Que dirait Eléonore si elle me voyait aujourd'hui, assis sur ce banc à contempler benoîtement la majesté des cygnes noirs du lac ? Sûrement que je deviens sénile, ou que je suis désormais un vieux fou désœuvré. Et elle n'aurait pas tout à fait tort. Si vous saviez le nombre de fois où elle m'a demandé, ne serait-ce que de faire une marche en sa compagnie... Nous habitions pourtant en face du bois de Boulogne, non loin du jardin de Bagatelle. Malgré cette proximité évidente, je n'ai jamais trouvé le moment de m'accorder cette pause. Certains diront que je suis inexcusable et que ma solitude actuelle est amplement méritée. Me croiriez-vous si je vous disais que j'ai passé la majeure partie de ma vie à courir après le temps, délaissant pour ce faire parents et amis... Pour quel résultat au final ? Terminer mes jours à l'abri du besoin, certes, mais dorénavant incontestablement seul, pour l'instant.

Il faut que vous sachiez que je viens d'une époque où les enfants n'avaient pas la parole. Où le simple fait d'exister, n'allait pas de soi pour nos géniteurs. Une époque difficile et laborieuse, où la soupe était de mise à chaque repas, agrémentée de rares morceaux de lard les jours gras. Mais qui peut comprendre aujourd'hui ce que je vivais alors... Certainement pas ma femme et mes enfants, qui n'ont jamais manqué de rien. J'ai toujours su que je n'étais pas un modèle de perfection. Néanmoins, il me semble avoir fait le maximum. Qui s'en soucie aujourd'hui ? On m'accable de reproches.

Je n'ai pas été à la hauteur des attentes de mes proches ? Eh bien soit ! Je ne peux que le reconnaître devant l'absurdité de ma situation. Est-ce ma faute, si j'ai eu la chance d'avoir un travail prenant mais ô combien passionnant ? Personne ne m'a aidé à franchir les étapes et tout ce que je possède aujourd'hui, c'est à moi seul que je le dois. Sept ans d'études, de travail et d'abnégation pour devenir l'un des meilleurs dans mon domaine. Élevé dans une ferme, j'ai choisi ce métier comme une continuité des œuvres paternelles. Soigner les animaux, apporter un soulagement à leurs douleurs en leur donnant une vie meilleure, une véritable vocation en somme.

Il faut savoir que dans la vie, il y a un toujours un prix à payer, pour chacun de nos choix. Lorsque je n'ai pas voulu reprendre la ferme, mon père ne l'a pas supporté. Dans notre famille depuis des générations, transmise de père en fils selon la tradition, il a pris mon refus pour une trahison. J'ai eu beau essayer de lui expliquer que nos métiers respectifs n'étaient pas si éloignés. Peine perdue. Il ne m'a plus jamais adressé la parole, tournant le dos à chacune de mes visites.

Est-ce ma faute là aussi ?

Pourtant je ne peux m'empêcher de ressasser le passé. Mais à quoi bon... les jeux sont faits et il est malheureusement trop tard pour revenir en arrière. Et d'ailleurs, en y réfléchissant bien, même si j'en avais la possibilité, je ne changerais rien. J'estime avoir eu une belle vie. Il est vrai que j'aurais pu être plus présent, plus à l'écoute des miens. J'aurais pu emmener mes enfants à l'école, passer plus de temps avec eux le week-end, les regarder grandir... Emmener ma femme au restaurant et passer mes soirées en sa compagnie. Nous aurions même pu partager quelques activités ensemble, comme le font certains couples de mes amis. Mais voilà, il faut croire qu'à l'époque je n'y voyais pas d'intérêt.

J'espère sincèrement qu'elle se sent mieux aimée aujourd'hui, elle le mérite. Après tout, il n'y a pas d'âge pour trouver le bonheur. En ce qui me concerne, je souhaite seulement qu'au travers d'une nouvelle rencontre, me soit donnée la possibilité de me racheter et d'aimer à nouveau. Pour ce qui est de mes enfants, il leur faudra certainement du temps mais ils sont intelligents, ils finiront par comprendre...