Draconique
Du feu dans l’estomac. La seule sensation réconfortante que Jormen Molsun connaissait depuis sa plus tendre enfance : du métal en fusion qui dévalait le long de sa langue, de la lave brûlante dans le gosier qui s’éclatait en météorite. Il avala goulûment toutes les gorgées de bière jusqu’à la dernière goutte avant de cogner sa choppe contre le bois en lâchant un rot bruyant. Silka et Enrad éclatèrent de rire, alors qu’il s’essuyait la bouche, et continuèrent de discuter entre eux. C’étaient ses potes et il fréquentait personne depuis son arrivée en ville, parce que personne n’en valait la peine entre les endormis du bulbe qui se faisaient souiller par les pédants de la haute, les scribouillards vérolés qui passaient leur temps à draguer les fonds de tiroir et les petites raclures qui vous enflaient comme pas deux. La ville d’Auonar était un enfer pour toute crapule qui se respecte, mais pour des gars comme Jormen qui voulaient juste la paix, c’était un havre de paix.
Il posa un regard sur Silka Nessdotir : une jeune femme proche de la trentaine, aux traits plus tirés qu’une voile mal repassée, avec ce genre de face qui cachait une tension électrique de vieille fourrure. Enrad Yvsun, lui, c’était un tison sur pattes, lourd et pataud mais droit comme un i en toutes circonstances, avec des expressions allant d’un barrage prêt à céder au fond d’un chaudron brûlant. Jormen aimait beaucoup ses amis, qui ne lui demandaient pas grand-chose à part des nouvelles de son travail de menuisier. Enfin, y avait eu quelques conversations sérieuses sur leurs familles le temps d’anniversaires ou de fêtes, voire sur les amourettes quoique Jormen était plus un spectateur qu’un joueur. Enrad finit sa lampée et laissa sa voix grasse remplacer le brouhara dans la skaill :
— J’ai quand même dû filouter à dreagh pour obtenir la moyenne à l’examen !
— Dis plutôt que t’as raclé la bernacle de ta prof, répondit Jormen.
Enrad prit un air faussement outré qui fit rire Silka dans son verre de schnaps.
— Mais vous m’insultez, mon bon ami ! Je ne suis qu’un humble et malin étudiant.
— Plus malin qu’humble, renchérit Silka avant de poser sa main sur celle de Jormen ; elle était très tactile. Dis, tu penses avoir fini de travailler quand ?
— Je sais pas, ça dépendra de mon oncle et des exigences du Tarnak. Pourquoi ?
Jormen était menuisier de formation, élevé par seulement son oncle depuis sa naissance. Le vieux rapace souhaitait chaque année que son neveu intègre une école de scribes comme Enrad, ou bien rejoindre les rangs des lockbeke, les défenseurs et première force de frappe de la cité comme Silka. Mais Jormen voulait seulement avoir une vie simple où personne n’irait le faire chier.
Son amie répondit à sa question :
— On organise un Abattage à la fin de la semaine, et Gondar a insisté pour que tu viennes.
Gondar, le Lockbier (celui qui commandait pendant les raids), avec un air d’ours mal léché mais un fier appétit pour la bonne chère et l’alcool. Il s’était pris d’affection pour l’intéressé depuis que ce dernier avait taillé et gravé son bouclier ; c’était la tradition que les menuisiers en formation fassent un travail pour l’armée par an, mais Gondar l’avait pris personnellement dans le bon sens du terme et s’était fait une mission d’intégrer Jormen parmi son cercle privilégié. Les avantages incluaient de bons repas de fête, personne qui vous embêtait dans la rue et des camarades de beuverie plus solides que les pochtrons du skaill.
Quand à l’Abattage, il s’agissait aussi d’une tradition aussi vieille que le temps où les dracs, geimar et seidhr : on se réunissait près de la forêt d’Antok et on chassait le cerf. Le premier qui en tuait un et revenait était couronné roi de la plaine, lui octroyant plein de privilèges et droits un peu obscurs mais jamais refusés.
Jormen sirota de sa nouvelle bière avec bruyance.
— Ça m’intéresse bien, mais je risque pas de gagner cette année.
— Allez, me dis pas que t’as déjà participé pour gagner ? (Silka se tourna vers Enrad) J’espère que toi par contre, tu ramèneras ton cul.
L’accusé s’étouffa dans sa salive avant de poser à l’image des plus grands nobles immortalisés en tableau dans la Halle, avec cet air tragique et piqueté de constipations aristocrates.
— Si le destin me le permet, j’en ferais mon affaire.
— Je pense plus qu’il se ferait encorner plus qu’autre chose, grinça Jormen en montrant du verre son ami.
Lequel lui rendit sa gentille d’un geste du doigt d’une élégance rare. Les amis continuèrent alors de papoter et de rire, quoique l’esprit de Jormen était désormais un peu assombri par le projet que le Tarnak leur avait imposé, à lui et à son oncle. Après quelques verres de plus qui commençaient à taper sur la pauvre tête d’étudiant d’Enrad, Jormen sentit qu’il était temps de partir ; il frappa sur la table pour justifier la bonne qualité de la boisson, remercia le skallaist et dit au revoir à Silka qui secouait gentiment un Enrad à moitié endormi. L’apprenti quitta la chaleur lumineuse du skaill pour s’enfoncer dans les nuitées de la ville.
Le chemin jusqu’à chez lui n’était pas truffé d’autres embûches que le froid, la neige et quelques chats errants. Dans la pénombre sans lune où seules les étoiles laissaient entrevoir une clarté incertaine, on n’y voyait pas plus loin que trois pas. Demain, peut-être, la brume repeuplerait la cité et là même vos mains iraient disparaître dans la laitance. Pour l’instant, Jormen fit rouler ses épaules pour réajuster son manteau de fourrure sur ses épaules. Son estomac gargouilla bizarrement ; il se dit que c’était la sensation de faim que l’alcool avait endormi.
Sa maison, une bicoque de pierre et de paille, se situait sur une des corniches rocheuses au plus loin de la mer, soit au plus proche de la forêt d’Antok. Il y avait beaucoup de légendes sur cette forêt de pins plus resserrés que des amantes en couche : on racontait que les seidhr attendaient au creux de chaque racine pour vous enchanter, vous faire danser et vous emmenait dans le Daier’Meg, le monde des rêves. Jormen, étant petit, y avait toujours crû dur comme fer, surtout avec les histoires que son oncle lui racontait le soir au coin du feu, derrière la maison, avec en fond les arbres qui hululaient au vent. Mais l’enfant avait grandi, vieilli et la magie, les monstres et héros s’étaient délités dans une mélasse de vieilles breloques poussiéreuses.
La porte s’ouvrit sans grincements sur un hibou mal fagoté : Otrek, l’oncle, regardait Jormen avec son air hérissé habituel. Mais si avant ses seize ans, le jeune homme aurait rentré sa tête dans ses épaules en rougissant de honte, ce soir comme de nombreux soirs auparavant, il s’arrêta devant son oncle qui lui barrait la route en le combattant du regard.
— Tu étais où ?
— Au skaill. Tu deviens sénile, le vieux.
Les traits de ce dernier devinrent presque tranchants, mais l’émoussement de l’âge eut le dessus et il soupira avant de l’accueillir dans leur demeure. La morsure du froid fut remplacée par les picotements agréables du feu et de la pierre chauffée. Otrek refferma la porte avec précaution, en invoquant le signe du tonnerre et du vent pour chasser les esprits. Jormen roula des yeux mais ne dit rien, posant son manteau sur les crochets derrière la porte et vint réchauffer ses mains près de l’âtre. Le regard de son oncle pesa dans son dos, il soupira et tourna légèrement la tête :
— On en est où de la moulure ?
Il savait que ce n’était pas le sujet de discussion voulue, mais de toute façon le professionnel avait toujours raison des discussions houleuses ; l’oncle s’approcha et s’accroupit à côté de son neveu, le craquement des flammes s’alliant à celles de ses articulations.
— Il y aura à tailler des haches, des drakkar et deux dracs.
Jormen fit la moue, et son oncle haussa des épaules.
— C’est la volonté du Tarnak, pas la nôtre.
— Ouais, bah le Tarnak ferait mieux de pas vivre dans des contes de fées et commencer à réfléchir à la prochaine invasion.
Il reçut une claque à l’arrière du crâne. La colère fit enfler ses muscles et il se retint de rendre la pareille : la dernière fois, il avait fini par attendre dans le froid, dehors. Son oncle prit une voix monocorde :
— Le Tarnak nous le demande pour le prochain Yule. On recommencera à tailler demain matin.
La question, muette, était autant un moyen de tâter le terrain qu’une mise en garde. Jormen ne fit que hocher la tête : il n’avait jamais, de sa vie, connut la gueule de bois. L’ivresse restait rarement longtemps d’ailleurs, mais c’était un détail assez peu intéressant pour qu’on s’y attarde ; il avait un corps fort et massif, aussi quelques pintes ne le faisait pas tomber comme Enrad ou divaguer comme Silka.
— Ils vont bien ? demanda l’oncle comme s’il captait les pensées de son neveu.
— Enrad est toujours un petit con, et Silka m’a invité au prochain Abattage.
— Ah. J’imagine que ça va te motiver.
Une main ferme secoua vigoureusement son épaule puis son oncle partit couper le pain pour le repas. Jormen, lui, regarda les braises se couvrir de craquelures dorées alors que le feu les rongeait lentement ; il y avait quelque chose dans les flammes qui l’avait toujours fasciné, et ça tombait bien qu’il soit menuisier car travailler avec la cendre et le charbon était comme toucher un souvenir du feu, ou même son œuvre d’art tel un dieu façonnant la glaise de l’humain avant de cracher dessus pour lui donner vie.
Jormen s’apprêta à se relever quand il fut pris d’un éternuement si fort qu’il crût s’arracher le nez. Les braises s’illuminèrent et des étincelles volèrent dans l’âtre ; le jeune homme renifla bruyamment et remarqua l’oeil inquiet d’Otrek.
— Je vais pas tomber malade, annonça Jormen comme prophétisant à la façon des weirdrailm.
Tout à coup, les deux résidents tournèrent la tête vers la porte : on venait de toquer. Le jeune homme échangea un bref regard avec son oncle, lequel fit un mouvement éloquent de la tête. Pas vers la porte ; vers le tison, que le neveu agrippa si fort qu’il en sentit la chaleur du bout. Tant de précaution n’était pas chose inédite à l’heure actuelle : des bandits de grand chemin, des voyous qui avaient parfois, même rarement, l’audace de venir toquer chez les maisons les plus excentrées, leur demander asile et, une fois acceptée, dépouiller l’endroit de toute forme de richesse. Et les outils d’acier de menuisiers ainsi que certaines pièces de bois sculptées pouvaient se vendre cher. De plus, il ne pouvait s’agir de voisins : on annonçait toujours sa venue après avoir frappé quatre coups. Là, il s’était s’agit de trois coups, silence, puis trois coups. Rien d’habituel et tout d’inquiétant.
Il y avait un clapet sur la porte pour voir qui venait, parce qu’Otrek croyait toujours aux changelins et aux farfadets. Jormen ne chercha pas à l’utiliser, préférant se coller au bois limé et au métal froid pour lancer tout haut :
— Qui va là ?
— Je m’appelle Gwyndalain, répondit une voix étouffée. Je viens en paix.
— À cette heure-ci de la journée ? Mon œil. Vous venez plutôt pour les ennuis.
— Je viens chercher asile. Tout le monde m’a refusé dans votre ville. Vous êtes la dernière maison.
Jormen s’apprêta à répondre que ça lui faisait une belle jambe et que ce droit, c’était un truc de pouilleux de l’autre côté de la mer, le genre de maladies qui voyageaient sans que personne ne soit à bord du bateau. Sauf qu’à peine qu’il eut ouvert la bouche que son oncle vint à côté de lui, posa sa main contre le bois de la porte et parla d’une voix égale :
— Je vais vous ouvrir.
Il chassa son neveu d’une bourrade, lequel voulut lui en coller une mais se retint de nouveau, préférant afficher un regard mauvais et un air de dire : « on va le regretter ». Otrek ouvrit la porte.
Se présenta devant eux une femme de l’âge de Silka, ou un peu plus jeune peut-être. Elle avait ce genre de visages qui vous fait vous souvenir que la lumière, c’est pas juste pour éclairer les maisons. Sa tenue se constituait d’une armure comme Jormen n’en avait jamais vu : des lacets de cuir si bien entremêlés qu’il épousait la forme du corps, et tout cela sans aucune boucle pour retenir le tout, comme si il n’y avait qu’un seul morceau de cuir qui s’enroulait autour de cette personne. Sur le cuir, des centaines de runes – celles que les weirdailm avaient l’habitude d’utiliser pour lire le temps qu’il ferait dans la semaine – inscrites au charbon et à la craie, un piquetage de blanc et de noir. Elle portait un sac de toile sur lequel se brodait des épisodes d’une bataille sanglante. Seul la tête et les mains de cette femme, un peu rosies par le froid, dépassaient de cet étrange accoutrement ; de longs doigts secs aux ongles peints en bleu ; une face plus pâle que n’importe quel auonaréen et des cheveux plus roux que le plus salaud des chats ; de grands yeux d’un gris très pur, un peu comme quand les nuages ont la finesse de ne pas pleurer ou se mettre en colère.
Jormen en était bouche-bée, parce qu’il n’avait jamais vu quelqu’un avec une telle intensité dans le regard : de toute sa vie, la seule personne qui en avait fait à peu près preuve, c’était Silka. Mais là, c’était à un tout autre niveau, au point qu’il en reçut un coup de massue dans le ventre qui le laissait silencieux alors que la femme entrait, son oncle s’écartant avec un sourire étrangement apaisé.
— Je ne m’attendais pas à trouver une seidhr dans les environs.
La façon dont il prononça ce nom, la flexion de l’accent avec le petit bond de la langue à la fin, ce fut comme s’il prononçait une formule magique aux oreilles de Jormen, qui vit immédiatement les détails qu’il avait manqué à son observation : des oreilles pointues qui se dégageaient de cette chevelure miellée, des traits plus allongés et une bouche effilée telle une dague d’un garde tarnakiste. Le jeune homme, qui d’ordinaire aurait pris une femme pour ce qu’elle était, à savoir quelqu’un d’ennuyeux, se crispa ; sa peau se couvrit des frissons du danger et son cœur le poussa à reculer de quelques pas, sans lâcher le tison qui fumait dans le froid pénétrant depuis la porte. Alors qu’Otrek la refermait, la jeune femme observait la maison avec un entrain très étrange, comme si elle découvrait pour la première fois le monde humain.
— Votre demeure est splendide ! (elle regarda vers la cheminée, ignorant royalement Jormen, et ses yeux s’agrandirent) Oh !
Elle s’approcha de l’autel Dagaz, un des patrons de la vitalité. Otrek, à l’instar de la vieille génération, était très croyant. Mais là où chez les autres, ça prenait la forme de petits gestes, d’expressions usées jusqu’à la moelle et de vieilles superstitions pas prises au sérieuses, chez lui, on y voyait une crainte mêlée de respect, des rituels sibyllins et une sensibilité aux ténèbres, aux aurores boréales et aux cris dans la nuit.
L’autel était une petite alcôve où la statue de Dagaz, un homme voûté et barbu sur un chaudron, touillait la mixture de l’âme. Une petite assiette se trouvait devant, pour y présenter en holocauste les offrandes au dieu. Jormen disait que c’était du gâchis de nourriture, Otrek lui répondait toujours : « si tu es aussi fort aujourd’hui, c’est parce que Dagaz a jugé bon de chasser ces geimar suceurs de vie » et ça s’arrêtait là. La femme, Gwyndalain, parlait avec un accent bigarré :
— Vous avez même pensé à moi.
Elle respira les cendres dans l’assiette et là, Jormen se dit que le tison devait aller s’enfoncer autre part que dans les braises. Otrek rit, chose très rare et là, c’était vraiment avec de la joie.
— Vous me flattez, ce n’est rien comparé à Milnar
— Les vieilles pratiques se perdent peut-être de nos jours, mais ceux qui les conservent les rendent plus précieuses encore… (puis elle se tourna vers le neveu, resté tremblant dans son coin) On dirait que l’accueil n’est pas unanime.
— Jormen, sois un bon garçon et va faire s’asseoir notre invitée d’honneur.
L’intéressé cligna des yeux deux fois : son oncle avait non pas employé un ton scolastique, ou de reproche, mais celui qu’il n’avait plus utilisé depuis que l’enfant avait été remplacé par l’adulte. Aucun jugement, aucune prise de hauteur mais seulement une chaleur sincère qui traduisait une joie immense.
D’abord indécis, il finit par obéir et coinça le tison sous la bûche ardente, non sans quitter la dame des yeux qui elle-même le fixait avec un air légèrement amusé, de la même manière qu’on observe un animal en train de se gratter le dos contre un arbre. Prudent, Jormen la contourna et finit par se cogner contre la chaise, ce qui le fit sursauter. Gwyndalain gloussa et il lui lança un regard noir en se frottant la cuisse. Il présenta la chaise d’un geste agacé et elle s’approcha, observa le bois moulu ; sa chaise à lui, celle qu’il avait faite.
— C’est un travail de cochon, lâcha-t-elle avec un claquement de langue.
Oh, il allait mal la supporter… Aussi en bon hôte, il se précipita pour s’asseoir sur la chaise qu’elle venait de tirer, celle qu’il avait taillé lui-même, et la regarda par dessus son épaule avec un grand sourire, tout en montrant la place sur laquelle il s’était cogné. « L’invitée » plissa les yeux mais ne dit rien et, sans se départir de son sourire léger et agaçant, vint s’asseoir à cette place. Jormen et elle se lançaient des éclairs par les yeux quand l’oncle revint vers eux.
— Merci, Jormen. Ma-phòsta, infléchit-il avec la plus large des politesses. J’espère que vous aimez la soupe de daim.
Pour agrémenter son geste, il posa un bol fumant et sa cuillère de houx devant la prétendue seidhr, puis servit Jormen et lui-même en s’installant. Son sourire n’était en rien similaire à ceux qu’il laissait apparaître à l’ordinaire : radieux. C’était étrange de voir son oncle dans un tel état de joie.
— Et on peut savoir d’où tu viens ? demanda Jormen en touchant à peine à son bouillon.
La fureur faillit prendre le dessus quand tout ce que fit la femme, c’était d’attraper le bol et le boire goulûment, au détriment de la chaleur. Elle le reposa sans un bruit et lâcha un soupir infime.
— Ah, voilà quelqu’un qui a de l’appétit ! Je vais vous resservir.
Et voilà, comme si de rien n’était, l’oncle qui repartait avec le bol de l’invitée. Jormen voulut reposer sa question avec plus de fermeté, mais il se ravisa : cette bizarroïde le regardait en plissant les yeux et en penchant légèrement la tête. En fait, elle l’étudiait !
— Je te dérange pas, lâcha-t-il avec ton boulonné.
— C’est fou, murmura-t-elle.
— Qu’est-ce qui est fou ?
Elle ne répondit pas, ce qui le foutit encore plus en rogne. Il serra son poing et s’apprêtait à répliquer quand son oncle revint avec un nouveau bol de soupe, que la seidhr ne toucha pas, et le vieux busard, en mâchonnant un morceau de viande, lança :
— Et quelle quête vous amène en ces terres, noble seidhr ? Vous avez mentionné avoir toqué à chaque porte.
— Oui. Je suis en recherche d’un vieil objet appartenant à notre maisonnée, les Moeg’idhr, qui d’après nos sages aurait été perdu pendant le Ragnarög. On nous a envoyé, des séides et moi, parcourir le pays des hommes pour le retrouver.
Le Ragnarög, la grande guerre qui avait déchiré les cieux et la terre ; le mythe était raconté à tous les enfants par les weirdailm et le Tarnak. Il s’agissait d’un événement fondateur dans le Futhark, à savoir la création du nouveau monde au détriment de l’ancien, et la mort de tous les dieux qui avaient rejoint la terre. Jormen ne pensait pas qu’une telle chose fut arrivée dans des temps immémoriaux, préférant les versions modernes où la terre était seulement là depuis toujours et n’avait fait qu’enfanter les montagnes, les arbres, la mer et les hommes par elle-même. Pourtant, voir qu’une créature qu’il considérait fantastique croire au Ragnarög…
— Un objet, vous dites ? (Otrek se lécha les doigts après avoir raclé son bol) Le Tarnak vous aidera sûrement si on intercède en votre faveur.
— Je vous en serais gré.
— Attends une minute, intervint Jormen. Si t’as été refusé à chaque maison, on va pas t’accepter pour la seconde fois !
Gwyndalain eut l’air gênée par sa remarque et se mit à serrer son sac contre elle, ce qui était suspect, aussi poussa-t-il le bouchon plus loin :
— Y a un truc pas logique dans son discours, le vieux. Elle dit pas tout !
— Mon garçon, tu n’es pas poli…
Jormen s’en fichait bien, de la politesse ! Il se leva d’un bond et attrapa la sangle du sac de la seidhr pour le lui arracher des mains. Elle poussa un cri d’effroi et Otrek lui ordonna de lâcher, se levant également. Mais Jormen était le plus fort des trois et repoussa la poigne de son oncle tout en finissant de retirer la besace. Il l’ouvrit d’un coup en lâchant :
— C’est pas parce qu’on accueille des gens qu’on va forcém…
Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase : le fond du sac était sombre. Non, il absorbait toute lumière au point que celle dans l’habitacle sembla disparaître un instant. Jormen voulut le refermer mais ses mains étaient comme bloquées ; il haleta, chercha sa voix pour hurler mais n’entendit rien d’autre qu’un sifflement aigu à ses oreilles. Puis, plus loin, il y eut comme un rugissement.
Son oncle lui arracha le sac des mains et tout redevint normal. Jormen tomba sur ses fesses avec un petit cri de douleur, se rendant compte en même temps que les bruits de sa voix, du feu, de tout étaient revenus. Si Otrek le dévisageait avec un air furieux, Gwyndalain avait vraiment l’air terrifiée : Jormen croisa son regard et y lut de l’étonnement.
— Je vais vous amener au Tarnak, maugréa l’oncle avant de s’adresser à son neveu, doigt tendu vers lui : Et toi ! Crois moi que malgré ton âge, les baffes peuvent toujours se prendre.
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