Quelques minutes après s’être chaussée, Kajsa eut la surprise de découvrir le véhicule bleu électrique de Célestin. C’était une Hyundai Tuscon 1.7 CRDI très design qui ne correspondait pas du tout à l’idée qu’elle se faisait de lui. Il l’invita à prendre la place du mort d’un geste, puis démarra calmement ; sa conduite était fluide, maîtrisée. Une symphonie la berçait doucement tandis que le paysage défilait au travers de la vitre teintée.

– Bach ?

– Beethoven.

Leur échange se résuma longtemps à ces deux artistes, rendu inutile par la beauté de la mélodie et de la montagne environnantes.

Le CD s’arrêta alors qu’ils atteignaient la grand-ville.

– Je n’imaginais pas que tu écouterais ce genre de musique.

Vraiment ? s’étonna-t-il. Pourquoi ?

– Eh bien… Je ne sais pas, à vrai dire. Je m’attendais plus à un mélange de jazz et de rock, de ta part.

– J’aime bien le rock, en effet. Je préfère le métal, les belles mélodies... Je trouve que le classique aide à se concentrer au volant. Les airs ne s’imposent pas. Ils siéent d’ailleurs à merveille à la région. Qu’écoutes-tu ?

– Plutôt du soul… et de la techno.

– Ah, zut !

– Tu risques de ne pas apprécier l’endroit où nous allons.

– Qui est… ?

– Le bar à sauces. C’est tout un concept.

– Un bar où l’on boit de la sauce ?

Célestin éclata de rire.

– Heureusement que ce n’est pas le cas ! Tu verras, ce n’est pas mal comme point de chute. C’est l’un de mes favoris, même.

– Donc tu m’emmènes dîner ? Tu as de bizarres manières de proposer.

– Tu mangeras si tu veux, c’est toi qui décides. Moi, je ne fais que t’y conduire.

– Je croyais que tu voulais me parler ?

– Attends, je manœuvre.

En effet, il venait de repérer une place sur la grande artère qu’ils longeaient depuis quelques instants. Le trafic étant dense, il devait se concentrer sur son créneau. Une fois garé, il désigna le trottoir opposé :

– C’est juste là : le bâtiment en pierre de taille avec des panneaux solaires sur la façade.

En bonne architecte, Kajsa évalua aussitôt le travail de conception derrière les lignes épurées qui mêlaient construction ancienne et modernité. Cela augurait un décor intéressant ! Elle écarquilla les yeux en repérant l’enseigne : « Le Bar-Assos ». Bien loin de la béarnaise Fleurette qu’elle avait en tête !

L’intérieur la surprit plus encore : il y avait différents espaces séparés par des plaques de bois, papier ou métal, suivant l’effet souhaité, avec chacun une ambiance particulière. Une petite scène surélevée trônait au centre, entourée par le bar en deux arcs de cercle puis un plancher en bambou massif… Vu de haut, cela devait certainement ressembler à un trente-trois tours.

– Où préfères-tu t’installer ?

– Euh… je ne sais pas. Comme tu voudras, répondit l’intéressée en découvrant les zones : le Cosy-Corner, la Deutsches Bier, la Viking, l’Industry Metal Gear, la Chibi Kawaï, l’Amadeus, le back-stage… ou encore la Calamity’s Saloon !

– Il y a l’embarras du choix !

– Et plus ! Tu n’as pas vu l’étage, ils ont les espaces pour la détente. Mais ce soir, il vaut mieux rester en bas. La cohue va bientôt arriver, installons-nous sans trop tarder.

Célestin accapara une table dans ce qui ressemblait aux coulisses d’un concert de rock ou de toute autre musique moderne, probablement. Ils s’assirent directement sur les amplis.

– La carte est en accord avec le décor, mais tu peux toujours aller au bar prendre une boisson différente.

– C’est spécial, quand même. Je ne connaissais pas du tout. Quand a-t-il ouvert ?

– Il y a deux ans. Au début, ils partageaient la boutique avec un vendeur de goodies geeks, mais ils ont eu un tel succès qu’ils ont acheté le bâtiment complet dans les six mois.

– Si je comprends bien, les clients viennent pour choisir l’ambiance. Autant aller dans un restaurant qui correspond déjà à l’atmosphère que l’on recherche, tu ne crois pas ?

– Oui, et non. La diversité des décors est juste la cerise sur le gâteau. Le principe de base est simple : promouvoir les associations locales. Chaque soir, un groupe de la région se produit ici, sauf le mardi où la scène est en accès libre donc n’importe qui peut jouer. Cela donne lieu à de belles découvertes et peut permettre aux amateurs de passer semi-pros… L’endroit est fréquenté par des agents artistiques, maintenant.

– À la recherche de la perle rare ?

– À l’écoute du talent, surtout. Il y a surtout de la musique, mais il arrive que ce soit de la danse, du théâtre, des projections de films indépendants… C’est très varié. L’année dernière, les enfants de l’école primaire ont fait leur spectacle de fin d’année ici : tous les parents étaient présents, il n’y avait plus assez de places ! Ils ont dû emprunter des chaises aux restaurants alentour pour caser tout le monde !

– Tiens, c’est normal qu’il y ait deux prix à chaque fois ? « Basique » et « Asso » ? C’est la taille ?

– Non. Si tu commandes une « Asso », la différence est reversée à organisme de ton choix parmi leurs partenaires.

– Les associations locales ?

– Oui, la liste est à la fin de la carte.

Kajsa potassait encore le programme des réjouissances lorsque le serveur se présenta. Il collait parfaitement à l’ambiance concert avec ces bracelets à pointes, son bouc soigné et son t-shirt noir barré d’un gros « STAFF » blanc.

– Salut, salut ! Ça faisait longtemps Célestin ! Tu es en vacances ?

– En effet, de passage deux petites semaines.

– Ça fait plaisir de voir que tu gardes les bonnes habitudes. Et mademoiselle est…

– Ma voisine.

– Ah ! Je ne t’ai jamais croisée ici, c’est ta première fois chez nous ? Tu connais le principe « Assos » ?

– Oui, il m’a expliqué.

– Cool ! Alors tu prends quoi ?

– Euh… « Allumez le feu », c’est un cocktail flambé ?

– Tout à fait ! On te l’apporte et tu le bois encore brûlant ! Ça assure le spectacle, y’a pas à dire !

– Je vais essayer. Par contre, je n’ai pas eu le temps de regarder les associations. Vous en avez une pour la protection de la biodiversité ?

- Yes ! Pour la réintroduction des espèces en voie d’extinctions, la sauvegarde des abeilles, et une pour le développement de moteurs au biométhane. Avec toutes nos fermes, ce serait cool d’y arriver !

– Bien, pour la troisième. Les moteurs propres.

– OK, donc, une asso « Allumez le feu »… et toi Célestin ?

– « It’s only when I sleep », pour « Un autre regard ».

– Comme d’habitude, quoi ! C’est noté, je reviens très vite !