2.

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Dans un silence de plomb, le groupe se dirigea vers la ville. Chaque pas semblait plus lourd, chaque respiration plus difficile. Seul Kayn ne semblait pas ressentir cette pression écrasante et marchait à l’avant avec une aisance enfantine. Son esprit était vide d’une quelconque préoccupation concernant Sance. Car peu importe ce qu’il pourrait s’y passer, il le savait, il s’en sortirait.

La ville en elle-même ne comptait rien d’exceptionnel : elle n'avait pas de mûrs ou de système de protection contre la calamité, ses habitations étaient plus que modestes – elle possédait quelques immeubles et des maisons accolées les unes aux autres pour la plupart. C’était une petite ville de campagne, bien loin de ressembler aux grandes métropoles où des gratte-ciels tentaient de chatouiller les nuages. Et rien n’indiquait qu’ici la calamité était vénérée.

« Soyez les bienvenus parmi nous, fit joyeusement une voix de femme tandis qu’ils posaient leurs premiers pas à l’intérieur de la ville, il est rare de voir de nouveaux visages en ces temps difficiles. »

Une soixantaine d’année, des cheveux mi-longs tirant sur le gris, retenus par un bandeau multicolore, elle s’avança, le dos légèrement voûté, tandis que ses yeux dévisageaient les nouveaux arrivants un par un. Derrière de grosses lunettes rondes, son regard faisait penser à celui d’une fouine.

« D’où venez-vous ? Vous devez avoir faim » ajouta-t-elle avec un sourire chaleureux.

Alexandre se glissa à l’avant du groupe et répondit qu’ils venaient de Petit-Azuré près de Ghudam. Il guetta sa réaction, imité par les autres, ce que la femme feignit de ne pas avoir remarqué. Elle connaissait bien les travers des étrangers qui passaient par Sance, volontairement ou non, et ne leur tint pas rigueur de leur méfiance.

  • Avez-vous été refoulés aux portes de cette ville maudite ? demanda-t-elle sur un ton compatissant.
  • La calamité l’a détruite avant de partir en direction de Folks.
  • Eh bien… Paix à leurs âmes, fit-elle simplement en baissant tristement la tête. Allez, suivez-moi, vous devez être épuisés.

Elle tourna immédiatement les talons en lançant son prénom en guise de présentation : Camille. Et alors qu’elle se dirigeait déjà vers la place centrale de Sance où trônait une église, Kayn l’interrompit :

« Juste comme ça ? Vous voulez nous aider sans rien demander en échange ? »

Si certains auraient préféré qu’il se taise, d’autres bénirent sa méfiance. Il est vrai qu’il eut été étrange de recevoir sans avoir donné auparavant. Et comme ils le savaient tous, rien n’était gratuit dans ce monde. L’altruisme était rare, voire inexistant ces temps-ci. On ne pouvait donc espérer naïvement le voir fleurir dans un cœur, encore moins quand il était originaire de Sance. Et pourtant. Camille le regarda d’un drôle d’air puis elle sourit.

« Oui mon garçon, juste comme ça. Il n’y a rien de pire que d’ignorer ceux qui sont dans le besoin. »

  • Nous ne sommes guère habitués à ce que l’on nous fasse la charité, insista Kayn qui soupçonnait un diabolique dessein sous tant de générosité.
  • Il y a une première fois à tout, n’est-ce pas ?

Sa réponse fit naître quelques sourires et la tension retomba un peu. Camille semblait sincère et bien qu’on ne lui accordât encore aucune confiance, on voulait croire à sa bonté. Si seulement pour une fois, cela pouvait être vrai !

  • Tout se paye, persista Kayn pensant qu’il finirait tôt ou tard par connaître les vices de cette ville.

Il en était dégoûté par avance et cela se lût sur son visage.

  • Je ne suis pas étonnée de vous voir si suspicieux, mais laissez-vous le temps de nous connaître avant de nous juger. Je vous assure que vous changerez d’avis, répondit la femme en posant sur lui un regard bienveillant. Je sais que nous n’avons guère bonne réputation car nous ne voyons pas la calamité comme une catastrophe mais plutôt comme une chance de renaître. Mais… nous discuterons de cela plus tard si vous le voulez.

De nouveau, elle leur fit signe de la suivre et tous lui emboitèrent le pas. Il y avait peu de monde dans les rues. Seuls quelques enfants jouaient sous le regard d’une mère, un jeune homme les salua de la main tandis qu’ils passaient devant lui et un sourire éclaira brièvement le visage de deux jeunes demoiselles qui marchaient côte à côte. Lorsqu’on lui demanda où les habitants étaient passés, Camille répondit simplement que chacun avait son rôle à jouer dans la survie de la communauté, mais qu’ils étaient également libres de faire ce qu’ils voulaient tant que cela n’allait pas à l’encontre de celle-ci.

« Tout Sance fait les louanges de la calamité ou y a-t-il quelques hérétiques ? l’interrogea Kayn qui cherchait du regard quelqu’un qui sortirait du lot. »

  • Hormis vous, vous voulez dire ? fit Camille avec ce sourire qui ne la quittait pas. Plusieurs personnes ici ne partagent pas nos idées, elles ont décidé de rester pour leurs familles mais aussi parce que nous parvenons à vivre convenablement. Nous accueillons également tout étranger, même de passage. Certains restent, d’autres s’en vont, c’est comme ça.

Elle ouvrit la porte en bois de l’église – visiblement épargnées par les visites impromptues de la calamité – et leur fit signe d’entrer. L’édifice semblait tout à fait normal, du moins rien ne laissait penser que la calamité avait remplacé Dieu ici – contrairement à l’avis que certains s’en étaient fait. Et aucune trace même infime que des sacrifices étaient commis ici.
Camille les invita à se mettre à l’aise, expliquant qu’on allait leur apporter de la nourriture et qu’ensuite ils pourraient s’installer à leur guise dans les habitations encore debout et vides.

« Et évidemment, vous n’allez toujours rien exiger en échange ? l’attaqua de nouveau Kayn sur un ton sarcastique. »

  • Je n’ose imaginer ce que vous avez dû vivre pour ne plus croire ainsi en votre prochain. Ou peut-être est-ce le fait que nous voyons la calamité différemment qui vous rend si méfiant ? l’interrogea la femme, imperturbable.
  • Ça ne risque pas, rit Lucie en jetant sur Kayn un regard amusé. Kayn est sans nul doute son fan numéro un.
  • Fan, c’est un peu exagéré. Disons que mon avis sur elle diverge de celui du commun des mortels, l’informa-t-il en détournant la tête.
  • J’ai hâte de l’entendre dans ce cas, s’enthousiasma Camille.

Bien qu’il restât muet, Kayn était tout aussi impatient d’en connaître davantage sur la communauté de Sance. Mais pour l’heure, il avait faim.
Camille prit congé un court instant et lorsqu’elle revint, elle était accompagnée de plusieurs personnes qui apportaient avec elles des assiettes et des couverts. Aussitôt, elles déplacèrent une longue table en bois dans la nef, là où habituellement on s’asseyait sur des bancs qui avaient disparus. Puis elles y disposèrent les couverts tandis que Camille annonçait qu’une soupe de légumes était en train d’être préparée.

« Veuillez nous excuser, si nous avions su que nous aurions de la visite, nous aurions prélevé une bête du troupeau, fit Camille avec un sourire gênée. »

  • Vous avez un troupeau ? sursauta Alexandre qui pensait enfin pouvoir manger de la viande.
  • Pas tout à fait. Un troupeau de moutons sauvages paît dans les champs alentour. Nous tuons seulement ce dont nous avons besoin afin qu’ils puissent se reproduire et nous assurer un avenir pérenne.

Alexandre se remémora soudain la viande de Ghudam et eut un haut-le-cœur. Finalement, il n’était plus très sûr de vouloir en manger.

Le vieux Max n’en croyait pas ses yeux ni ses oreilles ; la ville de Sance n’était peut-être pas si diabolique qu’il avait imaginé. Il attendait de voir lui aussi ce qu’elle pouvait leur apporter. Il espérait au plus profond de son cœur pouvoir rester ici, même avec des individus vénérant la terrible créature car il le savait, son corps ne tiendrait plus très longtemps. Le trajet jusqu’ici l’avait épuisé. Son être entier criait une douleur invisible mais terriblement lancinante. Et son vieux cœur avait la fâcheuse tendance à s’emballer au moindre effort.
Là, au milieu de l’église, il se dit que ce serait un bon endroit pour mourir, non pas qu’il croyait en Dieu, mais parce que l’église était vraiment belle.

Âgé d’une centaine d’année, le bâtiment avait survécu à bien des guerres et à un incendie à l’aube de sa vingtième année. Sa taille contrastait avec Sance : on ne s’attendait pas à voir une église d’une telle ampleur dans une ville de campagne. Il fallait se tourner vers son passé pour en comprendre la raison, et plus précisément vers une personne : la sœur Mélodie-Anne. C’était une femme qui avait voué son existence aux autres et ainsi fait s’élever un lieu où tous pouvaient trouver refuge. Son altruisme exemplaire lui avait valu l’honneur de lier son nom à l’église ainsi baptisée : l’église de sainte Mélodie-Anne. Aujourd’hui, peu auraient pu se vanter d’avoir connaissance de cette histoire. Sance l’avait oublié, mais l’église, elle, était toujours bel et bien là.
La hauteur de son plafond offrait une acoustique unique, et bien que modestement ornées, les voûtes étaient pourvues de gravures fines que le poids des années avait quelque peu dégradées. Ses vitraux multicolores filtraient la lumière, laissant leurs couleurs teinter le sol à certains endroits d’un arc-en-ciel iridescent, qui disons-le, si l’on avait l’esprit rêveur, pouvait devenir un chemin menant jusqu’à un merveilleux monde imaginaire – évidemment, sans calamité.

Tandis qu’il rêvassait, Max sentit son corps partir brusquement en avant et se rattrapa au seul bras à sa portée : celui de Kayn.
Ce dernier tourna les yeux vers lui pour connaître la raison de ce contact si soudain dans l’indifférence la plus totale. Le vieil homme baissa honteusement la tête, essoufflé et affaibli. Il aurait voulu lâcher le bras de Kayn dont le regard semblait le lui ordonner, mais il en était incapable. S’il le faisait, il allait tomber. Mais s’il ne le faisait pas, il pensa que seul le diable aurait pu dire ce que le jeune homme allait lui faire. Il était à la fois perdu et désemparé.
Contre toute attente, Kayn – dont les yeux laissaient à présent paraître de la bienveillance – passa un bras autour de ses épaules pour le soutenir et demanda une chaise à Camille. Puis il l’aida à s’asseoir sans un mot et reprit sa place initiale. Après cela, Max le regarda longuement ; le jeune homme pouvait parfois être le plus parfait des crétins et l’instant d’après, celui qui vous sauvait. Il ne comprenait pas ces changements. Il n’était même plus certain qu’il s’agissait d’une façon pour Kayn de ne pas s’attirait l’amitié des autres. C’était davantage comme s’il essayait de lutter contre lui-même, contre ses propres sentiments. Pour quelles raisons ? Pourquoi s’infliger un tel traitement ? Une chose le rassurait cependant : Kayn avait bon cœur et quoi qu’il fasse, il ne pouvait s’en défaire très longtemps.

Un sourire éclaira brièvement le visage du vieil homme.

Dès qu’ils eurent pris leur déjeuner, Camille leur proposa de les mener jusqu’à deux maisons presque côtes à côtes pour qu’ils puissent s’y installer. Elles étaient plutôt en bon état, bien qu’elles comptassent quelques fissures à l’extérieur. Les toits remplis de mousses semblaient fiables eux-aussi. Et après avoir marché autant pour arriver à Sance, on ne se souciait pas vraiment de l’état de la maison, tant qu’elle tenait debout.

Kayn se fichait de se reposer : il voulait connaître ce lieu si mystérieux. Il incita donc Camille – qui avait l’air d’être celle à qui tout le monde se référait – à lui parler des personnes qui vivaient ici. La femme lui fit signe de la suivre et l’emmena à travers la ville. Contrairement à Ghudam, la nature avait peu à peu repris sa place dans les rues. Le goudron de la route était visiblement vieux ; des petites et grandes craquelures laissaient apparaître des brins d’herbe et parfois même des arbres d’une taille imposante. Voyant que cela avait attiré l’attention de Kayn, Camille lui confia qu’ils avaient retiré les pavés de pierre des vieux quartiers.

« Ils commençaient à s’ôter d’eux-mêmes, rit-elle, et nous voulions revoir la nature s’épanouir autour de nous alors nous les avons arrachés un par un. »

  • Vous semblez vous êtes rapprochés un peu plus de la nature, remarqua Kayn, vous parliez tout à l’heure d’un troupeau laissé libre alors que la plupart l’aurait sans doute parqué dans un enclot ; après tout, il serait plus aisé de les reproduire ou de les exploiter.
  • Certes, mais voyez-vous, ici nous pensons que la calamité, peu importe son origine, est là pour nous faire comprendre nos fautes. Nous avons tiré profit de cette planète jusqu’à la détruire à petit feu. Peut-être ne l’avez-vous pas remarqué, mais elle ne s’en prend qu’aux humains. C’est la preuve qu’elle est là pour nous punir, du moins c’est notre avis. Alors oui, nous avons changé nos habitudes et peut-être avons-nous aussi retrouvé une part de notre humanité. Car après tout, nous ne sommes pas les seuls à ressentir, et nous serions les premiers à protester pour notre droit à la liberté si l'on devait nous enfermer et nous exploiter, n'est-ce pas ?
  • Ce raisonnement me plaît, avoua-t-il, cependant permettez-moi de remettre en doute le but de la créature.
  • Evidemment, le coupa-t-elle, nous voulons y voir un message, mais ce n’est peut-être pas le cas.

Ils continuèrent leur chemin vers une partie de la ville bien plus dégradée. Si on arrivait par-là, nul doute qu’on aurait pensé que Sance avait été détruite et que plus aucunes âmes n’y résidaient. La majorité des maisons de ce côté-ci avaient été détruites et il eut été plus facile de compter celles qui tenaient encore debout. Rapidement, ils arrivèrent vers un amas de débris et de pierres atteignant presque un mètre de haut.

« Vous semblez surpris, fit Camille avec toujours le même sourire. »

  • Par votre sens artistique ? Laissez-moi vous dire qu’il laisse à désirer. Plus sérieusement, je devine qu’il s’agit des parties des différents bâtiments que la calamité a détruits, mais pourquoi en faire un tel monument ?
  • C’est ici que tout a commencé. Ici que nous avons compris et pris la décision d’accepter la calamité pour ce qu’elle est : notre seul salut. C’était il y a seize ans.
  • Vous y étiez ?

La femme acquiesça d’un signe de tête puis expliqua que ce fut après un passage de la calamité particulièrement meurtrier que Sance avait changé. Finalement, disait-elle, ce fut comme une renaissance ce jour-là. Comme s’ils ouvraient les yeux pour la première fois depuis toujours. Et bien que la vie en fût plus difficile, ils ne regrettaient pas leur choix.
Kayn s’interrogea : les choses pouvaient-elles être si faciles ? Avaient-ils réellement changé ou soignaient-ils les apparences pour se donner bonne conscience ? Il souhaita sincèrement que ce soit la première proposition. Mais au fond, il le savait, il y avait peu de chance que ce soit le cas. Comme l’on sait que les aiguilles d’une horloge courent d’un chiffre à l’autre dans l’éternelle même course, il savait que l’immuable vérité finirait par éclater. Il serait heureux de se tromper, pour une fois, mais sa foi en l’humanité, en ces autres qui lui ressemblaient tant, avait été trop longtemps éprouvée.

« J’imagine que tout cela vous rend méfiant. Certains nous pensent fous, d’autres nous imaginent comme des sauvages érigeant des temples et faisant des sacrifices, et ceux qui restent parlent de nous comme d’une secte. Je vous assure que nous ne sommes rien de tout cela. »

Elle parut guetter la réaction de Kayn et dissimula sa curiosité par un nouveau sourire. Ce dernier l’imita, à la fois amusé par son discours et son comportement avant de dire :

  • Rassurez-vous, ma côte de popularité bat également de l’aile. Que voulez-vous, la franchise ne donne pas que des amis, elle fait craindre le pire et fait douter du meilleur.
  • Votre amie disait tout à l’heure que vous aviez une vision plutôt positive de la calamité ? l’interrogea-t-elle tout à coup.

En vérité, la question lui brûlait les lèvres depuis que Lucie avait présenté Kayn comme un fan de la créature. Ce n’était pas tous les jours qu’elle rencontrait un étranger qui ne détestait pas la bête et c’est pourquoi elle était tout aussi curieuse que le jeune homme à propos de Sance.

  • Nous avons chacun nos histoires avec elle. Moi j’ai appris à l’apprécier davantage en voyant le comportement des autres. Je ne vois rien à sauver. Je ne vois rien à garder de l’humanité. Tout n’est que vanité et hypocrisie futile.
  • Peut-être changerez-vous d’avis après quelques jours ici ?

La question de Camille le fit de nouveau sourire mais il accepta le défi, convaincu qu’il en connaissait déjà l’issue. Elle n’en dit rien, mais la femme fut peinée d’entendre qu’un homme aussi jeune avait déjà vu assez de chose pour en détester sa propre espèce. Elle craignit un instant qu’il puisse devenir un problème pour les habitants – la haine pouvait conduire à bien des folies – puis se ravisa : Sance saurait lui prouver qu’ils y avaient encore des humains honorables et bons.

Tandis qu’ils retournaient à l’église, celui-ci poursuivit son questionnement. Personne ne donnait sans recevoir dans ce monde, surtout quand tout était question de survie. A force d’insistance, Camille lui confia d’un air gêné que cela n’avait pas toujours été le cas ici, à Sance. Kayn leva un sourcil interrogateur vers elle.

« Comme je le disais tout à l’heure, cela fait seize ans que la ville a connu une renaissance. Mais cela a tout de même pris quelques années. Au début, nous avons tenté de convaincre les hésitants et les réticents à partager nos idéaux, puis peu à peu, nous les avons chassés. Plus tard, lorsque des étrangers sont venus chercher de l’aide, nous leur avons tourné le dos, jugeant qu’ils n’étaient pas dignes de la nôtre. Evidemment, il était hors de question qu’ils restent. Puis quelques semaines ont passé, l’un d’eux nous ait revenu, amaigri et l’air hagard. Dès que nous avons entendu son récit, nous avons regretté nos actes. Mais qu’est-ce que les regrets face à un tel drame ? Ils avaient fait route vers Klariss, sans eau ni nourriture en plein hiver. Est arrivé ce qui devait arriver : la plupart sont morts de froid ou de faim et ceux qui restaient se sont nourri des morts. Puis une tempête les a surpris à mi-chemin, certains voulurent continuer vers Klariss, d’autres revenir à Sance. Finalement ils optèrent pour faire demi-tour car la route qui menait à Klariss était difficilement praticable avec toute cette neige. »

  • Et un seul d’entre eux est revenu, conclut Kayn à sa place.
  • Et un seul d’entre eux est revenu, répéta Camille, les yeux rivés sur le sol. Mais ce n’est pas tout ; l’homme est décédé peu de temps après d’une pneumonie. Il devait déjà être malade lorsqu’il est arrivé à Sance, si nous l’avions aidé, il serait sûrement encore en vie. Comme les autres d’ailleurs. Cela nous a tous profondément touché et nous ne voulions pas nous contenter d’avoir simplement des remords : nous nous sommes jurés qu’après ce jour, nous ne refuserions plus jamais notre aide à ceux qui en aurait besoin. Et depuis, pour chaque personne que nous aidons, une pierre est ajoutée pour nous rappeler que du chaos peut naître l'unité. Et unis, nous pouvons tout affronter.

Kayn resta silencieux. Rien ne l’étonna dans ce récit, hélas. Il l’avait vu trop souvent se répéter encore et encore. Inlassablement. Pourquoi fallait-il toujours être au bord du gouffre pour changer ? Était-ce l’espoir qui trahissait notre raison ? Une mauvaise chimie dans le cerveau ? Un héritage de million d’année d’évolution ? Quelle qu’en soit la cause, les conséquences en étaient terribles.

La visite prit fin ici : Camille jugea que Kayn pourrait découvrir le reste seul et l’invita à venir la trouver s’il avait des questions. Elle voulut le ramener vers son groupe, mais il préféra continuer de découvrir la ville, et pourquoi pas, quelques-uns de ses secrets.

Kayn laissa au hasard la tâche de satisfaire sa curiosité. Autour de l’église, les habitations tenaient encore debout comme si cette dernière avait permis qu’on les épargnât, et ce, jusqu’au nord de la ville. Il observa les habitants dont le dur labeur n’entamait pas l’enthousiasme. Leur gaieté lui sembla même bien étrange face à l’adversité cherchant à les écraser à tout instant comme de vulgaires insectes. Et pourtant il surprit des rires et des sourires : l’ambiance y était bien différente de Ghudam ou même de Menave. Il y avait à Sance, quelque chose qui allégeait l’air, réchauffait les cœurs. Mais qu’était-ce ? Kayn poursuivit son chemin en retournant près des ruines ; lorsqu’on marchait parmi elles, un sentiment de vide pénétrait le cœur. Il ne put y échapper ; les décombres grisâtres où mousses et lichens avaient poussé attiraient à eux tout l’optimisme dont on pouvait faire preuve. Il se tourna en direction de l’église, se demandant pourquoi la calamité avait épargné une partie de Sance. Son esprit rationnel se refusa à croire à une intervention divine. Rien n’aurait permis à la calamité de faire demi-tour si ce n’eut été sa propre volonté. La créature avait donc délibérément choisi de ne jamais complétement détruire la ville. Pourtant son objectif était clair : anéantir l’humanité et pour cela, elle détruisait tout sans distinction.

Il arrivait souvent qu’un petit nombre parvienne à s’enfuir face à elle, telle des petites souris filant se terrer dans un trou en attendant que prenne fin la partie de chasse du chat. Et ils revenaient, encore et toujours, inlassablement, pour reconstruire leurs vies bien qu'il n'y ait plus rien.

Ce que Kayn vit à Sance n’était pas les vices de l’humanité comme il les avait vus à Ghudam, mais bien cette persistance à vivre envers et contre une force supérieure et impitoyable. Malgré la souffrance et la peur imposaient par la calamité. L’espoir d’un avenir meilleur les tenait en vie.

C’était ça. C’était l’espoir qui faisait de Sance une ville différente. Les êtres humains n’y étaient pas véritablement différents ; sans la menace de la calamité, Kayn pensa sincèrement que la ville serait sembable à Ghudam. À cette pensée, son cœur se serra. Il attendait encore et toujours une preuve qu’il ne s’était pas trompé sur la nature de l’humanité, mais…

Son regard balaya les alentours, puis le cœur un peu plus lourd, il se laissa tomber à terre, désespéré. L’humanité lui apparut telle un enfant ne pouvant comprendre quelle était sa faute. Immature, elle vivait tant dans le présent qu’elle ne parvenait à faire le lien ni avec le passé ni avec l’avenir. Elle voyait sans comprendre, questionnait sans écouter et agissait sans réfléchir.

Kayn loua le triste rôle de la calamité. Un rôle nécessaire pour empêcher un plus grand désastre de se produire. Cependant, cela ne le rendit pas moins triste, au contraire. Un poids s’était posé sur sa poitrine voulant lui imposer une peine qu’il se refusait à exprimer. Il resta sur le sol un long moment, la rejetant en bloc et luttant contre ses pensées.

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