Contre toute attente

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Je baisse pavillon. Mais contre toute attente, j’aperçois de nouveau mon manteau, un soir alors que je sors du boulot. Même endroit, même sale type. J’arrive cette fois quelques secondes avant que les portes ne se ferment et que le bus ne démarre. Je m’installe sur la banquette du fond.

Il est là, sur la place juste devant la mienne. Son petit œil noir – aussi noir, rond – à multiples facettes – que celui d’une crevette, ou d’une langouste - me vise, toujours aussi imperturbable. Je peux le toucher, le dévisager, caresser son tissu.

A l’arrêt suivant, une place se libère. Je m’assois face à mon sale type. Il a vraiment une sale gueule. Pas une gueule en tout cas à porter un tel manteau. Une gueule de caque, pourrais-je dire (c’est plus précis). Je le regarde à la dérobée, puis, passant outre sa physionomie peu amène, me décide rapidement à l’aborder. Je lui raconte mon histoire. J’ajoute que Laurent est depuis décédé, d’une longue et pénible maladie, qui l’a fait souffrir atrocement – tragique - et que ce manteau revêt pour moi une valeur sentimentale inestimable.

Je lui propose de lui acheter le manteau, non pas à la sauvette, non pas à prix d’or – mais avec facture, via le dépôt-vente, et le montant proposé est plus que raisonnable.

Il flaire un truc. C’est ma chance, je tombe sur un superstitieux. Mon empressement le trompe. Et je me suis moi-même trompé de tempo. Il croit à un fétiche. A un talisman. Je tente de le dissuader du contraire. De lui exposer mes motivations. Il affirme compatir, Laurent, sa maladie, la valeur sentimentale. Mais plus on avance, plus mon histoire perd en crédit, se désagrège à vue d’œil comme une façade décrépie qu’on gratte un peu trop fort. Il n’en démord pas. Plus j’insiste, plus il trouve ça louche, et campe sur ses positions. Non. Non. Et re-non.

Je le laisse descendre. Mais à l’instant ultime, fatal, juste avant l’irrémédiable, je saute du bus. Et fait mine de m’éloigner, en sens contraire. Il ne m’a pas vu. Je le suis, de loin, veillant à laisser une distance respectable entre nous. Il entre dans une maison, avec jardin. Je me glisse derrière un des platanes qui borde son avenue – c’est un quartier résidentiel – et entrevoit dans la maison, la cuisine sans doute, une silhouette de femme.

Le lendemain matin, je me poste non loin de chez lui. Il sort vêtu de mon manteau. Le lendemain matin, idem. Je décampe pour arriver à l’heure au bureau. Je laisse passer deux semaines. Je profite de quelques jours de redoux hivernal, pour tenter de nouveau ma chance. Au bout du troisième jour, il quitte son domicile vêtu d’une veste en velours.

Je reste. Je me glisse dans son jardin. Je vois des ombres s’affairer dans la cuisine, disparaître. Puis, sur le palier, et enfin dans la voiture garée dans l’allée, sa femme, et son fils.

Sa maison n’est pas difficile à violer. Comme je suis peu dégourdi pour les choses pratiques, je casse une fenêtre. A l’ancienne, en balançant une grosse pierre, de la taille d’un pavé. J’attends un moment. Pas d’alarme. Pas de voisin. J’entre à pas de loup. Je n’ai pas à fouiller très longtemps. Le manteau est à sa place. Au porte-manteau. Je le roule en boule, l’engouffre dans mon sac à dos, et décampe. Sans courir, mais en m’éloignant au plus vite du lieu de mon forfait. Je ne suis pas fier. Mais je déborde d’une joie inexprimable. C’est comme un soleil qui m’emplit. J’ai le sentiment de sortir d’un long tunnel. D’accéder de nouveau à la lumière et au monde. De revoir le ciel.

Mon manteau est enfin mon manteau. Je m’en sers d’oreiller et m’endors non pas du sommeil du juste (de culpabilité il n’y a cependant que quelques traces anodines, qui disparaissent comme s’estompent des traces de fumée) mais d’un sommeil sans rêve – le Tour de France est fini et je suis épuisé.

Je le porte le lendemain chez le teinturier. L’exhortant à redoubler d’attention, lui signalant une petite tâche au niveau de la poche, tâche de tabac, l’autre gros porc fumait c’est sûr, et une légère décoloration sous l’aisselle. Et, surtout, surtout, de ne pas toucher à mon petit œil noir (aussi noir qu’était blancs le sol, les murs de la boutique) au niveau du col. Comme il voit l’inquiétude grandir sur mon visage, il me promet, jure même, sans cracher toutefois mais l’esprit y est bien, qu’il s’en occupera personnellement. Je récupère mon manteau le samedi suivant. Tout frais. Rutilant. Nettoyé de toute odeur.

Dès lors, je change de chemin pour me rendre au travail et en revenir.

Au bout de six mois, le temps étant le meilleur allié pour endormir notre vigilance, un soir, en retard pour un rendez-vous médical, je décide de parer au plus pressé. J’emprunte de nouveau le chemin le plus court. Le surlendemain aussi ; comme il ne se passe rien, ce redevient une habitude.

Je n’ai pas à attendre longtemps. Il vient chaque semaine une fois. Change de jour chaque semaine. Il ne peut pas mieux faire. J’ai la chance la première semaine de passer au travers des mailles de son filet.

Il m’attend posté aux abords de l’arrêt de bus ; nous nous reconnaissons sur le champ. Un simple coup d’œil suffit. Il bondit. Je rebrousse aussitôt chemin pour m’engouffrer dans le métro. Dévale les escaliers deux à deux, saute par-dessus le tourniquet, passe sous le nez de deux contrôleurs médusés en leur hurlant Pas le temps, mais j’ai un billeeetttt !!!! et coure jusqu’à la rame, qui part. J’arrive trop tard. Je continue à courir, empruntant cette fois le couloir qui mène à la correspondance. Sur cette ligne, le panneau indique deux minutes pour la prochaine rame. Je longe le quai, monte l’escalier, dévale aussitôt celui d’en face pour de nouveau longer le quai - je fais deux tours de stade avant qu’une rame ne passe ; je m’y engouffre. Sans avoir pu semer mon type. Je distingue sa silhouette dans le wagon d’à côté, croise même son regard. A la station suivante, je descends, lui aussi, remonte sur le champ, lui aussi, souffle, lui aussi (il souffle même plus que moi, penché, la langue qui pend, comme un vieux chien) mais pas dans le même wagon. Il ne me perd pas de vue. Les yeux rivés sur moi, le nez presque collé au hublot qui sépare les deux wagons. Je ne suis pas tout à fait à l’aise.

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