni rayure. Lorsqu’il avait mis le contact, la radio avait entamé un air gai qu’il n’avait jamais entendu.

Oui, déjà à ce moment, la page était tournée. La circulation était fluide, les feux verts lui faisaient la révérence. Les piétons restaient sur les trottoirs et semblaient danser avec la musique. Il se faisait des œillades par delà ses lunettes de soleil ; dans le rétroviseur, il se trouvait plutôt pas mal, enfin, moins fade que d’habitude. Oust, le gris ! Au placard, les mauvaises habitudes ! Dans quelques minutes, il aurait le billet en main et dans moins de quarante-huit heures, il serait loin. Peut-être même très loin.

Il avait tourné comme dans un manège sur le rond-point de l’Étoile et repéré peu après une place libre juste devant l’agence. Avant d’entrer, il avait respiré à pleins poumons et s’était offert un panoramique de la rue, lentement. C’est comme ça qu’il aimait Paris, et comme ça qu’il la quitterait. Comme tout le reste. Sa vie changeait et le monde avec lui, pour lui, et peut-être même grâce à lui.

Ses lèvres sont cerise, ses yeux noisette. De sa bouche sortent des pétales de jasmin. Tandis qu’il feuilletait les brochures étalées devant lui, elle buvait son thé à petites gorgées, sans arrêter de sourire. Il peut aller n’importe où, il en a les moyens. Il a économisé longtemps, sans décider vraiment pourquoi, mais maintenant c’est clair et limpide. Il a mis cet argent de côté pour tout cela, depuis le troisième tour de clé dans la serrure de son appartement jusqu’à la bouche cerise et le billet, et il ne veut surtout pas être informé d’où et quand la magie s’évanouira.

En fait, il souhaite que cela ne s’arrête plus jamais et les yeux noisette, bien entendu, le savent. Elle se déhanche plus qu’elle ne se relève, elle parle, mais il n’entend rien. Il plane, le billet en main. Il est debout, le monde tourne autour de lui et il pense que bientôt, c’est lui qui tournera autour du monde. Il virevolte de plus en plus vite, il voit les choses un peu floues, mais c’est une sensation agréable, un laisser-aller qu’il fait durer. Elle lui prend le bras, sa poigne est douce et réconfortante. Oui, il va bien, drôlement bien, merci.

Il a déterminé que sa vie avait enfin amorcé le virage tant espéré en allant à la banque, puis ce matin en fermant la porte de chez lui, mais maintenant il en est sûr, c’est avec le billet dans la main qu’il se sent renaître.

Il avait toujours pris soin de ne garder qu’un seul compte bancaire. Régulièrement, on lui téléphonait, on lui écrivait, pour lui proposer l’ouverture d’un ceci-cela, mais non merci, il était resté ferme.

— Bonjour, je suis votre nouvelle conseillère, je vous appelle pour faire le point sur vos comptes.

— Mon compte.

— Comment ?

— Je n’ai qu’un seul compte et il se porte bien. Très bien, même.

Et puis une énième nouvelle conseillère l’avait contacté, et il avait accepté un rendez-vous, afin de le clôturer. C’était hier.

En entrant dans la banque, l’air climatisé juste à la bonne température lui avait soufflé que tout irait bien, que la conseillère avait de longs cheveux blonds retenus par un ruban bleu et que son argent l’attendait bien rangé dans une enveloppe. Il était entré, puis sorti. Elle lui avait souhaité un excellent voyage, franc et sincère. Elle cadrait bien avec son bureau minuscule. Une petite rébellion de poudre sur les pommettes et un pot à crayons en forme de gros chat orange sur la table ; deux tons dans l’ensemble couleur de lait, pour rehausser une austérité imposée.

C’était hier et aujourd’hui, alors que les feux verts le bénissent et que les piétons l’acclament, le billet toujours en main, il file sur les Champs-Élysées, car maintenant, il a faim. Une faim d’ogre, une faim de nouveau riche, une faim d’entrée, plat, dessert, vin et café. Une place à deux pas du trois étoiles semble l’attendre, il s’offre un dernier créneau.

Un homme en costard pourpre et chemise noire se tient devant le restaurant. Il le voit arriver, l’inspecte de bas en haut, puis attrape la poignée de la porte et la tire en grimaçant un peu. On ne peut pas dire que ce nouveau client colle avec l’endroit, mais il ouvre quand même, car c’est son boulot.

Son appétit urgent devient vorace à la lecture du menu. Il ne regarde pas les prix. Cela l’étonne et le rassure. Il se demande s’il prendra enfin un peu de poids, lui l’éternel rachitique. Il se veut avec du bide, il se rêve étouffé à la graisse de canard, dévoré par les calories à toutes les sauces, jeté en pâture à tous les problèmes nutritionnels. Il veut mourir la bouche pleine. On lui sert un kir royal, qu’il a choisi à la crème de pêche, le porte à ses lèvres, ferme les yeux. Le billet se pavane sur la table, il le caresse de son autre main. Oui, pense-t-il tandis qu’il retarde encore un peu l’arrivée du liquide sur sa langue, demain je serai gros, demain je serai saoul, je ne dessaoulerai pas jusqu’à la montée dans l’avion. En fait, je serai saoul dans l’avion également. Je viderai les bouteilles de champagne embarquées, j’achèterai un whisky scandaleusement cher que j’offrirai au pilote une fois l’appareil posé. Il sourit, caresse le billet du bout des doigts. Il va déjeuner avec lui, il faut que le billet voie tout, car tout cela, c’est grâce à lui. Il va le plastifier, le protéger, mais toujours il sera aux premières loges afin d’être le témoin de sa nouvelle vie.

Les gambas sont exquises et la mayonnaise meilleure encore, il demande et redemande du pain. Avec ça, il boit doucement une demi-bouteille de blanc sec, et un Grand Bordeaux doit être à chambrer quelque part en cuisine, attendant qu’il passe à la viande. Il savoure chacune de ses bestioles, aspire le contenu de chaque tête avec rigueur. Autour de lui, on mâche, on broie, on fait tourner dans sa bouche, on sirote à l’unisson. Il se sent bien dans cet ensemble omnivore qui dilapide son argent pour des assiettes à moitié vides.

On lui apporte un tournedos, grillé à point, avec des frites. Il a longtemps hésité entre ça et d’autres mets qui, sur le papier, semblaient aussi exquis qu’abscons : chevreuil macéré au jus de miel et méli-mélo de riz sauvages, coquelet farci aux morilles et terrine de navets doux, daurade aux cinq épices et julienne de légumes à la broche. Tout paraissait poétique et alléchant, mais finalement, c’est un simple morceau de bœuf qui a le plus éveillé ses papilles. La bonne viande est si chère qu’elle avait disparu de ses repas quotidiens, remplacée par les steaks hachés surgelés et le jambon en tranches. Le couteau s’enfonce dans la chair comme s’il s’agissait d’une mousseline de fruits rouges. Le cœur est aussi parfaitement rose que le pourtour est caramélisé, la première bouchée est si fondante qu’il en ferme les yeux. Les frites ne sont pas en reste. Elles sont « fait maison » et croustillantes, comme indiqué sur la carte. Il les plonge dans une sauce béarnaise qui n’a rien à envier à la mayonnaise du plat précédent. Pas un morceau de gras n’est mis de côté, pas une frite n’est délaissée, il rend son assiette vide à l’exception d’une feuille de salade qu’il aurait bien mangée si au dernier moment, il n’avait pas eu un sursaut maniéré. Dans cette nouvelle vie, il ne toucherait pas à la garniture.

Cédant une fois de plus à la facilité, il se délecte d’une simple mousse au chocolat, mais une mousse au chocolat à se damner. Après la dernière cuillerée qu’il laisse fondre longtemps entre la langue et le palais, il termine son verre de rouge et s’essuie la bouche, puis demande un espresso. On lui apporte dans une petite tasse avec un spéculos qu’il dédaigne avec un sourire entendu. Dans cette nouvelle vie, il ne toucherait pas au spéculos ni à la noisette enrobée de chocolat, que l’on offre habituellement avec le café.

L’addition arrive sur un plateau en argent, presque un peu trop tôt, alors qu’il ne reste plus que lui dans la salle. Il a bu son espresso doucement, du bout des lèvres, regardant les autres se lever et se caresser la bedaine, les joues rouges et la bêtise de l’alcool élargissant un sourire de client repu et heureux. Lui aussi est repu et heureux, et la note n’y change rien.

En sortant du restaurant, il se surprend à tituber, et cela le met en joie. Il inspire, gonfle sa poitrine. Il est gris, mais dans sa tête éclatent toutes sortes de couleurs, allant du bleu azur au vert prairie, jusqu’au blond du sable qu’il foulera bientôt. Il caresse le billet sagement rangé dans la poche de sa veste et songe au lendemain, tôt dans la matinée, quand il agrippera les accoudoirs de son siège, au moment du décollage de l’avion.

Il arrive sans vraiment y penser à côté de sa voiture. Il la regarde et la trouve laide. C’est une Peugeot qu’il a achetée d’occasion il y a des années, et la voir là, entre deux berlines étincelantes, lui fait l’effet d’avoir découvert un asticot dans sa salade. Il reste un moment immobile, la tête légèrement de côté. Adieu, vieille guimbarde ! pense-t-il. Puisses-tu demeurer ici encore longtemps, bien que j’en doute.

Il s’éloigne de la voiture, s’arrête, revient sur ses pas, ouvre la portière côté passager puis la boîte à gants. À l’intérieur, outre un vieux plan de la région parisienne, un paquet de mouchoirs mentholés et le manuel du véhicule, il retrouve ses lunettes de soleil. Il en aura besoin d’ici peu, et peut-être même tout de suite. Il en frotte les verres avec un pan de sa veste puis les met sur son nez. Il claque la portière et s’éloigne de nouveau, sans l’avoir verrouillée, et ça le fait sourire. Il y a quelques jours encore, une simple petite rayure sur une aile, la marque d’un ballon sur le capot, ou un papillon coincé sous les essuie-glaces l’auraient fait rentrer dans une rage folle. Mais aujourd’hui est un autre jour, un nouveau premier jour, et il s’en va en sifflotant, emporté par le bon vin.

Il erre sur les avenues, longe des magasins achalandés et se souvient être un samedi. Les trottoirs sont comme des rivières de badauds, mais il passe entre les gouttes ; les gens s’écartent, sans en avoir l’air, de sa trajectoire. Plus loin, dans un petit parc, des enfants crient et jouent. Cela lui rappelle que son appartement donnait sur la cour d’une école, alors il fuit rapidement. Il ne veut plus entendre parler de sa voiture, ni de son appartement, ni de rien qui puisse faire surgir un quelconque souvenir.

Sa déambulation éthylique le mène Place de Clichy et son boulevard, qu’il redescend jusqu’à la Place Pigalle. Il est déjà venu ici, de nuit. L’endroit avait alors un tout autre visage. Il se souvient des néons, des vitrines et des rabatteurs, des hommes qui marchaient comme lui, tête basse, un peu honteux d’assouvir leur curiosité. Il avait parcouru le boulevard plusieurs fois, dans un sens puis dans l’autre, sans trouver le courage d’entrer dans le sex-shop qu’il convoitait ; son nom s’étalait en grand et en rouge au-dessus d’une porte-tourniquet. En ce milieu d’après-midi, avec cette foule qui semble occupée à toute autre chose, comme suivre leurs guides qui brandissent parapluies et drapeaux, il se sent suffisamment invisible pour pousser l’entrée qui tourne et le propulse à l’intérieur. L’endroit est conforme à ce qu’il avait imaginé. Tout un pan de mur est destiné à divers objets — godemichés de toutes formes, dimensions et couleurs, boules de geisha, pinces et fouets —, tandis qu’au milieu de l’endroit sont alignés des bacs de DVD. Sur sa droite, derrière la caisse, est assis un vieux bonhomme barbu. Deux femmes discutent à voix basse, assises sur de hauts tabourets. L’une est brune et un peu grasse, tout à fait vulgaire à vrai dire, avec son maquillage et sa nuisette transparente. L’autre, une jeune métisse aux longs cheveux frisés et aux pommettes hautes, est vêtue d’un bustier bleu nuit. Il avance lentement, longe un bac sans vraiment s’y intéresser, s’arrête un instant devant une tête de gondole présentant strings et soutien-gorge en bonbons, poursuit vers le fond du magasin où, semble-t-il, se trouvent les cabines de projection. Il hésite, se tourne vers le comptoir de la caisse et aperçoit la métisse qui le regarde. Elle lui sourit et, d’un geste de la main, l’invite à s’approcher. Il s’exécute, poussé par les dernières vapeurs d’ébriété, et sent très nettement ses joues virer au rouge. Elle lui demande s’il voudrait faire un petit tour dans un salon privé avec elle. Il accepte.

C’est une petite pièce aux murs peints en rouge sombre, muni d’un fauteuil usé, d’une chaise sur une petite estrade, d’une commode et d’un grand miroir. Elle lui dit de se mettre à l’aise, mais il préfère rester debout. Elle lui demande comment il s’appelle tout en ôtant son bustier, il lui répond en ouvrant sa braguette ; alors qu’elle ôte sa culotte, il lui retourne la question. Elle s’appelle Nicole. Tu es très belle, Nicole, lui souffle-t-il. Elle sourit et le remercie, pose ses mains sur le dossier de la chaise, un genou sur l’assise, et lui présente ses petites fesses rebondies dans une cambrure bien étudiée. Ne sois pas si timide, nous sommes là pour nous amuser. Il lui répond qu’effectivement il est timide, d’autant plus que les effets de l’alcool ont tout à fait disparu, mais ça, il le garde pour lui. Il se masturbe debout tandis qu’elle se caresse juste sous son nez, puis elle pose ses fesses sur le rebord de la chaise et écarte les cuisses. Son pubis est épilé, les lèvres intérieures de sa vulve sont fines et roses. Tu es très jolie, répète-t-il, et elle réitère son remerciement tout en s’introduisant un doigt. Au moment où il va jouir — elle l’a sans doute deviné —, Nicole lui dit qu’il a une belle queue et lui demande s’il voudrait, pour un petit supplément, qu’elle le prenne dans sa bouche, mais non merci, il est venu pour se rincer l’œil. Rien de plus. Cela n’a rien à voir avec le petit supplément. D’ailleurs, excité par cette fille aux seins ronds qui ondule pour lui, il pense au billet dans la poche de sa veste.

Il sort du magasin et remet ses lunettes de soleil. Il a osé et il l’a fait. Il a franchi le tabou du qu’en-dira-t-on. Le « on », il s’en fiche. Le « on » est un bel hypocrite, pour ça et pour bien d’autres choses. Il se rend compte que ce moment passé avec Nicole apaise une frustration tenue depuis longtemps, mais éveille par flashes ses douleurs passées, celles qui l’ont poussé à clôturer son compte bancaire, quitter son appartement, et apprécier la superficialité de la bouche cerise afin d’acheter sa nouvelle vie. Il vérifie que le billet est toujours à sa place et dès que ses doigts le frôlent, ces douleurs disparaissent. Alors il continue sa marche, en direction de Barbès, sans penser qu’en ce moment même, son patron le maudit d’avoir déserté son travail sans prévenir et sans être joignable, car il a enfermé son téléphone portable avec tout le reste à triple tour. Il est hors d’atteinte, définitivement. Rien ne peut plus le départir de sa joie d’être enfin libre, rien ne peut plus entraver cette impression que le monde lui appartient. Aucun rabatteur ne vient l’importuner, aucun troupeau de touristes ne vient se planter devant lui pour dévier sa progression heureuse, et le ciel clément semble ne plus jamais pouvoir se voiler.

C’est le moment, à présent, de faire ses adieux à la seule personne qui le mérite. Arrivé sous la station de métro Barbes-Rochechouard, il bifurque sur le Boulevard Magenta puis la Rue Lafayette.

Il prend son temps. Il a toujours bien aimé ces quartiers, et les chérit d’autant plus aujourd’hui que les voitures ont l’air de passer au ralenti, sans bruit et sans heurt. Les piétons arborent un sourire estival. Aucun ne se presse, aucun ne s’énerve, tous forment un ensemble qui ne ressemble en rien à l’habituel ballet des aigris. L’enfant aide le vieillard, la cravate laisse passer le caddie, l’hirsute renseigne la mise en plis. Pour un peu, il voudrait prendre part au tableau, mais le voilà arrivé à destination. Il sonne à l’interphone. On lui ouvre. Il longe un couloir sombre puis monte trois étages en sautant une marche sur deux et se tenant à la rambarde qui tremble, comme il l’a fait maintes fois. À l’étage, la porte est déjà ouverte et Maxime l’attend, comme toujours, mais pour la dernière fois. Il entre et s’installe à sa place dans la cuisine. Il entend Maxime fermer sa porte à double tour, puis le haranguer de son habituel : « Alors frérot ! ». Plus tard, lorsqu’il partira, il aura l’impression d’abandonner sa propre chair, alors qu’il n’est pas le frère de Maxime, mais c’est tout comme. C’est ce qu’il se dit. Pour le moment, Maxime ouvre le frigo et sort deux bières qu’il pose sur sa vieille table en formica, déjà encombrée d’un bazar indescriptible. Entre les papiers administratifs, qui attendent d’être remplis et renvoyés, les factures, qui ne seront jamais classées, les emballages de gâteaux et les paquets de cigarettes, les canettes et les bouteilles de toutes sortes, il reste encore un peu de place pour un coude et un seul, qu’il sait précisément où mettre et comment faire tenir. Maxime, lui, pousse un peu du revers de la main et s’allume une cigarette.

Alors ça y est, frérot, c’est le Grand Jour ? Ne réponds pas, ferme-la, tu veux ? Laisse-moi occuper la place avant que je me retrouve comme un con à te regretter. Quelque chose me dit que oui. La gueule que tu as, peut-être, ce sourire, ces yeux qui brillent. C’est bien. Tu as raison. Tu as le courage d’aller jusqu’au bout, toi, au moins. Beaucoup trop de gens rêvent dans le vide. Montre-moi le billet. C’est marrant, hein ? Ça n’est qu’un billet d’avion tout bête, un bout de papier imprimé, mais si on y regarde de plus près, on voit qu’il s’agit d’un aller simple et ça, rien que ça, lui donne une autre valeur. Je suppose que tu garderas le talon précieusement, car c’est la première pierre de ton nouvel édifice, la preuve qu’un jour tu as dit merde à tout et que tu es parti. Tiens, je te le rends, remets-le bien dans ta poche, il serait idiot que tu le perdes.

Maxime boit une gorgée de bière, puis aspire longuement sur sa cigarette. Dans ses yeux se lit un étrange mélange de tristesse et de satisfaction. Ouaip, dit-il après avoir dégluti une nouvelle gorgée, trop de gens rêvent dans le vide. Trop de blaireaux te balancent des ci et des ça, mais en vérité, peu se jettent à l’eau. Il est facile de tirer des plans sur la comète, mais lorsqu’on se rend compte des conséquences, des sacrifices, il n’y a plus personne. Mais ce n’est pas à toi que je vais l’apprendre, hein ? Oh, je te connais, tu me diras que mis à part ton boulot loin d’être passionnant, et ton train-train de célibataire, tu n’as rien à perdre, mais crois-moi, je t’admire quand même. Comme tu me vois là, eh bien, je suis un blaireau comme les autres, écrasé par la peur de gâcher le peu que je possède pour une destination et une vie inconnues. Parce que ça pourrait être encore pire, bien pire. Qu’y a-t-il de pire que la monotonie sinon la galère ? Qu’y a-t-il de plus flippant que la défaite ? De se rendre compte qu’on ne mérite rien sinon ce que nous avions, et que ce que nous avions, eh bien, nous l’avons perdu. Tu veux une autre bière ?

Maxime se lève et ouvre la porte de son frigo. D’un coup d’œil, on remarque que mis à part des bières, il ne s’y trouve pas grand-chose. Maxime, toi aussi tu pourrais vider ton compte, toi aussi tu pourrais rencontrer la bouche cerise, il suffit de le vouloir. Il a envie de lui hurler : il suffit de le vouloir ! Mais il se retient, il ne souhaite pas faire de peine, car il sait que Maxime a bien plus à perdre que lui, des obligations dont il doit s’acquitter, des réalités bien plus difficiles à boucler que la porte d’un appartement. Alors il se tait, il termine sa bière et accueille la suivante avec un sourire.

Je ne te propose pas de rester ici cette nuit, frérot. Je suppose que tu as déjà tout planifié jusqu’au moment où tu poseras ton cul dans l’avion. Je te connais, l’improvisation ce n’est pas ton fort. Même si une fois là-bas, il faudra bien, tu ne peux pas prévoir ce que tu ignores, hein ? Mais je ne m’en fais pas. Tu as eu les couilles de liquider ta vie ici et il n’y a pas de raison que tu les perdes en route. Allez, bordel, casse-toi maintenant. Tire-toi avant que je me mette à chialer.

Il prend Maxime dans ses bras. Pour la première fois depuis trente ans, l’un et l’autre rangent leur masculine réserve au clou pour exprimer ce qu’ils ressentent. L’étreinte dure longtemps, sincère et douloureuse.

Tchao, frérot, fais gaffe à toi.

Relaxe Max, reste toi-même.

De nouveau dans la rue, il s’essuie les yeux. Il laisse son cœur se dégonfler quelques instants, puis reprend son chemin. Il ne lui faut pas plus de dix pas pour se sentir tout à fait bien. Les deux bières ont réchauffé son esprit et tandis qu’il traverse l’avenue pour se payer un dernier tour de métro, lui reviennent des souvenirs de la journée qui s’achève. Une odeur de thé au jasmin, un petit quelque chose de Nicole, aussi.

Il entend la rame de métro arriver à l’autre bout du couloir de la station, mais il peut arriver sans se presser, et même faire un pas de danse sur le quai, car les portes ne se fermeront pas sans lui. Les passagers sont clairsemés, un carré vide lui permet de prendre place dans le sens de la marche. La rame démarre et fait son office. Il savoure chaque arrêt. Il se délecte des entrées et sorties, du souffle des portes et du signal d’avertissement — qui resterait comme un leitmotiv mécanique mémorable —, et des discussions indistinctes couvertes par le chuintement des pneus sur les rails. Chaque son, chaque sensation, s’imprègne dans son esprit et composent petit à petit un chant d’adieu des transports en commun. Il scrute les visages, soutient les regards. Son quotidien se concentre dans un sac de souvenirs qu’il prend bien soin d’oublier sur la banquette en partant. Avant de remonter à la surface, il s’arrête un instant et laisse couler sur lui un courant d’air chargé d’une odeur d’urine ; d’une dernière inspiration, il fait son adieu à cette folie souterraine.

Le Soleil est passé derrière l’horizon des toits. Les oiseaux gazouillent à l’ombre. L’avenue est dans cet état de contraste qui embellit le plus anodin. Un immeuble, au coin de la rue, invite l’œil à suivre le parcours de ses conduits de cheminées, à remarquer sa façade que l’obscurité retape, et s’étonner des pavés qui, à son pied, drainent les reflets d’un grand nettoyage avant fermeture. Peu à peu, les commerçants baissent le voile, alors que l’on s’installe sur les terrasses pour se retrouver, et boire à la santé du jour qui se termine. Entre deux bistrots, des enfants jouent au football dans une cour. Un peu plus loin, sous un arbre s’étant frayé un chemin entre un mur couvert d’affiches et un poteau de béton, un jeune homme est assis sur une chaise pliante. Il regarde d’un air satisfait l’agitation vespérale de sa rue, les enfants qui courent, les adultes qui boivent, et les quelques commères postées devant les portes entrebâillées d’immeubles qui aspirent les premières salves de fraîcheur. Bientôt, toutes les fenêtres seront ouvertes et les bruits intérieurs se mêleront à ceux de la rue pour former le concert urbain des cigales parisiennes.

Une grosse femme en chemise violette traverse la rue, devancée d’un roquet qui tire sur sa laisse. Un homme au visage balafré fume une cigarette et semble attendre quelqu’un. Un gamin se presse, le ballon sous le bras, de rentrer chez lui.

Il est temps de quitter la ville et d’entamer la transition, alors il lève la main pour héler un taxi. Un gros monospace gris métallisé s’arrête. L’habitacle exhale le patchouli. Le chauffeur démarre sans dire un mot. Il indique l’aéroport puis s’enfonce dans le cuir, et approuve l’idée d’un trajet silencieux et solennel. Il sent dans sa poche le billet et son cœur se gonfle comme un ballon de baudruche. Avec la vitesse, c’est la distance qui bascule à rebours. La voiture avale les kilomètres qui le séparent de la prochaine étape. Il a hâte d’être dans les airs, lorsque le compteur emballé le propulsera à toute vitesse loin de ces rues, de cette ville, ce pays, loin vers un ailleurs à l’inconnue beauté. Le taxi glisse quelque temps sur le périphérique puis se lance vers le nord, il ferme les yeux et savoure le ronron de la gomme sur l’asphalte.

— Pas de bagage ?

— Non, aucun.

— Vous partez pour un court séjour, alors.

— Un très long séjour.

— Ah.

Le chauffeur semble tout à coup ne plus avoir envie de parler. La jalousie lui a cloué le bec. En tout cas, c’est ce qu’il se dit, et il s’enfonce de nouveau dans le cuir confortable. Maxime a raison, beaucoup rêvent d’un ailleurs, mais peu se mettent en route, et toujours en aller-retour. On s’autorise des sauts de puce, on s’achète du dépaysement à courte durée, mais chaque fois on retourne à son point de départ, car privé de cette réalité, le désir n’est rien. Mais lui ne rêve plus, il file à toute allure vers un monde où il n’y a pas d’hôtel dans le désert, pas d’exploitation locale ni de ressources détournées, inconnu heureux parmi les simples, loin du béton puant le pot-de-vin et des décors en carton-pâte. Il ne part pas en vacances, il s’installe ailleurs. Il ne voyage pas, il migre. Il se sent comme un animal unique en mue. Peut-être laissera-t-il, à la vue de l’aéroport, une autre gangue sur le siège arrière du taxi. Nicole a-t-elle trouvé une enveloppe molle au pied du fauteuil usé ? Chaque nouveau pas est une transformation, il est de plus en plus calme, de plus en plus beau.

Les mains dans les poches, le billet bien à plat contre sa cuisse, il laisse le sas s’ouvrir en grand avant de pénétrer dans le hall. On dit que les voyageurs perdent trente pour cent de leurs facultés d’observation et de logique dans les aéroports. Lui sait qu’il a une confortable avance, alors il se plante devant le grand panneau des départs et laisse voguer son esprit dans les lignes. Helsinki, Chicago, Dublin, autant de destinations alléchantes qu’il aurait très bien pu choisir. Devant bouche cerise, il avait longuement hésité, à tel point que, peut-être, le thé avait fini par refroidir. Mais il est si bien en ce lieu de transition, et tourner les pages est si facile !

Il promène son regard lentement, puis se dirige vers les comptoirs d’enregistrement. Il les longe, il siffle presque. Bonsoir, non pas de bagage, merci. Et le sourire d’une autre bouche cerise, un baiser confus aux longs cils étonnés, un bravo suivi d’une excuse, à la pause il faudra que j’en parle aux copines. Un aller simple, oui, sans bagage, et du bonheur jusque là, non, jusque là ! Adieu et bon voyage !

Il marche lentement, il a le temps, et l’aéroport semble lui aussi avoir levé le pied. Deux douaniers discutent et boivent un café, accoudés à un bloc peint en noir et posé là. Plus loin, un mec affalé sur une rangée vide feint de dormir, mais son pied bat une mesure qui n’est pas celle des rêves. Une femme pousse un barda de produits ménagers, de balais et de sauts empilés ; une roue couine et le son se répète, raisonne sans que rien ne puisse l’arrêter.

Il pose ses pauvres affaires — portefeuille, passeport et montre — dans un panier en plastique, passe le portique, puis les reprend, dans l’indifférence générale. Il sort le talon du billet, vérifie la porte d’embarquement, et se dirige d’un pas paisible jusqu’au bout des rangées de sièges, afin de se coller à la grande baie qui donne sur les pistes. Peut-être s’endort-il alors, le talon du billet serré dans sa main et la main dans sa poche. Il reste immobile, le menton baissé, le sourire aux lèvres et l’esprit tranquille. Tout est arrivé à son moment et de la meilleure manière ; la banque, l’achat du billet, l’après-midi consacré aux réalisations puis aux adieux. Son esprit flotte dans un essaim de sérénité, enfin, et de grande plénitude.

Il lève les yeux au moment où s’ouvre le portillon de l’embarquement. Il n’est pas le seul à attendre, mais l’avion ne sera pas lourd. Un jeune couple se tient par la main juste devant l’hôtesse qui rassemble ses affaires sur un petit pupitre. Derrière eux, une vieille femme fouille dans ses poches avec lenteur et détermination. Derrière elle, un petit homme en costume nettoie ses lunettes, les oreilles obstruées par des écouteurs. Il se lève et vient se poster en queue de file, les mains dans les poches, le talon du billet empoigné comme un gri-gri protecteur. Il remarque que les autres passagers traînent des bagages cabine. Ça le fait sourire, et ce sourire perdure alors qu’il se présente devant l’hôtesse, charmante au visage d’ange, cheveux d’ange, jusqu’aux ailes qu’elle garde pliées dans son dos. Il tend le talon du billet, elle le caresse du bout des doigts puis hoche doucement la tête. Sa bouche est framboise ou mûre, suivant les reflets. Elle met un bras autour de son épaule et l’invite à tourner la page. Ici et maintenant. Il le sent fort comme si sa vie se réduisait à cet instant. Il avance dans le tunnel comme dans un lointain souvenir de communiant, avec la précaution des événements tissés d’avance. L’hôtesse ferme le sas derrière eux puis l’accompagne à l’intérieur de l’appareil qui dégage une odeur de cuir et de moquette tout juste posée. Des loupiotes au plafond et sur les parois incurvées diffusent une apaisante lumière bleutée. Il sent sous ses pieds que le moteur tourne. Une autre fille l’accueille, tout en sourire et en cou, pour l’amener jusqu’à sa rangée. Il se faufile près du hublot et regarde au-dehors. Des étoiles sur un fond noir, immobiles et en nombre infini, lui font la révérence ; la nuit du plus grand départ le salue d’un crépitement de flashes. Merci, au revoir !

Au bout de la piste, l’appareil se positionne, puis d’un seul coup se jette en avant. La carlingue vibre et la Terre fuit sous les pieds. Il se cramponne aux accoudoirs. Dans sa main serrée, le talon du billet semble se plier et se tordre sous l’accélération.

Ainsi s’en va l’homme le plus léger du monde, dans l’avion de nuit le plus petit du monde, un colibri aux ailes argentées, un adieu qui part en biais vers une destination longtemps rêvée.

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