10-La Chanson du Vent  2/2

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Après Ushuaïa, puis la balade en bateau sur le canal Beagle hier, nous continuons de sillonner la Terre de Feu pour le prochain livre de photos de Papa. Il doit déjà avoir mille clichés au moins, dont beaucoup du phare des Éclaireurs et des petits manchots de Magellan, si drôles et attachants ! Aujourd’hui, nous visitons une ferme, « la Estancia Harberton » : c’est un lieu intéressant, où j’ai pu voir des condors, des loutres, et assister à la tonte des moutons. J’y ai aussi découvert les huttes yamanas, et le mode de vie des premiers habitants de la région, mais ce qui me fascine le plus, c’est l’endroit où je suis en ce moment : le musée des mammifères marins, avec ses énormes squelettes de cétacés. On se sent minuscules à côté de ces monstres des mers ! Je me souviens de mon effroi quand, plus jeune, Maman m’a lu l’histoire de Pinocchio et du vieux Geppetto avalé par une baleine...

— Bonjour, étonnante et singulière petite fille ! Hier, nous avons commencé un jeu, as-tu envie de le reprendre ? Écoute la suite de ma complainte :

Je chante aux oiseaux, aux nuages

Au temps... et même aux enfants sages !

Oh ! La voix, à nouveau ! Celle que j’ai entendue sur le bateau... Je l’avais déjà oubliée tant il y a de choses à découvrir ici !

Je courbe, j’ondoie ou je plie

Devine, à présent, qui je suis

— Je sais qui tu es ! Tu es le Vent !
Je suis fière de moi, je viens de me souvenir du mot « Éole », que j’ai lu un jour dans la grille de mots croisés de Maman. C’est celui qu’attendait la voix hier, et qui bondit à l’instant à mon esprit comme une sauterelle !

— Bravo jeune fille ! Je savais qu’il serait drôle de jouer avec toi !

— Tu discutes avec qui, Gigi ?

Alphonse. Mais quel boulet, celui-là ! Il faut toujours qu’il traîne dans mes jambes...

— Casse-toi, Alf, t’es trop petit, tu ne peux pas comprendre...

— Je t’ai entendue parler... Y’avait quelqu’un ?

— File, j’te dis ! Je récite mes poésies, je n’ai pas besoin de toi, tu me déranges.

Je regarde mon frère baisser la tête et s’éloigner, penaud. Bon, j’ai peut-être été un peu dure, mais ça va, à un moment, il n’est pas obligé de me coller ainsi tout le temps ! Juste quand je commençais un échange intéressant avec le vent !

— Désolée, Vent, c’est mon frère. Il est bête, il ne peut pas t’entendre. Tu préfères que je t’appelle Vent, ou plutôt Éole ?

Tu peux m’appeler Vent, ou Zéphyr, ou Éole

Je suis ravi de voir qu’t’es allée à l’école

J’suis aussi le damné, le sot, le mal compris

Celui que l’on accuse, que l’on charge à tout prix

On prête à mes actions tous les maux de la Terre

On dit que je rends fou, ce qui me désespère

Que mon souffle détruit, qu’il broie, qu’il saccage

Que tout c’que je sais faire, c’est causer des ravages

Mais tu noteras, Petite, si tu regardes autour

Que les arbres, les oiseaux, jouent avec mes atours

Ici en Terre de Feu, comme dans ton pays

Tous les êtres vivants ont le Vent pour ami

Une bourrasque se soulève soudain, faisant tourbillonner la poussière au milieu des carcasses de baleines. Quelques feuilles se détachent des branches et viennent se poser à mes pieds, formant un tapis. Je lève encore les yeux et regarde tout autour de moi : les nuages filent à vive allure dans le ciel, les oiseaux planent, comme portés, les arbres se penchent et dansent...

— Vent, que ta chanson est triste ! Je ne comprends pas ce que tu essaies de me dire. Je vois bien pour ma part combien tu comptes ici, comment tu as façonné les paysages : j’ai remarqué, dans la campagne, les arbustes courbés jusqu’au sol, les hautes herbes couchées, et je sais que tu es même capable de pousser la pluie à l’horizontale !

— Tu es sensée, Petite. Mais as-tu jamais entendu quelqu’un dire « j’aime le vent » ? On aime le soleil, la lune, les nuages...

— Détrompe-toi, Vent, moi j’aime ta caresse sur mon visage ! Enfin, quand tu n’es pas trop fort, ni trop violent, bien sûr !

— Et voilà, toi aussi tu parles de violence !

Ma puissance est un poids, ma vigueur, une tare

Je n’ai que peu d’amis, les gens ouverts sont rares

— Gisèle, Alphonse, direction la voiture, on va reprendre la route !

Maman est sur le pas de la porte du musée, elle me regarde avec étonnement.

— Mais... Alphonse n’est pas avec toi ?

J’observe tout autour : non, il m’a écoutée pour une fois, il est parti quand je le lui ai demandé et il n’est pas revenu.

— Gisèle ! Où est Alphonse ?

Le ton de Maman est dur, je baisse un peu les oreilles.

— Il ne doit pas être loin, je... Attends, je vais voir !

Je laisse là le vent et ses états d’âme et je me précipite à l’arrière du musée : Alf est probablement en train de jeter quelques cailloux dans une mare.

— Alphonse !

La voix de Maman résonne, et je suis sûre qu’il va arriver en courant.

— Alphonse !

Je contourne le bâtiment et mon cœur se serre subitement : pas de trace d’Alphonse...

— Alf !!!

À mon tour, je crie son nom, tandis que les appels de Maman se font de plus en plus inquiets. J’ai chaud tout à coup, la peur me gagne : où peut-il bien être passé, cet idiot ? Je regrette aussitôt cette pensée : c’est mon petit frère tout de même, et bien qu’il m’agace, je l’aime ! Et puis, c’est moi qui l’ai chassé, alors que Maman croyait qu’il était avec moi, en sécurité. Je reviens à l’avant du musée, je croise Papa qui s’est joint à notre recherche et qui me lance un regard de reproche.

— Alf !!!

Je crie à pleins poumons, mais mes appels se perdent dans le vent. Je suis à présent saisie d’une profonde angoisse et me surprends à prier : faites qu’il ne soit rien arrivé à mon petit frère ! De grosses larmes commencent à rouler sur mes joues. Je les essuie du revers de la main et je continue ma course.

— Tu ne t’y prends pas de la bonne façon, petite fille...

Le vent ! Il peut sans doute m’aider ! Il a bien le pouvoir de retrouver Alphonse !

— Je cherche mon petit frère, Vent, peux-tu me dire où il est ?

— Tu parles du petit garçon que tu as rejeté tout à l’heure ?

Touchée ! Je sens monter de nouvelles larmes que je laisse couler à présent.

— Je peux peut-être t’aider, petite fille, mais tu dois le mériter

Je ne vois pas ce qu’il veut dire : est-ce qu’il s’attend à ce que je discute encore ? Que je le plaigne d’être ainsi mal-aimé ?

— Je t’ai écouté tout à l’heure, Vent, et j’ai essayé de te comprendre. Pour cela, j’ai chassé mon frère et à cause de moi il a disparu. Maintenant, je ferais n’importe quoi pour le retrouver ! Et toi qui es partout, toi le maître des éléments, si tu pouvais m’aider, je te jure que même de retour en France, plus jamais, jamais, je ne me plaindrai du vent !

— Ce n’est pas suffisant, Petite... Toute aide du Vent mérite une récompense !

Les mains fermées au fond de mes poches, je serre très fort mon cylindre magique entre mes doigts. Sa rondeur chaude ne suffit plus à me rassurer, j’aimerais qu’il réagisse, mais il semble éteint. Je le tire de sa cachette, je le consulte : rien. Je le regarde une dernière fois scintiller au soleil et je me décide.

— Vent, si tu m’aides à retrouver mon frère, je t’offre ce kaléidoscope, auquel je tiens beaucoup.

Un frémissement agite l’air. Puis le temps s’arrête.

Tu veux dire, petite fille, que tu tiens davantage à ton frère qu’à ton objet magique ? Ce n’est pas ce que j’avais cru comprendre...

— Oh si !!! Vent, aide-moi, je t’en prie, mène-moi à mon frère, et le kaléidoscope sera à toi !

Sans réfléchir plus longtemps, je pose mon totem à mes pieds et en deux rafales, il roule et disparaît dans un tourbillon.

Suis donc mon souffle et mes courants

Ton frère est là où va le Vent

Tu as fait preuve de courage

Tu es au bout de ton voyage

Je lève la tête et mon regard accroche une feuille qui virevolte sous mon nez. Je la suis d’abord des yeux, puis je marche avec elle, répétant intérieurement les dernières phrases de la chanson du vent. La feuille danse dans l’air, elle tourne et monte, vole de plus en plus vite, m’échappe parfois, puis me revient. Je ne regarde qu’elle, je ne vois même pas que je me dirige vers les rives du canal Beagle. Elle m’a prise par la main, elle me guide, je sais que le vent nous porte, elle et moi. Soudain, la brise s’arrête et la feuille tombe à mes pieds. Devant moi, un arbre couché qui fait office de banc et sur ce banc... Alphonse !

Il est assis là, tout au bord du canal et de ses profondeurs terrifiantes ! Il me regarde avec de grands yeux, visiblement surpris de me voir. Je me jette sur lui et le serre fort dans mes bras, couvrant son front de baisers. Dieu qu’il m’a fait peur, celui-là ! Je n’ai même pas envie de le disputer, je suis trop heureuse de le retrouver vivant ! Je le prends par la main et m’apprête à rebrousser chemin lorsque je distingue quelque chose qui brille, au pied du tronc. Je me baisse lentement, plonge ma main sous les feuilles : c’est mon objet magique ! Je le ramasse doucement, je le fais tourner entre mes doigts puis je le glisse dans ma poche, avant de lever les yeux au ciel et d’offrir mon plus beau sourire au vent.

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