Ce que j’aurais dû te dire…

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Après cet intermède, Raphaëlle revint à elle. Il était cinq heures, elle était déjà arrivée au bout de l’avenue des Abesses, elle n’avait plus qu’à faire le chemin inverse. Elle se retourna et aperçut une silhouette noire. Elle crut défaillir. Elle crut le reconnaître, mais la silhouette disparut dans l’épaisse brume qui l’entourait. Etait-ce LUI ? Elle n’en était pas sûre. Elle marcha rapidement jusque chez elle.

Une fois rentrée, elle reprit ses esprits et prépara son petit déjeuner ainsi que celui de sa colocataire. La cuisine était exiguë mais laissait juste la place de cuisiner. Elle comportait une fenêtre ouverte sur le salon qui faisait office de bar. C’est là qu’elles avaient l’habitude de manger en général. Les chambres étaient à l’étage. Celle de Raphaëlle ressemblait à un capharnaüm sans nom. Des phrases en différentes langues étaient accrochées sur les murs, des cartes postales d’amis qu’elle ne voyait plus ornaient la porte. Des vêtements couvraient le lit, son bureau et le fauteuil en velours mauve qu’elle avait savamment entreposé afin de donner des allures de boudoirs à l’ensemble. Des pages griffonnées juchaient le sol. Il lui arrivait souvent de s’enfermer dans sa chambre des heures durant afin de mettre en mot les univers parallèles qu’elle prenait plaisir à imaginer. Dans un coin, un arbre à chat et un panier dépareillaient avec le reste.

La chambre de sa colocataire était beaucoup plus ordonnée, rien ne traînait parterre. Il n’y avait qu’un lit, un bureau, une chaise et une commode. L’une trouvait l’autre beaucoup trop bordélique et l’autre trouvait l’une un brun austère. Mais elles semblaient s’entendre sur l’essentiel, c’est-à-dire laisser à chacune son espace de liberté.

Sa colocataire descendit sur les coups de sept heures du matin. L’un des chats, Noé, sortit de sa cachette et vint se coller à elle. Elle fut très surprise en voyant la montagne de crêpes que Raphaëlle avait préparée pour le petit déjeuner.

« Tu t’es levée à quelle heure pour faire tout ça ? Enfin… Si tant est que tu te sois couchée hier… Tu parlais avec qui au téléphone ? L’interrogea-t-elle d’un ton espiègle,

_Avec une amie, improvisa Raphaëlle, elle n’avait pas trop le moral et avait besoin de parler. Je n’ai pas eu le cœur de raccrocher même si je vais avoir une longue, très longue journée ! Soupira-t-elle,

Miraz, oui sa colocataire, paraissait assez déçue de cette réponse et se contenta de déguster les crêpes en silence.

Rapahëlle alla se préparer pour attaquer la journée, une fois lavée, coiffée et maquillée elle sauta sur son vélo rejoindre son association. Une des bénéficiaires l’attendait de pied ferme devant.

« Manao Ahoana Fara, vous allez bien ?

_Bonjour Raphaëlle, bien. Vous parlez malgache maintenant ?

_J’ai un ami qui m’a appris quelques mots oui. C’est assez utile je dois dire !

_Oh, ça me fait plaisir que vous appreniez ma langue. Elle est si belle.

_Je ne sais pas encore dire grand-chose ! Dites-moi, que puis-je faire pour vous ? Continua Raphaëlle sur un ton rassurant et calme tout en rangeant son vélo.

Elle avait toujours été attendrie par Fara, elle n’avait pas eu beaucoup de chance dans la vie. Ses parents étaient morts quand elle était petite, elle avait été rejetée par le reste de sa famille mais elle restait courageuse et brave. Elle l’admirait beaucoup pour ça.

_J’ai un entretien d’embauche demain pour du ménage. J’’ai peur de ne pas réussir et de faire un bêtise.

_Entrez donc prendre un thé que nous discutions de cela ensemble. »

Assise à son bureau, un café à la main, Raphaëlle alluma l’ordinateur et ouvrit le dossier de Fara pour le reprendre avec elle. Elle reçut une notification. Il lui avait envoyé un message. Elle lut rapidement le contenu et parut presque se décomposer. Pourtant les mots qu’ils employaient étaient si doux qu’ils n’auraient dû être que baume pour les yeux : « Tu me manques déjà, cette nuit était magique. Je ne t’ai jamais senti aussi proche de moi ».

Un sentiment de bien-être succéda à l’appréhension première car se sentir aimer est la plus puissante des drogues. Elle reprit ses esprits en entendant la voix de Fara et surtout son léger accent qui lui rappelait toute la nuit entière qu’elle venait de passer :

« Madame Raphaëlle, tout va bien ? On aurait dit que vous veniez d’apprendre une mauvaise nouvelle.

_Plus ou moins… mais ce n’est pas une mauvaise nouvelle pour moi… Enfin bref, si vous voulez, on peut passer en revue le type de questions qu’on pourrait vous poser à l’entretien et y répondre ensemble ? »

Fara accepta volontiers et elles passèrent la matinée à préparer cet entretien et à s’entraîner. Fara repartie rassurée et soulagée. Raphaëlle lui assura qu’elle l’appellerait demain dans la journée pour savoir comment cela s’était passé.

Son collègue arriva en début d’après-midi. Il la salua, commença à lui demander comment elle allait mais s’arrêta net lorsqu’il vit son air défait :

« Qu’est-ce que tu as fait cette nuit toi ?

_Oh rien de spécial, ce sont les ateliers que je prépare qui me posent problème, j’ai toujours l’impression de ne jamais en faire assez et ça me mine !

_Tu es un bourreau du travail, ça va te perdre Raph ! Ça ne te dirait pas d’aller boire un verre ce soir ? Je dois rejoindre des amis, tu pourrais te joindre à nous.

Le ton qu’il avait employé lui rappela celui qui résonnait encore dans ses vieux souvenirs. Elle fut submergée par un sentiment de dégout et refusa l’invitation dans une moue boudeuse.

_Oulah, excuse-moi de t’avoir déranger avec mon amitié, je ne le ferais plus !

_Non ce n’est pas ça. Je suis juste fatiguée, je vais rentrer et dormir directement ce soir.

Une deuxième notification retentit.

_C’est qui ? Ton petit-ami ? S’enquit-il,

_Non, il n’existe pas encore celui-là.

_Tu veux dire qu’il n’est pas encore né ? Ça ne risque pas de faire beaucoup une vingtaine d’années d’écart ?

_Il n’existera jamais, tu n’as donc rien à faire ?

_Je voulais juste bavarder un peu ! Laisse-moi le temps d’arriver. Mais un conseil, ne jamais dire jamais. Tu ne sais pas de quoi demain sera fait.

_C’est l’instant : vieilles expressions idiomatiques, c’est ça ? Ne cherche pas midi à quatorze heures et va me faire un deuxième café s’il te plaît.

_Bien chef ! Conclut-il amusé de voir que même fatiguée elle ne se laissait pas faire.

La cafetière chauffant, son collègue revint à la charge.

_Ton plus gros problème Raph, c’est que tu constitues un défi. Tu dis non, mais ça se voit que tu meurs d’envie de dire oui.

_Je ne suis pas certaine de voir où tu veux en venir… Tu me vois comme un défi à relever ?

_Disons que nous pourrions être amis mais que tu te bloques toute seule.

_Je ne tisse aucune relation pérenne et personnelle avec mes collègues de travail.

_C’est ça le problème ! Dans le fond, tu ne tisses aucune relation pérenne.

_Ah donc, maintenant je suis un problème à résoudre ? Dit-elle sèchement sur la défensive

_Non tu extrapoles, enfin… Je veux dire… Tu m’as encore embrouillé l’esprit… Tu as raison, il n’existe pas encore l’homme qui pourra te supporter.

_On est d’accord. » Cette phrase tomba comme un couperet et coupa court à toute tentative de discussion. Son collègue se contenta de lui apporter son café et de s’asseoir à son poste en la dévisageant mi amusé mi perplexe.

L’après-midi fut extrêmement longue et compliquée. La fatigue se faisait de plus en plus pesante et Raphaëlle bloquait complètement sur son travail. Un quart d’heure avant la fin de son service, elle daigna regarder le second message que Fanantenana lui avait laissé. Il s’était contenté d’un « Manao Ahoana, comment vas-tu ? ». Comme à son habitude, aucune insistance. Il lui laissa encore le choix de répondre à sa guise sans émettre un seul indice d’une quelconque affection pour elle. Ce qui la rassurait sur le moment.

Elle disparue encore trois jours durant. Trois jours car un jour pourrait laisser penser qu’on a juste eu une journée très chargée, deux jours, le doute subsiste encore mais trois jours donnaient l’impression évidente que le silence était calculé sans laisser le temps à l’autre de trop tergiverser dessus. Ces trois jours laissaient traîner suffisamment de doutes pour que l’autre se retrouve dans une légère instabilité émotionnelle.

Au bout du troisième jour, Raphaëlle revint vers lui avec l’innocence d’une enfant. Fanantenana ne chercha pas plus loin, il la connaissait et savait qu’il ne servait à rien de lui demander des comptes. Elle ne ferait que s’évanouir dans la nature encore une fois et ne lui apporter que plus de questions. Il se contentait alors de répondre avec bonhommie tout en rajoutant un fébrile « ça fait un moment que tu n’as pas donné de nouvelles, j’espère que tout va bien pour toi ». Elle eut la délicatesse de répondre à ses angoisses d’abandons :

_A vrai dire, j’ai eu beaucoup de travail ces derniers jours, j’ai fait pas mal d’heures supplémentaires. Et j’ai dû en plus aider une bénéficiaire à préparer ses entretiens d’embauche tout ça.

Mentir tout en se faisant passer pour quelqu’un de bien était exquis.

_Tu cherches toujours à aider les autres, c’est pour ça que je t’aime.

Un long silence s’ensuivit Raphaëlle avait l’impression d’être un animal sauvage qu’on avait coincé dans un coin et qui s’affolait.

_Je peux t’appeler ?

_Oui vas-y. Répondit-elle effarouchée mais curieuse

« Manao Ahoana Raphaëlle. Ça va ?

_Manao Ahoana Fanantenana, oui et toi ?

_Bien. Je voulais juste dire que tu ne me dois rien. Je t’aime, c’est tout.

_D’accord.

_D’accord ? Alors tu es d’accord pour que je t’aime ? Ça me va très bien.

_Je suppose tout de même que tu ne t’attendais pas à cette réaction.

_Je pensais que tu allais raccrocher tout de suite.

_J’aurais pu. Et si je raccrochais maintenant ?

_Comme tu veux, je t’ai dit tout ce que j’avais à dire.

_Je n’ai rien à dire de plus. Alors, à la prochaine.

_A la prochaine. »

Il est fort l’animal, pensa-t-elle sur le coup. Il sort tout cela le plus naturellement du monde et la laisse se débrouiller avec. En même temps, on ne peut pas dire qu’elle ait cherché la discussion.

La nuit qui suivit fut encore sans sommeil. A réfléchir, à s’en vouloir, à se dire que s’il était sincère il allait souffrir parce qu’elle ne l’aimait pas et qu’elle était persuadée que jamais elle ne pourrait l’aimer, surtout sans le voir. Il lui a raconté toute sa vie. Lui a fait confiance sur tant de choses ! Et jamais elle n’avait aperçu une trace de mensonges dans ses paroles. Et elle, combien de fois lui avait-elle menti ?

Après cela, elle laissa passer une semaine entière sans nouvelles. Il la relançait de temps à autre. Elle se contentait de voir les messages sans répondre. Comme pour montrer qu’elle n’en avait que faire.

Il était légèrement troublé par ce revirement mais préférait n’en rien laisser paraître ça n’aurait fait que la conforter dans sa logique absurde. Il préféra user de patience, c’est encore ce qui marchait le mieux avec elle. La laisser elle-même tomber dans les pièges qu’elle dressait. Chaque piège cachait une peur, sans réponses à cette peur, la curiosité était telle qu’elle ne pouvait s’empêcher d’aller mettre le nez dans ce piège qui n’avait apparemment pas fonctionné.

Et une fois encore, elle revint, mais dans un long message cette fois. Ce qui était dangereux car la quantité de mot est proportionnelle à la quantité d’insanités que l’on peut sortir. Surtout quand il est question de sentiments :

« Fanantenana,

Tu m’as avoué tes sentiments. Ça me fait à la fois peur et plaisir que tu me fasses assez confiance pour t’exposer ainsi mais je dois t’avouer que je ne suis pas certaine des miens. Tu es loin, on ne se parle que par réseau social interposé. J’ai du mal à voir cette relation comme quelque chose de concret et de réel. Je ne pense pas qu’on se verra un jour, je ne pense pas ressentir quoi que ce soit pour toi un jour. Je sais que tu le comprendras aisément. Et peut-être que ce serait mieux pour toi si l’on prenait chacun du recul sur toute cette histoire. Je préfère te laisser tranquille quelques jours afin que tu puisses réfléchir à tout cela. Tu sais, en amour, je ne sais qu’arnaquer les gens. Sauve-toi de moi. »

Fanantenana crut défaillir en lisant ce message grotesque. Alors, elle avait donc juste décidé de piétiner ses sentiments. Ils se parlaient tous les jours ou presque depuis plus de deux ans, et là elle voulait lui laisser le temps de réfléchir à ce qu’elle qualifiait visiblement d’ersatz de relation. Alors qu’il était évident que le délai de réflexion était pour elle. Allait-elle le virer de sa vie d’un revers de la main ou continuerait-elle de jouer sur ses sentiments comme elle le faisait toujours ? Il n’en pouvait plus de voir qu’elle préférait faire comme si rien de tout ce qu’ils avaient partagés n’avaient comptés. Quelque chose lui disait qu’elle était attachée à lui. Mais l’idée ne lui suffit plus, il lui en fallut la preuve.

Il élabora un plan très simple. Déjà, lui répondre avec une certaine désinvolture contenue :

« Tu as peut-être raison, je me suis sans doute un peu enflammé car tu es quelqu’un de bien Raphaëlle. Mais si tu veux encore me fuir après ça. Je ne t’en empêcherais pas. Après tout je te l’ai dit. Tu ne me dois rien. Je ne te dois rien non plus. »

Le message terminé. Il sortit prendre l’air.

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