Rendez-vous à Fenway Park

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Les heures suivantes ressemblèrent à une errance à travers la ville, mais j'arpentai les rues endormies de Boston avec une farouche détermination, avec en tête l'image d'un félin silencieux en chasse. Tel était mon sentiment, prêt à mettre en place mon plan d'attaque pour me sortir définitivement des griffes de Dom et de celles du FBI.

De West Roxbury, je me rendis d'abord au Logan International Airport. Là-bas, j'étais certain de trouver, même au milieu de la nuit, une agence de location ouverte, pour rendre la voiture qui m'avait permis de me tirer en douce de l'Ohio et de me soustraire à la surveillance de l'agent Errico. Durant toute la partie de ce trajet, les mots de ma mère me revinrent en mémoire sans que je parvienne à leur donner un sens. Elle m'avait affirmé qu'elle avait agi contre mon père pour nous assurer une porte de sortie. Nous sauver, d'après ses dires. J'avais toujours placé la trahison envers le clan comme l'un des pêchés les plus capitaux de mon engagement. Je constatais là qu'elle avait réussi à hausser d'un cran le curseur de la félonie en lâchant son propre conjoint. Telles étaient mes pensées tandis que je dépassais le East Boston Memorial Stadium et que les bâtiments de l'aéroport se découpaient dans le ciel nocturne, pareils à des titans d'acier et de verre.

L'hôtesse de chez Hertz somnolait devant l'écran d'un smartphone quand j'entrai dans l'agence. À deux heures et demie du matin, peu nombreux étaient les vols à se poser sur le tarmac gelé et il n'y avait pas foule dans les couloirs surchauffés. En vingt minutes, je remplissais les formalités pour restituer la petite berline. Je pris soin d'effacer au maximum mes empreintes, même si je me doutais qu'elles seraient inexploitables entre les utilisations passées et futures, sans oublier le nettoyage systématique d'un employé de la firme.

Je remontais ensuite à pied jusqu'à la station de taxis plutôt que d'utiliser la navette gratuite. Je doutais d'être suivi, mais la confiance n'excluait pas le contrôle. Dans une cafétéria, je me commandai un café, tout en observant les rares voyageurs en transit. Personne ne semblait me filer le train et je ne repérai aucun vigile au vu du Beretta que je portais glissé dans ma ceinture. J'avais le champ libre.

Un Sikh insomniaque, en déduisis-je aux profondes cernes violacées sous ses yeux, me conduisit ensuite jusqu'à l'adresse du porte-clés remis par ma mère. Le même vieux hip-hop qui avait émaillé notre jeunesse avec Charlie et Jax jouait en sourdine à la radio. Je regrettais aussitôt de m'être montré acerbe envers cet homme. N'étions-nous pas tous les deux des oiseaux de nuit ? Alors que nous remontions la voie rapide, mes pensées me ramenèrent une nouvelle fois à ma quête. Je pris alors conscience qu'après plus d'un mois à m'interroger sur les motivations de Nate Galloway à tourner le dos à la " famille ", tout en entraînant mon père dans son sillage, ne m'intéressait plus. Certaines questions sont vouées pour toujours sans réponse et celles-ci en faisait vraisemblablement partie. J'avais cherché à tout prix des explications, j'en avais négligé les plus élémentaires règles que m'avait inculquées mon père et j'en avais payé les conséquences au prix fort. Je me retrouvais en fuite, ostracisé par ma mère et mes frères, traqué à la fois par les fédéraux et mes anciens complices et éloigné de ma femme et mes filles, ce qui représentait la plus terrible, la plus profonde de mes meurtrissures. En cet instant, je me fis une raison à ne pas connaître tous les éclaircissements que j'avais espérés.

Au gardien qui regardait un match de base-ball télévisé entre deux patrouilles sur le vaste champ de boxes privés, je demandai, en lui présentant ma clé :

 " Qui joue ?

 - Les Orioles contre les Blue Jays.

 - Et les Red Sox ?

 - Vous descendez de quelle planète ? La nuit prochaine, c'est le super match contre ces trous du cul de Yankees. À Fenway Park, en plus. Cette année, on les attend de pied ferme. "

Une idée commençait à germer dans mon esprit. Il restait une personne dont j'avais besoin du concours. Une personne à qui je devais aussi les plus plates excuses. L'agent de sécurité interrompit mes pensées :

 " Votre box est dans la troisième allée. Vous voulez que je vous y conduise ?

 - Non, ça ira. Profitez de votre match. "

Je restais un moment à contempler la Dodge Charger '69 R/T vert olive de mon père. Mon frère, Dean, s'en était bien occupé. Durant toute mon adolescence, j'avais littéralement fantasmé sur la muscle car, me jurant que tout Telegraph Hill résonnerait du bruit de ses cylindres rugissants. Aujourd'hui, elle représentait le moyen de fuir en vitesse si les choses tournaient mal. Je montais, demeurais à humer le cuir entretenu, le parfum suranné des années de colère. Elle démarra au quart de tour et je me perdis un instant dans la contemplation de son feulement d'animal prêt à être libéré.

Après ça, je retournais à mon hôtel dans le North End. Le réveil sur la table de chevet indiquait quatre heures du matin quand je m'allongeais enfin sur mon lit. Je n'avais pas dormi depuis près de vingt-quatre heures ; pourtant le sommeil mit du temps à venir. Allongé sur mon lit, à contempler les imperfections du plafond, je repensai aix évènements de la dernière journée. Il était fort à parier que Bren Clarke se trouvait maintenant entre les mains des médecins et que mes anciens complices, sur ce que le gosse avait rapporté, s'organisaient pour me débusquer ou me tendre un piège. L'étau se resserrait davantage autour de moi à mesure que défilaient les heures. Pourtant, je ne pouvais céder aux sirènes de la précipitation. Attaquer Dom Hartwell sur son territoire sans repos ne pouvait conduire qu'à qu'une issue fatale et précipitée pour moi. Mes paupières s'alourdissaient quand je songeai que j'avais peut-être commis une seconde erreur, après m'être rendu chez moi, en récupérant la Dodge de mon père. Ce qu'elle m'offrait en vitesse et en efficacité, je le perdais en discrétion et par conséquent, en marge de manœuvre. Mais j'étais prêt à prendre ce risque car je serais bientôt fixé.

À treize heures, j'étais debout, déterminé à poursuivre mon plan. Dans un bar de l'autre côté de la rue, je commandais café et beignets après quelques courses. Depuis la table qui me permettait d'observer toute la salle et une bonne partie de la foule qui se pressait sur les trottoirs, je passais un coup de fil. Au moment de composer le numéro, mes doigts tremblaient légèrement. Mes actes avaient privé l'homme que je cherchais à joindre d'une mère. Je lui devais des excuses, mais j'avais aussi besoin une dernière fois de ses services. Sa secrétaire décrocha à la troisième sonnerie :

 " Frazier & Frazier associés. Qui demandez-vous ?

 - Ezra Frazier, s'il vous plaît. Dites-lui que c'est de la part de Sam.

 - Un moment, je vous prie. "

Je n'eus pas longtemps à attendre :

 " Allô ?

 - Salut, Ez.

 - Bordel ! T'es complètement dingue de m'appeler ici, S... !

 - Ne prononce pas mon nom. Ta ligne n'est peut-être pas sûre. Tu as reçu de la visite de gars au look un peu trop stricts ? répliquai-je en jetant un œil aux clients qui allaient et venaient à travers le café.

 - Qu'est-ce que tu veux ?

 - Tout d'abord te présenter des excuses pour ta mère. J'étais là quand elle...

 - Par pitié, Mr. S, au nom de notre vieille amitié, ferme-la.

 - J'ai besoin d'un dernier service.

 - Écoute-moi bien, il n'est pas bon pour moi de te donner un coup de main. Ni même de rester plus longtemps en ville. Je suis d'ailleurs en train de liquider toutes les affaires courantes du cabinet à des confrères.

 - Tu quittes Boston ?

 - Oui, l'air s'est soudainement empuanti depuis que tout le monde sait ce qui s'est passé dans l'Ohio. Et depuis ce matin, des rumeurs commencent à circuler sur ton retour. Il est donc impensable que tu viennes jusqu'à mon bureau. Pour toi comme pour moi, mec. Et pour répondre à ta question, évidemment que des gars aux costumes sombres sont venus à mon bureau. Concernant une écoute téléphonique, rien que le fait que je sois inscrit au barreau retarde administrativement leur démarche.

 - Sauf s'ils ont un juge dans la poche. Ce qui est tout à fait envisageable.

 - Probable même.

 - Dans ce cas, je ne vais pas traîner au téléphone. Un coursier viendra bientôt à ton bureau pour une petite livraison.

 - C'est quoi, ton idée ?

 - Tu auras toutes les consignes dans ce paquet. S'il te plaît, suis-les. "

Et je raccrochai. J'avais parfaitement conscience de jouer là mon va-tout, mais je n'avais guère d'autres perspectives. Autour de moi, les gens vaquaient à leurs occupations, indifférents au sort du monde. Dehors, l'effervescence de Noël gagnait les rues et les vitrines des magasins. Cette année, notre libération des griffes du clan et du FBI était le plus beau cadeau que je pouvais offrir aux miens. J'eus soudain une terrible envie de leur parler. J'envoyai un texto à Camille. Sa réponse me parvint alors que je commandais un second café. De l'eau coulait en fond pour couvrir le bruit de notre conversation :

 " Errico est vraiment furieux. Il a reçu un rapport sur un môme retrouvé poignardé chez nous. Est-ce que tu as quelque chose à voir avec ça, Sean ?

 - Je ne peux rien te dire à ce sujet, Cam, mais ce n'était pas vraiment un gosse. Il voulait ma peau. ajoutai-je dans un murmure.

 - Mon Dieu, Sean ! Et toi, ça va ?

 - En dehors d'un peu de fatigue ? Comme un charme.

 - Quand est-ce que tout ça finira ?

 - Bientôt. Je m'y engage.

 - Reviens-nous, mi amor.

 - Dès que j'en ai terminé ici, je viens vous chercher et nous partirons loin de cette vie.

 - Qu'est-ce que tu vas faire ?

 - Si j'ai de la chance, cette affaire ne fera pas grand-bruit.

 - Et si tu n'as pas de chance ?

 - Il vaut mieux ne pas l'envisager. Comment vont les filles ?

 - Elsa ne montre rien comme à son habitude, même si je vois bien qu'elle se pose tout un tas de questions. Et Marisol, elle se remet tout doucement. Elle accepte de sortir un peu pour prendre l'air. J'aimerais juste qu'elle arrête de regarder par-dessus son épaule.

 - Laissons-lui le temps. Je reviens vite. Je vais devoir te laisser, j'ai rendez-vous à Fenway Park.

 - Nous t'aimons, Sean.

 - Je vous aime aussi, Camille. Et vous me manquez tant. "

Comme à l'accoutumée, nos adieux ne traînèrent pas. Nous n'avions jamais donné dans le sentimentalisme excessif même si notre amour avait toujours gardé cette vibration étincelante. Toutefois, alors que le soleil entamait sa plongée derrière les immeubles historiques du North End, je serais volontiers resté plus longtemps au téléphone à déclarer ma flamme à la femme de ma vie.

Un message m'attendait dans la boîte de réception. Ezra m'attendrait au point où se retrouvaient habituellement les supporters des Red Sox, sous le panneau de la Citgo. Mon premier pas pour m'extirper hors de cette fange et fouler à nouveau - peut-être pour la première fois de mon existence - un sol stable.

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