IV - La "via crucis" de frère Pastinacus
L'abbé Fulbert, homme de Dieu et de sagesse, ne put retenir un froncement de sourcils à la vue de « Sans Avoir ». Présenté par Frère Vigil, le nouveau venu exhalait un parfum... disons, rustique, qui rivalisait avec celui des navets entreposés dans les caves de l'abbaye. Sa coule, d'un blanc douteux, traînait sur le sol, et ses pieds nus témoignaient d'un périple qui avait dû être... éprouvant.
– Frère Vigil, murmura l'abbé, cet homme sent... la terre. Et pas la terre bénie, celle des champs après la pluie.
Frère Vigil, impassible, répondit :
– Père abbé, il prétend venir de la Sainte-Racine, mais son histoire est aussi claire qu'un bouillon de navets troubles.
L'abbé soupira, son regard se posant sur « Sans Avoir ».
– Mon fils, votre état est... déplorable. Il est évident que vous avez besoin de soins.
« Sans Avoir », penaud, balbutia :
– Père abbé, je...
L'abbé l'interrompit d'un geste de la main.
– Inutile de parler, mon fils. Vos actes parleront d'eux-mêmes. Frère Vigil, conduisez cet homme aux bains. Qu'il soit lavé de ses péchés... et surtout de sa crasse.
Les bains de l'abbaye étaient un lieu de propreté et de purification, où les moines se lavaient le corps et l'esprit. Mais pour « Sans Avoir », ce fut une épreuve. L'eau, chauffée par un système ingénieux de tuyaux et de chaudières, était brûlante. Le savon, à base de plantes et de cendres, piquait ses yeux et sa peau.
Frère Vigil, tel un bourreau, supervisait le bain, veillant à ce que « Sans Avoir » frotte chaque centimètre de son corps. Il avait l'air d'un geôlier surveillant un prisonnier, d'un maître d'école surveillant un élève indiscipliné.
– Frottez plus fort, Frère Pastinacus ! tonnait-il. La saleté est l'ennemie de la piété !
« Sans Avoir », gémissant et suant, obéissait tant bien que mal.
Après une heure de supplice, il fut enfin autorisé à sortir du bain. Sa peau, rouge et irritée, brillait comme un navet fraîchement lavé.
Frère Vigil lui tendit une serviette et un habit propre.
– Habillez-vous, Frère Pastinacus, dit-il, avec un sourire narquois. Vous êtes maintenant propre... à peu près.
« Sans Avoir », grelottant et épuisé, s'habilla en silence. Il se sentait lavé, essoré et repassé.
-oOo-
Frère Pastinacus venait de passer la première épreuve de sa carrière monacale !
Le soleil déclinait, projetant des ombres allongées sur les murs de l'abbaye. Les moines, silhouettes sombres et silencieuses, se rassemblaient dans le chœur pour les vêpres. « Sans Avoir », alias Frère Pastinacus, se tenait parmi eux, l'esprit embrumé par la fatigue et le corps encore endolori par son bain forcé. Son seul désir était de rejoindre sa cellule et de s'effondrer sur un doux lit de paille.
Mais le devoir l'appelait. L'office des vêpres était une épreuve à laquelle il ne pouvait se soustraire. Il ouvrit son livre de prières, les yeux mi-clos, et tenta de suivre les chants. Mais sa voix, éraillée par la fatigue et l'inexpérience, ne produisait que des grognements discordants, des couinements involontaires qui contrastaient cruellement avec la mélodie sacrée.
Le père abbé, assis sur son siège, observait la scène avec un mélange de pitié et d'amusement. Il avait bien compris que frère Pastinacus n'était pas un moine dans l'âme, mais il ne pouvait s'empêcher de sourire devant ses efforts maladroits. Frère Vigil, à ses côtés, se retenait de rire, mais ses épaules tremblaient légèrement.
Les autres moines, eux, s'efforçaient de garder leur sérieux, mais quelques regards amusés et quelques sourires discrets trahissaient leur amusement. Notre moine apprenti se sentait rougir, mais il continuait à chanter, ou plutôt à tenter de chanter, avec une obstination digne d'un navet têtu.
Le chant s'acheva enfin, et les moines se dispersèrent, laissant « Sans Avoir » seul dans le chœur. Il soupira de soulagement, se demandant comment il allait pouvoir supporter d'autres épreuves de ce genre. Frère Vigil s'approcha de lui, un sourire narquois aux lèvres.
– Frère Pastinacus, dit-il, il est temps de se retirer.
– Enfin ! s'exclama « Sans Avoir », les yeux brillants de soulagement. Je n'en pouvais plus.
Frère Vigil le conduisit à sa cellule, une petite pièce austère avec un lit de paille et une fenêtre minuscule.
– Reposez-vous bien, Frère Pastinacus, dit-il, en fermant la porte.
Frère Pastinacus se jeta sur le lit, ses os craquant sous le poids de son corps fatigué. Il ferma les yeux, et s'endormit instantanément, rêvant de navets géants, de chants grégoriens harmonieux, mais aussi de phalange miraculeuse.
« Sans-Avoir » n'oubliait pas que sa véritable épreuve, sa quête du Graal était de rapiner la phalange d'orteil de Sainte Radegonde !
-oOo-
A peine le dos de son dos avait-il touché la paillasse que des pas lourds résonnèrent dans le couloir, suivis d'un coup sec à la porte.
– Frère Pastinacus ! tonna une voix caverneuse. Levez-vous, dormeur impénitent ! L'heure de la sainte agape a sonné !
« Sans Avoir », abalourdi, se redressa en sursaut. Frère Melchior, le prieur à la stature de chêne et au regard de silex, se tenait dans l'embrasure, silhouette imposante drapée de bure.
– Le réfectoire vous attend, frère. Et l'édification de votre âme également.
« Sans Avoir », les membres engourdis, suivit le prieur, ses pieds traînant sur le sol comme des navets déracinés. Le réfectoire, vaste salle aux tables de bois brut, bruissait déjà des murmures des moines. Frère Melchior, d'un geste impérieux, désigna une place à frère Pastinacus, puis se posta à l'extrémité de la table, face à l'assemblée.
– Mes frères, commença-t-il, sa voix résonnant comme le glas d'une cloche, nous nous apprêtons à nourrir nos corps, mais n'oublions jamais que nos âmes ont également besoin de sustenance. Et quelle meilleure nourriture que la sainte parole, que les enseignements de nos pères ?
Frère Pastinacus, les yeux mi-clos, s'efforçait de rester éveillé. Le prieur, tel un torrent impétueux, déversait un flot de paroles sur l'importance de la propreté, tant physique que spirituelle.
– Un corps souillé, mes frères, est le reflet d'une âme impure. La crasse est le terreau des vices, le fumier des péchés. Lavez vos corps, lavez vos âmes, et vous serez dignes du royaume des cieux !
Il parla des bienfaits du savon, de l'eau, de la discipline, de la prière.
– Un moine qui néglige son hygiène est un moine qui renie Dieu, martela-t-il, le regard noir. Il est comme un navet pourri dans un panier de légumes frais, une tache sur la robe immaculée de la sainte église !
Frère Pastinacus, les paupières lourdes, luttait contre le sommeil. Les paroles du prieur, répétitives et soporifiques, se mélangeaient dans son esprit, formant un brouhaha indistinct. Il entendait des bribes de phrases : « péchés... navets... savon... rédemption... ».
Soudain, un coup sec sur la table le fit sursauter. Le prieur, le visage rouge de colère, le fixait de ses yeux de braise.
– Frère Pastinacus ! tonna-t-il. Vous dormez ! Pendant mon sermon !
Frère Pastinacus, bredouillant des excuses, se sentit rougir. Il avait l'impression d'être un navet surpris en train de faire la sieste dans un champ de carottes. Les autres moines, silencieux, le regardaient avec un mélange de curiosité et d'amusement.
– Vous avez manqué une occasion de purifier votre âme, frère, reprit le prieur, d'un ton plus calme. Mais ne désespérez pas. La sainte agape vous offrira une autre forme de purification.
Il désigna les plats fumants qui venaient d'être apportés.
– Nourrissez vos corps, mes frères, et que la nourriture purifie vos âmes.
Frère Pastinacus, soulagé, se jeta sur son écuelle de breuvage aux navets, se promettant de ne plus jamais s'endormir pendant un sermon.
-oOo-
« Sans Avoir » n'était pas au bout de sa Via Crucis !
Le réfectoire, baigné d'une lumière blafarde, bruissait des cliquetis des cuillères et des murmures des moines. Frère Pastinacus, le nez pincé, contemplait sa pitance avec une moue de dégoût. L'odeur de navets cuits, mêlée à une vague réminiscence de braies sales, lui soulevait le cœur. Frère Thibaut, le cuisinier à la mine renfrognée, avait encore frappé.
« Sainte Radegonde, ayez pitié de mes papilles », murmura frère Pastinacus, avant de plonger sa cuillère dans le bouillon infâme. La première gorgée fut un supplice. Un goût de terre, de navets bouillis et d'herbes amères envahit sa bouche. Il faillit recracher le tout, mais se retint, se rappelant les sermons de Frère Melchior sur la vertu de la sobriété.
« C'est à se demander si Frère Thibaut n'a pas lavé ses pieds dans sa marmite », pensa-t-il, les yeux larmoyants.
Soudain, un objet dur heurta ses dents. Il crut d'abord à un caillou, mais en sortant l'objet de sa bouche, il découvrit avec stupeur un os de poulaille ! Un os de poulaille, dans un potage de navets ! Un miracle ? Une énigme...
Il examina l'objet avec curiosité. Il était propre, bien rôti, et dégageait un parfum alléchant. Le moine apprenti le porta à son nez, et ses narines frémirent de plaisir. Il aurait bien croqué dedans, mais se ravisa, son esprit déjà tourné vers des plans plus ambitieux.
« Sainte Radegonde, vous êtes vraiment de mon côté ! », pensa-t-il, un sourire illuminant son visage.
Il dissimula l'os dans sa manche, bien décidé à le conserver précieusement. Il reprit son repas, feignant de savourer le potage, l'esprit déjà occupé à imaginer comment cet os pourrait servir ses desseins.
« Ce potage est infect, pensa-t-il, mais cet os... c'est une trouvaille ! Il pourrait bien remplacer la phalange de Sainte Radegonde, si jamais je mets la main dessus. Mieux vaut ne pas ébruiter cette découverte, les autres moines pourraient être un peu trop curieux. ! »
Il termina son repas en silence, se gardant bien de parler de sa trouvaille. Il avait désormais un nouvel allié dans sa quête, un os de poulet providentiel.
-oOo-
« Sans-Avoir » était encore loin de sa paillasse.
Les Complies, chapelet de prières nocturnes, s'étiraient avec la lenteur d'un navet poussant sous la neige. « Sans Avoir », les paupières lourdes, luttait contre le sommeil, mais son estomac, tel un volcan en éruption, grondait et gargouillait, rappelant les méfaits du potage de Frère Thibaut.
« Sainte Radegonde, priez pour mes entrailles », murmura-t-il, serrant les dents.
Le silence de la chapelle, seulement troublé par les murmures des prières, rendait les borborygmes de son ventre encore plus audibles. « Sans Avoir » sentait son visage rougir, conscient des regards inquisiteurs qui se posaient sur lui. Il tenta de se retenir, mais la pression devenait insoutenable.
Soudain, un pet retentissant, digne d'un coup de canon, déchira l'atmosphère sacrée. Les moines sursautèrent, leurs visages exprimant un mélange de surprise et de dégoût. Le père abbé, le visage rouge de colère, se leva de son siège, sa silhouette imposante se dressant dans la pénombre.
– Frère Pastinacus ! Encore vous ! tonna-t-il, sa voix résonnant comme le glas. Qu'est-ce que cette indécence ?
« Sans Avoir », terrifié, se leva d'un bond, bafouillant des excuses inaudibles. Il sentait ses joues chauffer comme des navets cuits.
– Hors d'ici ! rugit le père abbé, pointant la porte d'un doigt accusateur. Allez soulager votre ventre !
« Sans Avoir », la tête basse, s'enfuit de la chapelle, le bruit de ses pas résonnant dans les couloirs silencieux. Il se sentait comme un paria !
Il se précipita vers les latrines, où il laissa libre cours à ses flatulences, libérant une symphonie de pets qui résonnaient dans les murs de pierre. Il se sentit soulagé, mais aussi honteux. Il avait perturbé l'office, humilié le père abbé, et s'était couvert de ridicule devant les autres moines.
– Frère Thibaut, tu vas me le payer !, gronda-t-il, serrant les poings. Tes navets sont une arme de destruction massive !
Il sortit des latrines, le visage pâle, mais le ventre apaisé. Il se dirigea vers sa cellule, se promettant de ne plus jamais toucher au potage de Frère Thibaut.
Cependant, le soulagement fut de courte durée. A peine avait-il regagné sa couche que des crampes le tordirent de douleur. Il se précipita à nouveau vers les latrines, où il passa le reste de la nuit, victime d'une diarrhée carabinée. Le potage de Frère Thibaut, véritable poison pour les intestins, avait eu raison de lui.
« Sans Avoir » se sentait vidé, épuisé, humilié. Il avait l'impression d'avoir perdu toutes ses forces, d'être réduit à l'état de navet cuit. Il se promit de se venger de Frère Thibaut, de lui faire payer ses méfaits. Mais pour l'instant, il n'avait qu'une envie : dormir, oublier ses douleurs et ses humiliations.
C'est ainsi qu'aux matines, on retrouva l'infortuné moine de pacotille affalé dans les latrines et dans les bras de Morphée.
-oOo-
Ainsi s'achevèrent les épreuves de « Sans Avoir », alias Frère Pastinacus, le moine malgré lui, le voleur à la coule, le navet égaré dans le potager divin. Il avait traversé les affres du bain purificateur, subi les sermons soporifiques de Frère Melchior, affronté les navets vengeurs de Frère Thibaut. Il avait chanté faux, pété fort, et vidé ses entrailles dans les jardins de l'abbaye. Il avait été lavé, sermonné, nourri, humilié, et surtout, il avait survécu.
Il avait l'air d'un navet cuit à point, d'un moine qui avait trop prié, d'un « Sans Avoir » qui avait tout perdu, sauf son humour. Il avait l'air d'un héros fatigué, d'un martyr malchanceux, d'un voleur qui avait trouvé sa voie... ou pas.
Il avait appris une chose : la vie monastique n'était pas faite pour lui. Les navets, les prières, les sermons, les pets, les diarrhées... c'était trop pour ses nerfs. Il avait besoin d'air frais, de soleil, de liberté. Il avait besoin de retrouver sa vie d'avant, sa vie de voleur, sa vie de « Sans Avoir ».
Mais avant de partir, il devait accomplir sa mission. Il devait voler la phalange de Sainte Radegonde, la relique qui valait son pesant d'or, la relique qui allait le rendre riche, très riche. Il devait le faire pour lui, pour sa gloire, pour sa revanche.
Il avait l'air d'un navet prêt à être récolté, d'un moine prêt à se confesser, d'un « Sans Avoir » prêt à tout. Il avait l'air d'un voleur prêt à voler, d'un héros prêt à combattre, d'un navet prêt à... quoi ?
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