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– Tu exiges ?

Kajsa répondit à son sourire en levant son verre de whisky-pastèque-pamplemousse-autre chose qui déchire bien, le pointant du doigt pour souligner son propos :

– Pyramides des besoins, niveau un : check !

– Tu ne préfères pas danser ? Nous pourrons en parler plus tard.

– Je ne suis toujours pas rassurée : pyramides des besoins niveau deux : à satisfaire ! Alors, raconte-moi tout.

– J’aurais mieux fait de me taire, j’avais oublié que tu pouvais être une vraie teigne quand tu voulais quelque chose ! Je ne souhaite pas y penser ce soir. Ce ne sont pas de très bons souvenirs et j’ai, moi aussi, envie de me changer les idées.

– Allons danser, dans ce cas, la musique est plutôt bien.

– Pas trop déçue par le manque d’électro ?

– Ce n’est pas parce que j’aime ce genre que je n’en apprécie pas d’autres !

La réponse les mena de nouveau sur le plancher où la foule compacte offrait peu de place pour se trémousser à l’aise. Les deux nouveaux arrivants parvinrent cependant à se faufiler jusqu’à un espace un peu plus grand afin de profiter de la seconde partie de la soirée. Regroupés par paire, seul, à dix, en synchronie ou en toute anarchie, peu importait : l’on se déhanchait en rythme en s’amusant. Les musiciens étaient survoltés, heureux de l’engouement qu’ils provoquaient, se lançant dans des improvisations plus surprenantes les unes que les autres, mais toujours joyeuses et pleines d’entrain. La salsa éclatait ses notes en nuances de feu sur la voûte obscure, renvoyant un écho incarnat qui retombait en une douce pluie sur les membres brûlants des danseurs. Les rires en pétalite rutilante succédaient aux murmures en velours d’outremer, peignant sur la toile irisée de la salle des ondulations en diffraction de lumière.

– J’ai mal à la tête.

- Comment ? demanda Célestin en se penchant pour mieux entendre.

– J’ai mal à la tête ! Je vais m’arrêter me reposer un peu !

– Comme tu voudras…

– C’est la fatigue, poursuivit-elle une fois qu’ils se furent installés.

Ils terminèrent leurs boissons en profitant du calme bien mérité. Le son était désormais si fort qu’il n’était plus possible de discuter. D’ailleurs, ni l’un ni l’autre ne semblaient avoir particulièrement envie de faire cet effort après cette séance de sport. Kajsa paressait nerveuse, triturant de nouveau les manches de son pauvre gilet qui n’avait pourtant fait de mal à personne.

– Tu veux rentrer ?

– Oui, je préférerais.

Il n’en fallut pas plus pour qu’ils lèvent le camp, libérant la table qui fut aussitôt prise d’assaut par un trio ravi de pouvoir enfin se reposer les petons. Retrouver l’air libre leur fit du bien ; ils s’arrêtèrent quelques instants devant l’entrée pour profiter du calme de la nuit, cette immensité bleue empoussiérée d’étoiles.

– Il y avait longtemps que je ne les avais vues…

– Elles sont magnifiques, n’est-ce pas ? Il m’arrive d’oublier à quel point le ciel est clair ici, à force de vivre dans de si grandes villes… Comment te sens-tu ?

– Épuisée. Je pense que j’ai besoin d’un Doliprane® et d’une bonne dose de sommeil.

– Alors, ne tardons pas, je serais bien content de pouvoir dormir un peu aussi.

Ils se remirent en marche.

– Célestin ! Un instant !

La voix en lame de rasoir les arrêta ; tous deux se retournèrent en chœur. La dame au tailleur leur faisait signe depuis le perron du Bar-Assos. Sa silhouette en ombres d’anilines, les volutes blanches de sa cigarette, tout en elle polluait les couleurs de la nuit.


Les escarpins claquèrent sur le trottoir tandis que la femme les rejoignait. Son corps longiligne se déplaçait sans déhanchement, sans ces mouvements naturels des épaules ou de la tête qui accompagnaient d’ordinaire une démarche, comme si toute fluidité avait été bannie. De près, on distinguait mieux sa peau ambrée, son visage en diamant, ses sourcils épais ainsi que ses yeux noirs, sulfureux. Son nez à la base fragile, mais en léger bec d’aigle achevait de confirmer des origines franco-tunisiennes.

– Je ne serais pas joignable demain en milieu de soirée, j’ai vérifié. Serais-tu disponible de dix-sept à dix-huit heures ?

– Je dois finir mon match à seize heures. Dix-sept heures quinze, plutôt.

– Très bien, je passerai te chercher. Si jamais tu as un empêchement, appelle-moi.

Elle tendait une carte de visite entre l’index et le majeur de sa main libre. Un petit rectangle de papier glacé noir, avec un imprimé en lettres argentées. L’œil de Kajsa fut attiré par le logo : les arrêtes d’un lotus en filigranes tatoués en fond. Sobre, sombre et élégante. À l’image de la femme qui continuait de fixer Célestin sans craquer un sourire.

Celui-ci saisit l’objet pour le faire disparaître dans son portefeuille, très bien rangé au demeurant. Tandis qu’il effectuait cela, la fumeuse daigna poser son regard sur Kajsa. Elle la détailla de pieds en cap, indéchiffrable. Que devait-elle penser de son jean délavé et de son top trop large qui laissait libre champ aux mouvements ? Certainement pas grand bien au vu de la froideur de son expression.

La blonde ne put s’empêcher de songer à sa première rencontre avec Justine. C’était dans les couloirs de la fac, tôt le matin. Kajsa galérait depuis une bonne heure avec sa maquette à bouts de bras, ayant survécu à l’épreuve du tram et des portillons sans abîmer le bâtiment miniature. Elle cherchait désespérément à traverser une zone bondée pour rejoindre sa salle de pratique, quand elle avait trébuché sur un sac. Après s’être étalée de tout son long sur le pauvre plancher qui n’avait rien demandé à personne, sa première réaction avait été d’inspecter la construction sous toutes les coutures. Celle-ci n’avait pas souffert de la chute. Soulagement. Au moment de se relever, elle remarqua que les autres la regardaient. Au premier rang, une jeune fille tirée à quatre épingles. Kajsa s’était remise sur pieds en rougissant, avait ramassé son précieux travail, et filé dans le couloir. À la fin du cours, elle avait quitté la salle toujours encombrée, et s’était trouvée nez à nez avec l’étudiante. Celle-ci l’avait dévisagée franchement pendant une bonne minute avec une expression mêlée d’horreur et d’incrédulité. Puis, à sa grande surprise, elle avait éclaté d’un rire joyeux avant de lui tendre la main. « J’m’appelle Justine, je s’rais ravie d’faire ta connaissance ! Tu m’as tout l’air d’une âme libre, et ça, ça vaut plus qu’tous les fashion shows du monde ! »


Naïvement, Kajsa espérait une réaction un peu similaire de la part de cette silhouette. Cependant, celle-ci se contenta de demander d’une voix égale :

– Vous devez être…

– Ma voisine, coupa aussitôt Célestin.

– Ah.

La dame hocha la tête avec indifférence. Elle changea sa cigarette de main pour tendre sa dextre à ladite voisine. La poigne de la brune était surprenante.

– Kajsa.

– Eli.

– J’ai toujours pensé que c’était un prénom de garçon.

– Mes créateurs étaient de toute évidence d’un autre avis.

– Je ne voulais pas vous froisser.

– Je ne suis pas offensée.

Le ton en couperet d’argent démentait les paroles. La fumeuse reporta son attention vers un Célestin à l’air gêné.

– À demain, je te saurai gré de ne pas m’oublier, cette fois. Kajsa, j’espère que le Bar-Assos vous a plu. Aurais-je le plaisir de vous y revoir ?

– Je ne sais pas, je n’habite plus dans les environs depuis longtemps.

– C’est fort dommage. C’est une belle région. Bonne fin de soirée.

Sur ces mots, la brune tourna les talons pour raccompagner ses volutes sombres vers la lumière qui émanait de l’établissement. Elle écrasa sa cigarette dans le cendrier qui trônait non loin de l’entrée avant de s’y engouffrer.

– Mais qui est-ce, en fait ?

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