Chapitre 4 - L'ange du marché
« Aïe ! » rouspéta Alice.
Derek était en train d'essayer d'ajuster la robe qu'elle portait et l'avait malencontreusement piquée avec une aiguille. Cela faisait une demie-heure qu'elle était plantée là et elle commençait vraiment à s'impatienter. Elle avait l'impression qu'elle aurait pu faire fondre la pièce entière avec sa frustration.
« Fini ! » s' exclama-t-il enfin.
La jeune fille se dégagea afin de se regarder dans un miroir.
Elle portait une chemise blanche qui avait été arrangée à sa taille avec un bas de jupe marron qui était nouée à sa taille par un ruban. Aux pieds, elle portait de hautes bottes en cuir lacées qui avaient l'air pratiques et confortables.
Elle avait aussi profité de son immobilité forcée pour brosser ses cheveux noirs qui tombaient en cascade sur ses épaules.
Alice grogna : c'était joli, mais elle ne pouvait pas se permettre de faire des essayages alors que sa sœur était potentiellement en danger.
« Pourquoi est-ce qu'on fait ça encore ? »
« Si tu te promenais avec tes vêtements à Esmérie, tu te ferais remarquer à coup sûr. Ce n'est pas ce que tu veux, je me trompe ? »
Derek avait répondu sur un ton sarcastique.
Alice s'était contentée de lui renvoyer un regard noir en signe de réponse.
En voyant cette scène, Raymond soupira : il allait avoir du mal à les faire s'entendre. Cependant, c'était un chose nécessaire car si la jeune fille voulait vraiment retrouver sa sœur, Derek lui serait sûrement d'une aide précieuse. Il espérait que cette sortie leur permettrait de se rapprocher un peu, mais il n'avait aucune garantie que les choses se passent comme prévu.
Ils n'ont pas un mauvais fond, mais sont incroyablement têtus quand il s'agit de cacher leurs sentiments.
C'était du moins ce que le vieil homme en avait conclu après avoir observé la jeune fille et élevé Derek.
Il alla chercher son manteau et son haut-de-forme avant de s’adresser à Alice :
« Je vais maintenant aller m'adresser à quelqu'un qui pourra nous informer sur la situation. Pendant ce temps, j'aimerais que tu suives Derek jusqu'au marché, compris ? »
Sentant que la jeune fille s’apprêtait à objecter, il reprit la parole :
« Non, je ne peux pas t'amener avec moi, mais tu peux avoir confiance, je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour t'aider. »
Alice ravala ce qu'elle allait dire, apparemment aucun de ses arguments ne pourrait le convaincre. Elle décida donc de s'acquitter de sa tâche le plus rapidement possible. Cependant, si ce grand-père pensait qu'il pouvait lui faire faire ce qu'il voulait, il se mettait le doigt dans l’œil.
« Pourquoi est-ce que j'aurais confiance en vous ? » murmura-t-elle pour elle-même.
La jeune fille se dirigea vers la porte dans l'intention de sortir et remarqua que Derek l'y attendait déjà.
« Il fait de son mieux pour t'aider, tu sais ? » lança-t-il.
A1ice, surprise par sa soudaine prise de parole, ne sut pas quoi répondre. Sans la regarder, le jeune homme ouvrit la porte. Apparemment, il ne s'attendait pas à une réponse. La jeune fille soupira de soulagement et le suivit en direction du jardin.
Étonnamment, celui-ci était plutôt mal entretenu. Avec un homme aussi soigneux que Raymond, la jeune fille s'était attendue à un jardin impeccable, mais la plupart des fleurs étaient fanées et les bosquets étaient infestés de mauvaises herbes.
Alice décida d'oublier ce détail pour l'instant : elle était curieuse, mais pas au point de se rabaisser à poser des question à Derek. D'ailleurs, il l'horripilait celui-là ! Mais pour qui se prenait-il ? Heureusement qu'elle lui avait fermé son clapet. Mais à cause de ça, elle allait avoir encore plus de mal à lui adresser la parole en cas de vrai problème. Elle pesta contre son immaturité. Elle aurait dû mieux calculer. Célia n'aurait eu qu'à sourire pour que les deux habitants du manoir deviennent ses serviteurs fidèles et dévoués.
Cependant, pour le moment, une autre question lui taraudait l'esprit. Avant d'être transportée dans ce monde, elle avait eu un accident de voiture en sauvant un animal et cela lui avait valu d'être internée à l'hôpital. Elle se souvenait avoir été couverte de bandages et le médecin lui avait assuré qu'elle ne serait pas sur pied avant deux mois. Et ce n'est pas tout, lorsqu'elle avait brisé le miroir de sa salle de bain, elle s'était fait plusieurs coupures, certaines assez profondes. Malgré toute sa détermination, en retournant au lit, elle avait fini par pleurer de douleur. « Heureusement que personne ne m'a vue » pensa-t-elle intérieurement.
Donc, la question était la suivante : Comment cela se faisait-il qu'elle était parfaitement rétablie ? Toutes ses blessures avaient disparu, elle se sentait encore un peu engourdie, mais c'était sûrement à cause de cette étrange potion qu'elle avait bue.
Elle frissonna un instant à l'idée que cette potion ait contenu des substances toxiques pour son organisme avant de se résoudre à l'évidence : même si ça avait été le cas, elle l'aurait bue si cela signifiait sauver sa sœur.
Cette pensée fut interrompue par Derek, qui lui ordonna d'un ton de reproche de se rapprocher de lui car «ce serait une corvée de te chercher si tu te perdais ». Il commençait sérieusement à lui taper sur les nerfs.
Elle pensa à lui envoyer une réponse cinglante, mais se retint.
Quand ils arrivèrent enfin au village, la jeune fille ne put s'empêcher d'être impressionnée, cependant qu'en même temps une sorte de désespoir l'envahissait : elle ne reconnaissait pas cet endroit, ni ces gens. Les bâtiments avaient l'air d’appartenir à un autre siècle, il n'y avait aucune technologie, aucun grand magasin. Elle reconnut instinctivement la boulangerie et les kiosques à journaux. Mais rien dans ce village ne lui était familier. Elle se sentait étrangère. Elle n'était pas censée être ici.
« Je suis vraiment dans un autre monde. » pensa-t-elle.
Voilà. C'était dit. Bien qu'elle se soit forcée à l'avaler, une partie d'elle ne l'avait pas encore accepté. Elle avait simplement repoussé le moment d'y réfléchir d'un « peu importe que ce soit vrai ou pas ».
« Je vais chercher ce dont on a besoin », dit Derek, « tu n'as qu'à m'attendre ici. »
« Je n'ai pas envie d'attendre ici comme ton toutou. »
« Pas comme un toutou, comme une personne normale, qui respecte les personnes qui l'ont aidée, si tu en es incapable alors vas-t'en, Raymond n'a pas besoin de plus de problèmes ! » Derek avait commencé sa phrase sur un ton sarcastique mais sa voix avait gagné en irritation.
« Je te déteste tu sais ?! Tu apparais de nulle part et tu chamboules la vie de Raymond, tu lui remémores des choses … je ne veux pas le voir souffrir ! Mais ce n'est pas que ça, si ça n'était que ça, je te pardonnerais, parce que je me doute bien que tu n'as pas fait exprès d’apparaître évanouie dans cette forêt. Mais c'est ton attitude qui m'exaspère ! Je vois bien que tu souffres, mais pourquoi est-ce que tu rejettes tout le monde ?! »
Il était à bout de souffle, les passants s'étaient retournés et des dizaines d'yeux les scrutaient attentivement, essayant de comprendre la raison de cette agitation.
Cependant la jeune fille ne pouvait qu'observer Derek. Il avait l'air sur le point de pleurer. Pourquoi ? Pour elle ? Alice n'arrivait pas à comprendre.
Il avait crié sur elle. Il avait crié pour elle.
S'il avait pris la peine de crier, c'est qu'il se souciait d'elle.
Elle rejeta aussitôt cette possibilité. Pourquoi est-ce qu'il se soucierait d'elle ? Il n'avait rien à y gagner, et elle n'avait rien fait pour se faire apprécier. Et que voulait-il dire par « je vois bien que tu souffres » ?
« Qu'est-ce que tu...»
« Attends-moi ici ! Je reviendrai quand j'aurai fini les courses. »
Et il s'en alla sans lui laisser l'occasion de placer un mot.
La jeune fille se sentait pathétique. Elle avait l'air si sûre d'elle au manoir, mais cette simple phrase l'avait rendue complètement muette. Elle ne pouvait rien rétorquer, encore une fois. Seule dans un autre monde, un inconnu venait de lui crier dessus. Elle était complètement perdue, dans tous les sens du terme. Elle sentait les larmes lui monter aux yeux. Mais elle ne devait pas, elle ne pouvait pas. Dans ce cas elle admettrait qu'elle était faible.
Afin de contenir ses larmes, elle prit une grande bouffée d'air avant de retenir sa respiration pendant quelques secondes. Elle emprisonna l'air dans ses poumons comme elle emprisonnait ses émotions dans son cœur. Une fois calmée, elle se mit à regarder autour d'elle afin de chercher une distraction.
Un magasin attira son attention. Elle s'approcha afin de mieux l'observer. La devanture de la boutique était un étalage de vases contenant des fleurs et des bouquets plus beaux les uns que les autres. Cependant, Alice n'arrivait pas à reconnaître ces fleurs. Certes, certaines avaient des points communs avec celles de son monde, mais aucun nom ne lui venait à l'esprit en les observant. Quand elle s'avança vers une des fleurs afin de mieux l'observer, une odeur sucrée lui chatouilla les narines. Le parfum était semblable à celui d'un dessert au chocolat et elle ne put s’empêcher d'avoir l'eau à la bouche.
« Bonne odeur, tu ne trouves pas ? »
Son cheminement de pensée avait été interrompu par une petite voix.
Elle se retourna pour faire face à son interlocuteur. Devant elle, un garçon d'environ neuf ans la regardait avec un petit sourire qu'elle n'arrivait pas à déchiffrer. Il avait des yeux bleu turquoise envoûtants et ses cheveux blonds très clairs lui donnait l'air d'un ange tombé du ciel. Sa peau blanche sans défaut semblait de neige et la jeune fille eut beaucoup de mal à ne pas le dévisager. Le garçon n'eut pas l'air de s'en soucier et pointa un doigt immaculé vers la fleur qu'Alice était en train d'observer quelques instants plus tôt.
« C'est une esméra. On la considère comme le symbole d'Esmérie car on raconte qu'elle a le même effet sur les Humains que le sang sur les Vampires. Enfin, d'après ta réaction, je suppose que c'est vrai. » Et il rit.
Alice, ne sachant pas quel genre de tête elle avait fait à l'instant, sentit la rougeur lui monter aux joues. En réponse, le garçon se remit à rire. Étrangement, elle n'avait pas l'impression que c'était un rire moqueur. Au moment où cette remarque lui vint à l'esprit, il l'attrapa par le poignet et la conduisit à l’intérieur de la boutique.
Celle-ci était toute en profondeur, de sorte qu'on avait l'impression d'entrer dans un couloir qui se terminait par le comptoir de la vendeuse, avec probablement la caisse ( même si Alice doutait de l'existence de caisses dans cet univers). Sur les côtés, plusieurs étagères en bois étaient superposées. Sur chacune d'entre elles, des fleurs de toutes formes et couleurs, toutefois elles étaient fixées à des colliers ou arrangées en pendentifs ou broches. La jeune fille se mit à examiner les différents bijoux, tous plus magnifiques les uns que les autres. Elle était persuadée d'avoir vu certaines de ces fleurs à l’extérieur, cependant elles paraissaient tellement réelles. Elle était si absorbée par les divers arrangements qu'elle ne remarqua pas le garçon qui discutait avec la vendeuse. Quand il revint, il lui demanda de se baisser. La jeune fille, d'abord suspicieuse, finit par accepter.
Le garçon s'empara d'une mèche de ses cheveux et un petit « clic » retentit. Alice toucha le côté droit de sa tête, là où le garçon avait saisi sa mèche, et sentit que quelque chose y était accroché. Au même moment, la vendeuse s'avança avec un miroir.
Quand elle vit son reflet, la jeune fille comprit ce qu'il s'était passé.
« Alors, tu aimes ? » demanda le garçon.
Alice observa à nouveau son reflet. La barrette que le garçon avait accrochée à ses cheveux était plutôt simple : un ruban rouge avec un petit nœud papillon sur lequel étaient épinglées deux esméras. Le dégradé de couleurs, partant d'un jaune doré vers le milieu vers un violet sombre sur les pointes, en passant par un rouge écarlate, donnait un air sophistiqué à un bijou au design plutôt basique.
« Pourquoi est-ce que tu...» commença la jeune fille mais le garçon était déjà parti. Confuse, elle se tourna vers la vendeuse.
« Ne vous en faites pas, il a payé. » dit-elle en souriant. « Enchantée, je m'appelle Avalon. »
« Enchantée. » murmura Alice, toujours confuse. Elle se remit à toucher sa barrette, déconcertée par la texture plutôt dure des fleurs.
«Tu ne comprends pas comment je l'ai faite, c'est ça ? C'est vrai que tu n'as pas l'air de venir d'ici. Viens, je vais te montrer. » Avalon se dirigea à l’extérieur du magasin, ses fins cheveux châtains et ondulés flottant derrière elle, et Alice la suivit machinalement. Elle s'approcha d'un des vases et demanda à Alice de prendre une fleur. La jeune fille s'empara de la plus proche et questionna Avalon du regard.
« Ça a l'air d'une fleur tout à fait normale, pas vrai ? »
Alice hocha la tête, ne voyant pas où elle voulait en venir.
Avalon lui sourit et se mit à enlever ses gants. La jeune fille écarquilla les yeux. En effet, elle n'avait même pas remarqué que la jeune vendeuse portait des gants. Délicatement, elle effleura la fleur qu'Alice tenait. A cet instant, elle crut voir une étincelle dans les yeux de la fleuriste.
« Maintenant, touche les pétales »
La jeune fille fit ce qu'on lui demandait et, bientôt, son visage afficha une expression ébahie.
« Comment tu as fait ? »
« C'est mon don. Je peux pétrifier tout ce que je touche. Enfin, pas littéralement. Disons que tout ce que je touche devient aussi dur que de la pierre mais garde la même apparence. C'est comme ça que je fais mes bijoux. »
« Ton …don ? » Alice se sentait de plus en plus perdue.
« Oui. Tu en as un toi aussi, non ? »
« Je ... »
Soudain, Alice entendit une voix.
« Mais qu'est-ce que tu fais là !? »
La voix de Derek pénétra les oreilles d'Alice comme une sirène de camion de pompiers.
« Je t'avais dit de m'attendre près de la fontaine, si je ne me trompe pas ? » Son ton s'était fait plus calme, mais Alice ne put s'empêcher de frissonner.
« C'est bon, j'étais juste allée regarder les fleurs, je suis encore entière non ? » Sa réaction l'avait légèrement effrayée.
Derek soupira. Se sentant trop fatigué pour recommencer une dispute, il lui attrapa le poignet et se mit à marcher dans la direction inverse, vers le petit chemin qui menait au manoir. Alice le laissa faire, ne voulant pas le contrarier plus que nécessaire, et bientôt ils arrivèrent à destination.
Derek la lâcha dès qu'il passèrent le portail de la demeure et la jeune fille se contenta de le suivre en trottinant.
Annotations
Versions