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- Alors, ce repas ? On en est où ?

La nouvelle venue ôtait son manteau tout en inspectant les préparations : marmites qui fumaient à gros bouillons en dégageant une délicieuse odeur d’y-reviens, fonds de tartelettes en forme de pétale de fleur, ananas de légumes disposés à la pince…

- Vous vous êtes pas laissé de répit, j’vois ! Enchantée, moi c’est Justine ! T’es un ami de Kajsa ?

- Je suis un voisin.

- Ah ! Bon ! Sassa, t’as pas honte de r’cruter dans les environs ?

La blonde s’épargna la peine de répondre, concentrée sur le dressage de ses petits légumes. Avec le visage penché sur les assiettes immaculées, l’ombre creusait ses cernes en teintes violettes qui manquaient de poésie. Ses mains tremblaient spasmodiquement – la faute aux trois cafés par heures qu’elle avalait depuis le matin – faisant rater la pose une fois sur deux.

- Ha ! La tête de déterrée que tu t’traînes, ma grande ! C’est vrai qu’t’as pas dormi depuis trente heures, toi ! Vas t’coucher un peu, s’agit pas qu’tu t’endormes dans la soupe tout à l’heure !

- Je n’ai pas fini et il y a encore une tonne de choses à faire…

- J’m’en occupe, Sassa ! C’est toi qui disais tout à l’heure que la cuisine était trop p’tite pour tout c’monde. Tu m’montres à quoi dois r’ssembler le dressage et hop ! À la sieste !

- Bon… Cette assiette est terminée, il n’y a « qu’à » reproduire. Et après, nous mettrons tout cela au frais, mais le frigo est plein.

- On trouvera une solution, t’inquiète !

- Préparez quarante assiettes.

- Mais nous s’rons que trent’-quatre !

- Oui, mais il y a toujours un risque de raté, et les cuisiniers ont le droit de goûter ce qu’ils ont préparé. J’ai passé la journée à leur donner des ordres dans tous les sens, la moindre des choses est qu’ils profitent du résultat… Et puis, si c’est mauvais, vous aurez une bonne raison de m’en vouloir. Pensez à bien surveiller la cuisson du bouillon et tourner régulièrement, s’il attache au fond, c’est à jeter. Nous n’avons pas le temps de recommencer.

- Oui oui ! On gère ! Dehors !

- Réveillez-moi dans vingt minutes, il faudra faire la mousse à la lavande pour accompagner les bavarois.

- Rho, mais tu vas pas nous r’faire toute la liste des tâches, c’est écrit là ! Dehors, j’ai dit !

Justine présentait la porte d’un doigt péremptoire à son amie en fronçant les sourcils d’un air mi-fâché mi-plaisantin. Kajsa céda finalement, quitta la cuisine surchauffée en se frottant les yeux dans un geste très enfantin. Elle alla s’allonger au salon contigu et s’endormit comme une pierre. Monsieur et madame Larsen se sourirent d’un air entendu : miss dormait enfin. Ce n’était pas faute de le lui avoir demandé à répétition.

- Bon ! Alors… Célestin, c’est ça ? Comment elle a fait ?

- Fait quoi ?

- L’assiette là, celle qui est prête !

- Avec les pincettes, en posant les feuilles de laitues une à une…

- Ouh là là ! Encore une de ses idées de perfectionniste, ça ! J’vais rien comprendre, montre-moi !

Le jeune homme était en train de monter une chantilly à la main ; ce n’était pas exactement le meilleur moment pour tout laisser en plan. Il n’avait d’ailleurs pas la moindre envie de changer d’activité : Kajsa venait tout juste de lui apprendre comment fouetter sans se fatiguer les bras.

- Je ne peux pas, je suis en pleine chantilly.

- Rha, tu m’aides pas du tout là ! M’dame Larsen, vous m’montrez ?

- Je finis de caraméliser mes griottes en pommes d’amour d’abord. Si le caramel prend, je dois le recommencer.

- M’sieur Larsen ?

Ledit choisi ce moment pour aller faire de la place au garage afin d’entreposer tous les plats au frais dès qu’ils seraient dressés. Il s’éclipsa avant même que l’amie finisse sa phrase. Celle-ci prit donc le parti de râler en sourdine en tripotant les légumes sans vraiment les disposer dans les assiettes. Il lui fallut un temps infini pour en dresser deux à peu près correctement. L’apparente bonne humeur dont elle avait fait preuve les trois premières minutes suivant son arrivée masquait deux défauts majeurs : bruyante et peu efficace. Heureusement qu’elle avait assuré qu’elle gérait ! Ou plutôt… qu’on gérait. D’un autre côté, les exigences esthétiques de Kajsa étaient poussées vers la complexité, ce qui ne simplifiait pas l’intervention de néophytes. Célestin en fit l’expérience lorsqu’il vint enfin prêter main-forte à la pauvre Justine.



Les vingt minutes octroyées s’écoulèrent à toute vitesse. Un réveil sonna dans la pièce voisine. Sonna. Sonna. Kajsa ne se réveillait pas. Agacé, le voisin décida d’aller la secouer un peu pour qu’elle revienne partager la panade dans laquelle elle les avait mis.

La jeune femme s’était lovée sur le canapé en position fœtale, les petits poings serrés juste devant la bouche. Elle fronçait les sourcils avec détermination, mâchoires serrées. Ses cils sursautaient de manière infime à chaque sonnerie. Sous leur liseré clair, les cernes s’étaient encore assombris, dévorant le peu de peau encore visible entre ses doigts crispés et les mèches flavescentes. Célestin éteignit le portable qui tournait lentement sur lui-même au rythme des vibrations de son réveil. Même endormie, elle semblait au bord des larmes à force de fatigue. D’ailleurs, elle semblait trembler légèrement… grelottait-elle ? Il la couvrit avec le plaid que ses parents gardaient toujours sur le dossier du fauteuil à gestes précautionneux pour ne pas la réveiller. On ne voyait plus que le bout de son nez et la touffe de cheveux. Un vrai petit bout d’chou.

- Alors, elle arrive ? attaqua aussitôt Justine lorsqu’il reparut.

- Non, elle dort encore.

- Mais elle a dit…

- Qu’il fallait faire la mousse à la lavande. La recette est à côté des œufs, tu peux la lire et sortir les ingrédients ?

- Elle va pas du tout apprécier !

- Pour ce que j’en ai à faire… Bon, des œufs, du sucre, de l’essence de lavande ?

- Non, de la fleur de lavande qu’il faudra faire infuser dans d’l’eau ! Tu sais faire ça toi ?

- Je vais m’en occuper, intervint madame Larsen. Les fleurs, ça me connaît.

- Mais là on parle de cuisine, m’dame !

- Oh tu sais, ça fait dix ans qu’elle s’est mise en tête de cuisiner des recettes gastronomiques. Elle m’en a fait faire de plus compliqué. Au fond du jardin, il y a de la bruyère, du veux bien aller m’en cueillir un saladier ?

- Euh… oui.

Justine quitta la cuisine avec le récipient.

- Il n’y a pas de bruyère dans la recette, madame Larsen.

- Non, en effet. Il n’y en a pas non plus au fond du jardin.

Les deux hommes dévisagèrent la fleuriste. Elle leur adressa un sourire espiègle en s’expliquant :

- Justine est adorable et pleine de bonne volonté, mais la cuisine n’est pas son fort. La pâtisserie demande de la précision et de la concentration.

- Tu aurais pu lui demander quelque chose d’utile, fit remarquer son mari.

- Oh, ce le sera : elle est incapable de distinguer les herbes. Elle reviendra avec un seau plein de je ne sais quoi, qui ne sera malheureusement pas ce dont nous avons besoin. Tant pis : nous l’utiliserons pour décorer la table, car l’heure tourne et qu’il faut songer à mettre le couvert. Comme c’est une jeune femme très créative, cela lui plaira autrement plus que notre petite tambouille.

Monsieur Larsen éclata de rire, compatit un peu pour la victime de cette gentille farce, puis se concentra de nouveau sur la découpe de son bœuf cuit à la perfection. Une vague de silence coula lentement dans la pièce, recouvrant de calme l’espace et ses trois occupants. Ils poursuivirent leurs tâches respectives avec tranquillité, savourant à l’unanimité le frémissement discret des poêles et casseroles.

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