Chapitre 10 - En direction de Minthueli

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Je rouvris les yeux, le cœur battant. Je m’étais endormi, emporté par les images puissantes de la vision suscitée par le Verbe. Bien qu’elle se fût dissipée depuis longtemps, son empreinte demeurait vive, comme une brûlure invisible. Elle avait hanté mes rêves, imprégné chaque repli de mon sommeil d’une étrange clarté. Une image revenait sans cesse, obsédante : un autel noir, dressé au centre d’une nef ancienne, au sein d’une église de pierre grise rongée par le temps.

Je savais, avec une certitude aussi intime qu’inexplicable, que ce lieu n’était pas une simple illusion. Il n’était ni symbole ni fabrication onirique. Il existait encore, quelque part. Peut-être enfoui, peut-être caché aux yeux du monde, mais réel. Et plus encore : je devais le trouver.

Une conviction profonde s’était ancrée en moi. Les réponses que je cherchais sur le Verbe, sur le conclave, sur ce lien mystérieux entre les reliques et le passé se trouvaient là-bas, au pied de cet autel noir. J’en étais convaincu.

Mais par où commencer ? Où ce sanctuaire oublié pouvait-il bien se cacher ? Je n’avais ni nom, ni carte, ni indice tangible. Rien, hormis ces murs de pierre, ces ombres encapuchonnées… et cet autel solitaire.

Je restai dans les ruines jusqu’à la fin du jour, espérant qu’un autre fragment de vision se manifeste, un signe du Verbe, un souffle, un murmure, quelque chose. Mais rien ne vint. Le silence reprit lentement possession du lieu, lourd et indifférent. Alors, à regret, je me relevai.

Le lendemain, avant même que les brumes matinales ne se dissipent, je quittai les tours, le pas ferme et l’esprit tourné vers l’inconnu. J’avais pris une décision : je devais descendre dans la vallée et rejoindre une ville. Là, peut-être, dans une bibliothèque ou auprès de quelque vieil érudit, je trouverais une trace de ce sanctuaire oublié.

Je me laissai guider par une force que je ne comprenais pas encore. Mon intuition, ou peut-être ce fil invisible que le destin place parfois devant nous, suffisait à orienter mes pas.

Mon ami l’aigle n’était plus là. Avait-il repris son envol vers d’autres cieux ? Ou bien était-ce cette silhouette ailée que je voyais parfois planer entre les sommets, difficile à distinguer à cette distance ? Je ne savais pas. Mais son absence m’inquiétait moins que je ne l’aurais cru. Il m’avait conduit jusqu’ici. Désormais, c’était à moi de continuer.

Je marchai pendant ce qui me sembla être une éternité, le soleil jouant à cache-cache avec les nuages lourds qui s'amoncelaient au-dessus de la vallée. Le sentier que je suivais, à peine visible sous l’épais tapis de mousse, serpentait à flanc de colline, bordé par des buissons et des arbres noueux. À plusieurs reprises, je dus m’agripper aux racines saillantes pour ne pas glisser, car la pente était raide et les pierres instables roulaient sous mes pas comme si la terre elle-même voulait m’éprouver.

Chaque détour m’ouvrait une nouvelle perspective sur la vallée, mais aussi de nouveaux obstacles. Par moments, le chemin disparaissait presque, avalé par la végétation. Je devais l’inventer à mesure, guettant les traces laissées par d’anciens marcheurs : une branche cassée, une empreinte dans la terre humide, une pierre posée comme un repère oublié. La lumière faiblissait sous la voûte épaisse des feuillages, et un silence étrange s’installait par vagues, interrompu par le craquement des branches ou le cri lointain d’un oiseau.

À la fin du deuxième jour, mes jambes étaient lourdes, mes bottes détrempées et mon estomac creux. Je m’arrêtai pour boire à une source qui suintait entre deux rochers, puis repris ma marche, poussé par une force que je ne pouvais nommer. Ce n’était plus seulement de la curiosité ou de la volonté : quelque chose en moi était appelé.

Ce fut le troisième jour que je croisai enfin quelqu’un.

Le bruit de roues grinçantes me tira de mes pensées. Plus bas sur le sentier, un chariot brinquebalant apparaissait entre les arbres, tiré par une vieille mule à la robe grise. Le conducteur, un homme d’âge mûr vêtu d’une longue cape brun terre, fredonnait un air monotone tout en agitant doucement les rênes. Des caisses, des sacs, des pots en argile et quelques objets couverts de toiles s’empilaient sur la charrette.

Je descendis rapidement pour le rejoindre. Il leva la tête à mon approche, visiblement surpris de croiser quelqu’un dans ces bois.

— Ho là, garçon. Tu viens de la montagne ? T’as pas l’air d’un bûcheron… ou alors t’as égaré ta hache, dit-il avec un sourire en coin.

— Je viens des hauteurs, oui. Je cherche à atteindre une ville. Il y en a une, plus bas, dans la vallée, n’est-ce pas ?

— Mmmh… tu dois parler de Minthueli. C’est la seule grande ville dans les environs. Mais t’es pas tout près encore. Une journée à pied, au moins. Deux si tu marches comme un vieil âne boiteux. Mais je monte le camp ce soir, tu peux partager mon feu, si t’as rien contre les radis et les légumineuses.

Je hochai la tête, soulagé de ne plus être seul, même pour un moment.

Nous installâmes un petit camp à la lisière d’une clairière. Le marchand, qui se présenta sous le nom de Tiron, me parlait avec bonne humeur entre deux bouchées de son ragoût grossier mais nourrissant. Il semblait avoir parcouru toutes les routes de la région, de foires en monastères, d’abbayes en villages ruinés. Je profitai de sa volubilité pour l’interroger :

— Avez-vous entendu parler… d’une église oubliée ? Ancienne, très ancienne, peut-être en pierre noire… avec trois nefs ?

Tiron s’arrêta de mâcher, les sourcils froncés.

— Trois nefs ? Hm. C’est pas banal, ça. C’est pas le genre de choses qu’on oublie. Y a bien des ruines dans la vallée d’Argel, au nord-ouest de Minthueli. Vieilles pierres noires, tombées en désuétude après la Guerre des Conjurés. On raconte que les moines là-bas avaient des rites étranges. Des chants qu’aucun homme n’a plus osé répéter.

Je sentis mon cœur se contracter. J’étais peut-être sur la bonne piste.

Mais c’est alors que tout bascula.

Une des caisses, posée près du feu, bascula soudainement dans un craquement sourd. Un des pots en argile se brisa au sol, libérant une étrange poudre bleutée qui se répandit dans l’herbe. Tiron se redressa aussitôt, blême.

— Ne touche pas à ça ! gronda-t-il. C’est… une marchandise particulière.

Je me levai, surpris par son brusque changement d’attitude. Sans réfléchir, je murmurai pour apaiser la tension, presque comme une prière :

Kal’tur ensemé, paisi talar.

Le Verbe. À peine avais-je prononcé les mots qu’une onde frappa l’air, une vibration subtile mais puissante, comme si le monde avait cligné des yeux. La poudre au sol se mit à vibrer. Une volute lumineuse s’éleva, tourbillonna dans l’air, puis explosa en une nuée de lucioles bleues qui dansèrent autour de nous avant de se dissiper dans le vent.

Tiron recula, bouche bée.

— Par tous les dieux… Tu as… tu viens de l’activer ! Tu sais ce que tu as dit ? Ce mot, là, le dernier…

Je secouai la tête. J’avais parlé sans penser, laissant les mots venir à moi.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demandai-je.

Tiron resta silencieux un instant, les yeux rivés sur le sol où la poudre avait disparu.

— Ce sont des mots anciens. Interdits. On les appelle les liants élémentaires. Les marchands d’Osgarde paieraient une fortune pour un seul de ces vocables. Il y a des années, un mage de la cour l’a prononcé… une forêt entière s’est figée dans le silence. Tu… tu ne devrais pas les connaître.

Je n’osai rien dire. Mais au fond de moi, je savais. Ces mots ne venaient pas de ma mémoire… mais de quelque chose plus ancien encore, inscrit dans ma chair.

Nous parlâmes peu le reste de la soirée. Le marchand me regardait différemment, avec un mélange de respect et de crainte.

Le lendemain matin, il me tendit une petite carte roulée, marquée à l’encre rouge.

— Prends-la. Ce que tu cherches… si c’est là-bas, tu en auras besoin. Mais prends garde à ce que tu réveilles, garçon. Il y a des mots qu’on ne peut pas reprendre une fois dits.

Je le remerciai, et repris la route, la carte serrée dans ma main, le regard tourné vers l’horizon.

Il me restait encore une longue marche jusqu’à Vernissel.

Mais désormais, je savais où chercher.

Et je savais aussi que le Verbe, même murmuré, n’était jamais sans conséquence.

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