7.

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Lucie était restée un long moment dans le froid glacé de la nuit, pensant à Kayn et à ce qui allait advenir de l’humanité. Si sa première réaction eut été de pleurer après son départ, aucune larme n’était apparue. Bien que Kayn lui eut dit qu’ils étaient ennemis, la vérité n’était pas exactement celle-ci. Une amitié profonde les liait, un lien qui allait se tordre, s’étirer, se déformer sans jamais rompre. Et Lucie en avait la certitude, tout comme Kayn.

Elle n’avait pu occulter de son esprit qu’il allait revenir bientôt, avec la calamité. Il n’y avait plus aucun espoir de le faire changer d’avis et Lucie ne voulait ni s’accrocher encore à cet espoir ni y accorder une seconde de plus. Elle savait déjà qu’un affrontement était inévitable. Et elle ne pouvait plus garder le silence sur ce qu’elle savait. Elle alla donc trouver les trois personnes à qui elle faisait le plus confiance – son frère, le vieux Max et Tania la mère de famille – les réveilla et leur exposa la situation sans détour. Si elle se confronta bien vite au scepticisme d’Alexandre et de Tania qui ne pouvaient concevoir qu’un tel être existait, ses espoirs se tournèrent vers le vieux Max, resté muet à se gratter pensivement le menton. Lucie attendait beaucoup de lui car contrairement aux deux autres, le vieil homme avait une relation toute particulière avec Kayn. L’un comme l’autre partageait une affection réciproque.

« Je le crois des plus investis dans la tâche qu’il s’est donné, dit-il finalement. S’il est bien ce que tu dis qu’il est, il a eu le temps de constater la cruauté de notre monde. »

  • Vous y allez un peu fort, non ? fit Alexandre en croisant les bras, nous ne sommes pas responsables de tout et encore moins du déclin de cette planète. C’est lui qui a semé le chaos avec sa créature s’il est vraiment… un voyageur !
  • Vous êtes trop jeunes pour vous rendre compte, mon petit. Moi j’ai connu ce monde avant la calamité et laisse-moi te dire qu’il ressemblait fortement à Ghudam et ce, partout où l’humanité avait prise. Violence, intolérance, irrespect, je n’ai pas besoin de rappeler les vices de ce lieu, mais cela s’appliquait au monde entier. Je peux comprendre la colère de Kayn.
  • Il faudrait le plaindre en plus ? grommela le frère de Lucie.
  • Qu’as-tu ressenti lorsque tu as perdu tes parents et ta maison ? le gronda Max. Es-tu resté de marbre ? Es-tu passé si vite à autre chose que le souvenir de tes parents s’est estompé en une fraction de seconde ? Eh bien pour Kayn, c’est la même chose sauf qu’il vit depuis plus longtemps que toi et a vu bien plus de chose que tu ne saurais imaginer.
  • Je n’ai pas décidé de me venger, rétorqua-t-il.
  • Ose me dire que cela ne t’a pas traversé l’esprit dès lors que ta sœur nous a dévoilé qui il était.
  • Mais c’est différent ! s’emporta Alexandre dont le ton monta brusquement. Il a provoqué la mort de milliard de personne à travers le monde ! Il veut nous éradiquer et… et… il n’est même pas humain !

Lucie tourna vers lui un regard assassin pour lui faire comprendre qu’il n’était pas correct de parler ainsi à Max. Mais Alexandre pensa qu’inévitablement elle prenait la défense de Kayn, et s’il se contenta de soupirer en hochant négativement la tête. Intérieurement, l’incompréhension et la haine le rongeaient : il ne comprenait pas qu’on veuille protéger quelqu’un qui promettait de réduire leur espèce à néant. Humain, voyageur ou dieu, peu importe, il voulait voir Kayn payer pour ses actes.

« Je ne crois pas qu’il veuille véritablement nous voir disparaître, poursuivit le vieux Max avec une voix de grand sage. Sinon pourquoi nous aurait-il sauvé de sa créature ? Pourquoi aurait-il risqué sa vie à Ghudam ? Peut-être lui manque-t-il une preuve de notre bonne foi ? »

Lucie ne put se résoudre à taire la vérité et expliqua que Kayn ne cherchait nullement un signe et que c’était simplement la bonté du voyageur qui leur avait sauvé la vie. Rien de plus.

  • Jamais il n’a cherché une raison de nous épargner, fit Tania dont la voix s’éleva soudainement. Il nous a dupé depuis le début ! Et dire que nous lui avons sauvé la vie !
  • Si on avait su, on se serait abstenu, pesta Alexandre.

La mine renfrognée et les yeux baissés, il ne vit pas la canne du vieil homme lui arriver droit sur la cuisse. Le coup le surprit et l’incompréhension passa sur son visage.

  • Bougre d’imbécile ! Il nous a tous sauvés ce jour-là, le gronda celui-ci, et toi plus que quiconque devrait lui en être reconnaissant ! Cette balle, il l’a prise en tentant de délivrer ta sœur des sévices qu’on lui infligeait !

Il jeta immédiatement un œil vers Lucie – il s’en voulait de lui rappeler ces terribles moments – pour s’assurer de son pardon. La jeune femme lui adressa un bref sourire pour lui dire que tout allait bien, bien qu’intérieurement, l’évocation de ce qu’elle avait enduré déterra ce qu’elle avait mis des jours à enfouir au plus profond d’elle. Lucie prit sur elle de revenir au sujet le plus important et s’avança vers Alexandre et Tania :

« Qu’est-ce que vous proposez ? Qu’est-ce qu’on devrait faire ? »

  • C’est simple, non ? On le tue, répondit son frère sans sourciller comme s’il avait déjà fait le tour de la question.
  • Et la calamité ne disparaîtra jamais, brillante idée ! lui souligna-t-elle.
  • On pourrait fuir ? Le temps qu’il retrouve sa créature, on sera loin, proposa Tania qui tenait plus que tout à ce que ses enfants soient épargnés.
  • Il nous retrouvera avant même qu’on ait le temps de poser bagage quelque part et je doute que les sanciens veuillent quitter leur ville, fit Max, l’air soucieux.
  • Pourquoi pas le contraindre ? renchérit Alexandre.
  • Tu as un moyen de pression peut-être ? grogna sa sœur qui savait déjà tout ce que Kayn avait perdu et ne voulait rien lui rajouter.

La mine fermée, il baissa la tête ; il sentait combien sa sœur tenait au voyageur et cela faisait enfler sa colère. Comment pouvait-elle encore s’entêter à vouloir le sauver alors qu’il était la cause de tous leurs maux ? C’était lui le souffle cruel qui faisait s’écrouler le château de carte. C’était lui la seconde d’inattention avant l’accident. Et le poids qui faisait pencher la balance du mauvais côté ? Encore lui.

Lui.

« Tu es tellement aveuglée par ce que tu ressens pour lui que tu ne vois même pas que le seul espoir qu’il nous reste, c’est lui faire la peau. S’il meurt, la calamité meurt avec lui. »

Lucie garda le silence sachant cela plausible. Thana, tout comme son frère, lui avait fait comprendre qu’ils finiraient tous deux par en arriver à cette extrémité. Tuer Kayn serait faciliter les choses à la Mort, lui retirant cette lourde tâche ainsi que la culpabilité qui irait avec. Elle songea qu’il n’y avait pas pire destin que de devoir tuer un proche, davantage lorsque l’on vivait depuis si longtemps à ses côtés.

Plongés dans leurs pensées, ils ne virent pas une silhouette familière se glisser à travers la seule porte de la pièce et sursautèrent lorsque sa voix s’éleva soudainement :

« Il faut le tuer. »

S’il était bien une personne qu’ils ne s’attendaient pas à voir ici, c’était Linus. Pourtant, le vieux bougre avait survécu et s’était traîné seul jusqu’à Sance après avoir échappé à la mort à Folks. Stupéfaits, tous le dévisagèrent.

  • Peu importe ce qu’il a été, il est humain aujourd’hui. Donc nous pouvons le tuer, reprit-il en fixant du regard Lucie et Max qui lui parurent les deux seuls à vouloir encore le protéger. Ce fils de chien doit payer pour tout ce qu’il a fait. »

Le visage sale, les traits tirés et les yeux exorbités, il semblait tout juste arrivé. Il n’avait ni mangé ni dormi depuis des jours, mais l’idée de tuer Kayn semblait lui donner un regain d’énergie.

  • Depuis quand êtes-vous là ? l’interrogea Lucie avec amertume.
  • Depuis le début. Je t’ai vue entrer ici, rassembler ta petite troupe et j’ai tendu l’oreille. Déçue que la calamité ne m’ait pas tué ?
  • Est-ce que les autres…
  • Morts, la coupa-t-il net, moi j’ai eu la chance de m’en sortir. Elle a bien failli m’avoir.
  • Failli, se lamenta Lucie intérieurement, ignorant qu’elle partageait cette pensée avec Max et Tania.
  • Sance doit savoir et je vais leur dire ce que vous avez refusé de partager avec eux. À eux de faire un choix : mourir ou se battre. Pour ma part, le choix est fait.

Il tira sur la sangle en bandoulière sur son épaule et présenta non sans une certaine fierté un sniper qu’il avait récupéré pendant son périple.

  • Peut-on savoir ce que vous comptez faire de cette chose ? le questionna Max sans masquer son scepticisme.

L’ancien soldat s’approcha vivement, l’arme à la main et avec l’autre, il indiqua un point entre les deux sourcils du vieil homme où il tapota violemment avec son index comme s’il voulait entrer son doigt à l’intérieur de son front :

  • Ici, une balle entre les deux yeux de ce petit connard, fit-il en hochant frénétiquement la tête, la langue coincée entre les dents.

Il recula d’un bond, replaça l’arme dans son dos, regarda ses quatre anciens compagnons d’un air de défi comme pour voir qui oserait se mettre en travers de son chemin et personne ne douta qu’il aurait tiré sur quiconque l’aurait fait. Puis il sortit de la pièce afin de se préparer au mieux à convaincre Sance de prendre les armes contre Kayn et la calamité.

  • Il a complétement vrillé, commenta Alexandre dès qu’il fut certain que Linus ne reviendrait pas. Mais bon, s’il veut tuer Kayn, je ne vais pas m’y opposer.
  • Evidemment ! le gronda immédiatement Lucie en réprimant ses larmes.

Plus que tout, elle ne voulait pas le voir mourir, tout d’abord parce qu’elle l’aimait mais aussi parce qu’elle avait suffisamment parlé avec lui pour comprendre ses motivations. Et si elle ne voulait pas à accepter complétement la vérité de Kayn, celui-ci avait fait un choix et décidé que l’humanité devait s’éteindre pour le bien de la planète. Qu’elle le veuille ou non, il était temps de mettre un terme au règne de la calamité, de souffler un vent glacé sur les braises brûlantes qui vivaient dans le cœur du voyageur. Que ce soit par la mort de l’humanité ou la sienne bien qu’elle ne voulût véritablement si résoudre.

  • Nous pouvons compter sur les sanciens, tenta de la rassurer Max, ils ne prendront pas les armes contre la calamité. »
  • J’aimerais le croire mais la mort n’a jamais été si proche. Cette fois la calamité ne sera pas seule, elle ne laissera pas de survivant pour revenir les tuer plus tard. Elle va s’acharner jusqu’à ce que nous soyons tous mort. Il n’y aura pas d’espoir de reconstruire quoi que ce soit ensuite. Il n’y aura plus rien ni personne.
  • Peut-être est-ce là notre chance ? insista Max. Tout Sance croit à la rédemption apportée par la calamité. Si Sance ne prend pas les armes contre elle, alors peut-être que Kayn comprendra que nous sommes prêts à changer.
  • Et s’ils perdent espoir en entendant Linus ?
  • C’est un risque à prendre, lui assura le vieil homme.
  • Vous voulez attendre de voir si la calamité nous tue ? intervint Alexandre en les fusillant du regard, l’air ahuri. Très bien, ce sera sans moi. Je préfère encore rejoindre Linus, au moins il veut tenter quelque chose pour qu’on s’en sorte. Vous deux…

Il retint sa colère de peur de dire des choses qu’il regretterait et secoua machinalement la tête de gauche à droite avant de sortir d’un pas décidé. Tania l’imita, pensant tout comme lui que la seule chose à faire pour survivre était de se battre, de mettre un terme à la vie de Kayn.

Les yeux larmoyants de Lucie glissèrent vers Max à la recherche de soutien mais trouvèrent celui-ci pensif. Lorsqu’elle l’appela pour lui demander quoi faire, le vieil homme posa son regard sur elle une longue seconde et dit :

« Je songeais à Kayn, à sa quête. Elle l’aura sans doute faite souffrir autant que nous. Pourtant il persiste à la continuer. »

  • Et ? l’incita-t-elle à poursuivre avant qu’il ne replonge dans ses pensées.
  • Défenseur de la vie, il est devenu bourreau et à la fois victime. Et là encore, il n’a jamais renoncé.
  • Qu’est-ce que vous essayez de me dire ?
  • Pourquoi quelqu’un s’infligerait tout cela ? Il a tout perdu, son identité, son passé, sa sœur, il a tenu à n’avoir aucune attache… Imagines-tu la volonté dont il fait preuve depuis tant d’années ? Il faut une volonté tout aussi forte pour le convaincre.
  • Vous pensez que Sance en est capable ?
  • Je pense que Kayn aura sa réponse définitive lorsqu’il viendra à notre rencontre. Peut-on accepter de disparaître pour le bien de cette planète ou allons-nous persister à vivre quel qu’en soit le prix ? Voilà ce qu’il attend de savoir. Voilà ce qui désignera notre nature à ses yeux.
  • Alors il faut…
  • Rien, l’interrompit immédiatement Max, il ne faut rien faire. C’est un choix difficile mais il faut croire en notre propre espèce. Ainsi nous aussi, nous saurons. Je fais confiance à Kayn pour nous juger.

Lucie sembla ailleurs pendant un long moment ; elle avait eu besoin de temps pour comprendre et admettre que le vieil homme avait raison. Et sa crainte concernant le choix de Sance ne fit qu’appuyer les propos de Max.

Oui.

Eux aussi devaient savoir ce que valait leur espèce.

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