5

5 minutes de lecture

Cela eut pour effet de faire rire Kajsa. Un rire franc, rond, généreux, éclaté en capitales veloutées qui égayèrent aussitôt la pièce. Comme si un soleil pétillait. Célestin, beaucoup plus discret, se contenta de sourire à demi. Ce n’était pas vraiment le meilleur moment pour être surpris. La Justine allait se faire des idées, c’était couru d’avance. D’ailleurs, son regard suspicieux le confirmait.

- Si tu étais la tartelette, comment tu demanderais à un ingrédient supplémentaire de finir l’assaisonnement de ton plat ? reprit Kajsa quand elle eut fini d’illuminer les sons.

- Gné ? J’y comprends rien à tes délires.

- Bon, il manque une couleur dans l’assiette. Tu rajouterais quoi ?

- Il manque quoi ?

- Laisse tomber. Où en êtes-vous à côté ?

- Fini ! La table est nappée, dressée, décorée… Il manque plus qu’ta validation !

- J’y vais. Tu pourras aider m’sieur à mettre toutes ces assiettes au frais quand ce sera fini ?

- C’est pas déjà fini ?

- Il manque une couleur, je te dis.

Justine regarda son amie s’éclipser d’un air désemparé. Puis, elle se tourna vers le voisin et reprit aussitôt :

- Dis-moi pas que c’est toi qui lui as collé c’t’idée dans le crâne ? Elle avait sa recette au carré et jamais, ô grand jamais, elle a voulu changer une recette en cours de route comme ça. Oh là là, c’est vrai ? Comment t’as fait ? Non, mais sérieux ? Comment t’as pu faire changer d’avis Kajsa ? C’est just’un menhir cette fille ! Dis-moi ton secret ! Allez ! S’t’eût plaîiiiiiiiiiiit !

- Tu peux sortir l’anis étoilé ? On va en râper un peu sur chaque assiette pour faire comme de la poussière et ensuite on le trempera dans un sirop pour donner du brillant. Il faudra les placer sur les demi-sphères de la tartelette, à ce niveau-là…

- Pff… T’es comme elle, en fait. Ça expliqu’ tout. Donc, tu fais quoi dans la vie ? T’es architecte ?

- Oui, comment le sais-tu ?

- Bah, facile : comme elle !

- Je suis architecte-ingénieur pour être précis.

- Elle c’est ingénieur civil architecte. Ça change quoi ?

- L’ordre dans lequel elle a passé les diplômes.

- Et c’est quoi le mieux ?

- Celui qui nous plaît.

Kajsa et ses parents les rejoignirent à ce moment-là. Il n’en fallut pas plus à Justine pour retrouver sa verve :

- Sassa ! Tu m’avais pas dit que ton voisin il faisait le même boulot que toi !

- Ah ?

La petite tempête s’éteignait à vue d’œil. L’énergie débordante de son amie ne faisait que renforcer la fatigue dont elle ne parvenait plus à se débarrasser.

- Toi aussi, tu es urbaniste ?

- Oui.

- Vous êtes pas ingénieurs-architectes ?

- C’est une branche professionnelle, Juju. Je travaille surtout dans la réfaction de bâtiments historiques.

- Réorganisation du paysage urbain suivant les facteurs culturels et l’optimisation énergétique pour la préservation de l’environnement.

- Ouah ! Comment ça claque vos trucs !

- Conception de musées et bâtiments à visée pédagogique avec prise en compte des contraintes environnementales et culturelles, contre-attaqua Kajsa.

- Modernisation des infrastructures électriques pour l’alimentation intelligente des villes.

- Philharmonie de l’Elbe, Hambourg.

- Rénovation thermique des logements sociaux à Toulouse.

- Joli.

- Pas mal non plus de ton côté.

- Et si tu allais te préparer, poussin ? intervint madame Larsen, craignant qu’ils reprennent leur petite compétition. Il est bientôt l’heure.

- Mais il reste encore des choses à faire…

- Non, plus vraiment. Il faut juste mettre les desserts au frais, si je comprends bien. Célestin termine les dernières assiettes.

- Oui, ce sera fini dans cinq minutes au plus. Tu peux aller te changer.

- Vous êtes sûrs ?

- Mais oui, allez, va t’habiller, tu ne vas pas accueillir tes amis comme cela !

- Bon… S’il y a besoin, appelez-moi. Juju, tu viens ?

- Yep ! Nous rev’nons dans vingt minutes !


Parole tenue. Justine n’avait pas lésiné sur le facteur glamour, s’étant coulée dans une robe fuseau rouge passion qui soulignait la standardisation impeccable de son corps par rapport aux critères de beauté du moment : taille trente-deux, probablement ; longiligne ; cheveux raides à souhait, mais réflecteurs de lumière comme une boule à facette ; maquillage charbonneux pour souligner la forme en amande de ses yeux ; griffes écarlates ; bronzage aux petits oignons ; escarpins de douze (ou plus même, elle avait bien besoin de ces centimètres pour rattraper Kajsa) ; accessoires plaqués or en raccord… Bref, une couverture de magazine de mode.

À côté, son amie semblait encore plus pâle et épuisée. Elle avait enfilé une robe pêche (on dit nude maintenant, à ce qu’il paraît) en cache-cœur, ses cheveux tombaient en vagues boucles sur son épaule, enfin lâchés après toute cette journée en chignon raté. Elle avait pris la peine de sortir les talonnettes, tout à fait accessoires, ainsi qu’une paire de boucles d’oreilles. Même sur son trente-et-un, elle paraissait plus décontractée que chic. Il fallait tout de même admettre qu’elle avait gagné en féminité ce qu’elle compensait en morgue à l’époque du bac.

- Tu ne veux pas te maquiller, pluienette ? Tu as des cernes à faire peur !

- C’est déjà fait. Mais merci, c’est tout à fait ce que j’avais besoin d’entendre, là. Bon, ils arrivent d’ici une demi-heure. Tout est prêt, hein ?

- Oui, c’est bon. C’est au garage.

Kajsa alla jouer l’inspecteur des travaux finis.

- Bon, je vais vous laisser alors.

- Merci beaucoup pour toute ton aide, Célestin, c’était vraiment adorable de ta part. Tu peux passer quand tu veux, tu sais bien. Et puis si tu as besoin de quelque chose, tu peux nous demander ! Il nous reste encore des parpaings comme la dernière fois, si tu veux.

- Je n’ai besoin de rien pour le moment. Mais je n’y manquerais pas, monsieur Larsen. Vous restez ici ce soir ?

- Oh non, nous avons réservé un restaurant ! Puisqu’il va y avoir de l’agitation toute la nuit, nous allons en profiter pour prendre un peu de temps pour nous.

- Eh bien, bonne soirée, madame Larsen… Justine.

Il venait de faire la bise à tout le monde et s’apprêtait à disparaître lorsque Kajsa l’appela.

- Attends ! Tiens, prends cela !

- Plait-il ?

- Comme remerciement pour ton aide. J’en ai mis pour tes parents aussi !

Elle lui remit d’autorité un plateau contenant trois parts des victuailles qu’ils avaient confectionnées durant la journée.

- Ce n’est pas nécessaire.

- Si, je pense que si. Tu nous rendras les plats une autre fois, ce n’est pas pressé. Ah, attends, je vais te raccompagner, tu ne vas pas pouvoir ouvrir les portes avec tout ça.

Encombré du plateau, il ne pouvait en effet ni sortir d’ici ni rentrer chez lui puisqu’il faudrait au moins ouvrir le portail du jardin. Il accepta donc, ne voulant pas entrer dans un débat stérile qui se finirait – il s’en doutait fortement – de la même manière. Force lui était d’avouer qu’il était éreinté et que l’idée de rentrer chez lui au plus vite pour se reposer ne lui déplaisait pas du tout.

Annotations

Vous aimez lire - Kyllyn' - ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0