12.

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Pendant quatre jours et quatre nuits, Nihil courut dans la même direction. Insensible à la température et à la météo, qu’il pleuve ou qu’il vente, ses pattes respectèrent la même cadence. Elle ne se stoppa que deux fois durant quelques minutes pour permettre à ses occupants de se soulager et de boire dans un court d’eau quasiment glacé. La chaleur du corps de Nihil leur avaient permis de ne pas craindre le froid, mais la pluie incessante les avait tous deux fatigués. Le corps de Kayn, bien que sa peau soit devenue très pâle, ne semblait pas encore subir les affres du temps.

C’est en fin d’après-midi, lors d’une accalmie et d’un coucher de soleil qui faisait jaunir le ciel, qu’ils purent enfin mettre pied à terre. Ils furent surpris de sentir une odeur iodée dans l’air, et davantage de constater qu’ils étaient proches de la mer. À quelques centaines de mètre, une vieille demeure en pierre en partie délabrée dominée par la végétation attirait le regard. Elle était à l’écart des restes d’un village, près d’une falaise où l’on pouvait observer l’immensité de l’océan qui la bordait. Une myriade de saphirs luisait jusqu’à l’horizon.

« Vous voilà enfin, les surprit Thana comme à son habitude. »

Immédiatement, son regard se porta sur Kayn. Elle semblait à présent parvenir à contenir son émotion. Seule la seconde où elle baissa les yeux trahit sa tristesse.

  • Où sommes-nous ? la questionna Lucie sans comprendre ce que ce lieu représentait pour Kayn.
  • Kayn t’a parlé de Lorien, mais il ne t’a pas tout dit. Lorien était son ami. Il vivait ici, expliqua-t-elle en pointant la maison du menton. Kayn l’observait, et lorsqu’il a perdu sa femme, voyant que personne ne le soutenait, mon frère a eu pitié. Il a alors pris forme humaine pour la première fois afin de l’approcher. Et durant plusieurs mois, il l’a aidé du mieux qu’il a pu. Si un Homme avait pu convaincre Kayn que l’humanité n’était pas aussi mauvaise qu’il le pensait, c’était bien lui. Hélas, le doute persistait chez mon frère ; il pensait Lorien sauvé de ses tourments et s’éloigna quelques temps pour continuer d’observer l’humanité. Bien sûr, il revenait le voir de temps à autre pour voir comment les choses évoluaient. C’est ainsi qu’un jour, il découvrit son ami gisant dans une mare de sang. Il n’a pas tardé à comprendre ce qu’il s’était passé et il s’en est voulu. Terriblement.
  • Pensait-il qu’il était responsable ? se soucia Max.
  • Kayn observait Lorien, il a vu les agissements de cette femme et il voulait voir comment son ami allait réagir. Il savait que Lorien pourrait en souffrir mais il était important qu’il voie ses réactions. Il ne s’attendait pas à ce que Lorien se fasse tuer.
  • De ce que j’ai pu voir, cela l’a énormément affecté, fit Lucie.
  • Oui, j’en ai grandement minimisé l’impact, mais Kayn tenait énormément à Lorien. Sans doute le pensait-il spécial.
  • Kayn pensait que vous ne saviez pas pour Lorien, l’informa Lucie.
  • Pas étonnant, je le laissais avoir ses petits secrets. Mais il était imprévisible à cette époque, alors je surveillais ce qu’il faisait. Les choses auraient sans doute été bien différentes si Lorien n’était pas mort dans ces circonstances.

Soudain, Thana se remémora une chose et se mit à sourire.

  • Cet homme ne laissait jamais Kayn repartir les mains vides. À chaque fois, il l’exhortait à prendre de la nourriture et si Kayn refusait, il se fâchait gentiment de telle sorte à ce que mon frère se sente coupable. Et Kayn se retrouvait les bras chargés en quittant sa maison.
  • Il devait effectivement être spécial pour tenir tête à Kayn, fit Lucie avec un sourire en imaginant son ami bien embêté par l’insistance de Lorien.

Thana et Max l’imitèrent avant que leurs regards à tous ne se dirigent sur celui-ci, appuyé contre le flan de Nihil qui ne l’avait pas quitté.

  • Bon sang, quel crétin ! lâcha péniblement la voyageuse.
  • Je sais que c’est idiot et que vous l’auriez sans doute déjà fait si vous aviez pu, mais… n’avez-vous aucun moyen de le ramener ? l’implora Lucie dont la voix s’enraya brusquement.

Thana secoua négativement la tête. Rien ne pouvait ramener Kayn, pas même toute la volonté du monde. Et si ce dernier avait accepté son sort, alors tous devraient en faire autant, se dit-elle. Bien qu’au fond, elle avait conscience qu’il lui faudrait toute sa vie pour se faire à l’absence de son frère. En supposant que sa vie soit plus longue que l’éternité.

  • Enterrons-le ici, soupira-t-elle douloureusement.

Nihil se chargea de creuser la terre près de la maison de Lorien tandis que Thana, Max et Lucie firent leurs adieux à Kayn. Cette dernière parvenait de moins en moins à garder ses larmes pour elle, regrettant de ne pouvoir vivre un instant de plus avec lui. Des images de Kayn lui assénaient l’esprit : tantôt souriant, tantôt préoccupé. Avait-il été au moins un peu heureux ces trente dernières années ? Ou tout n’avait-il été qu’une suite de déception pour lui ? À quel point l’espèce humaine l’avait-elle déçu ? Et elle, l’avait-elle déçu ?

Kayn avait gardé une expression paisible, sereine. Une expression insolente qui fit sourire Lucie malgré elle. Il était égal à lui-même : un trublion qui avait semé le chaos avec un visage d’ange semblant dire : un coupable ? moi ? Comment osez-vous ! Et elle l’imagina sourire intérieurement, avec ce fameux rictus diaboliquement satisfait.

Qu’allait-il advenir maintenant ? L’humanité pouvait-elle se relever ? Pouvait-elle changer et devenir meilleure ? La réponse était incertaine. Il y avait trop de « si » et de « peut-être » pour y répondre avec certitude. Mais la peur de l’apparition de la calamité poursuivrait l’humanité pendant longtemps.

Voyant que le regard triste de Lucie ne quittait pas Kayn, le vieux Max vint déposer une main compatissante dans son dos auquel il ajouta un sourire amical lorsqu’elle le regarda.

« Nous devons le laisser s’en aller. »

Elle inclina légèrement la tête en guise de réponse bien qu’elle ne voulait pas mettre fin à ce moment, car une fois qu’elle aurait fait un pas en arrière, Thana demanderait à Nihil de recouvrir de terre le corps de son frère, et elle ne le verrait plus jamais. Elle ne reviendrait pas en ce lieu ni ne parlerait à quiconque, pas même à son frère de ce qu’il était advenu de Kayn. Tout ce qu’elle ressentait maintenant allait être enfoui au plus profond d’elle et jamais elle ne l’évoquerait sous peine de s’effondrer.
Comprenant sa difficulté, Thana s’approcha et glissa sa main pâle contre sa joue ; les deux jeunes femmes échangèrent un regard embrumé où on lut la même peine.

« Ce que tu ressens tout de suite, tu ne l’oublieras jamais. Cela s’atténuera avec le temps, bien sûr, mais ce sera toujours gravé dans ta mémoire. Alors rappelle-toi aussi de ces mots : Kayn était fier de t’avoir pour amie. Bien que cela lui aurait coûté de le reconnaître. »

Par réflexe, Lucie rejeta immédiatement cette pensée. Elle n’imaginait pas un instant que Kayn eut été fier ou quoi que ce soit dans ce sens. Puis elle se rappela la façon dont il avait évoqué Lorien : jamais il ne l'avait présenté comme étant son ami. Ce n’était pas qu’il avait eu honte de sa relation avec un individu de l’espèce qu’il détestait le plus au monde, mais plutôt parce qu’il ne voulait pas qu’on comprenne ce qu’il ressentait pour lui. De la même façon, il avait plus ou moins toujours fait croire à Lucie qu’il la détestait ou essayait de mettre de la distance entre eux en l’obligeant à ressentir de la haine ou de la colère pour lui. Un stratagème qui lui permettait également de ne pas être honnête envers ce qu’il ressentait.

Lucie recula d’un pas.

Elle jeta un dernier regard vers le corps de Kayn puis murmura pour elle-même :

« Moi aussi triple idiot, je suis fière que tu ais été mon ami. »

Elle alla se placer à côté de Max qui passa instantanément un bras autour de ses épaules. Le vieil homme resta muet par crainte de ne pouvoir retenir ses larmes mais pressa l’épaule de la jeune femme une courte seconde pour lui signifier son soutien.

Sur l’ordre de Thana, Nihil commença à recouvrir le corps de son maître. Il ne lui fallut que quelques secondes pour effectuer la tâche avec une dextérité que lui envierait n’importe quel fossoyeur. Puis après avoir déposé quelques fleurs sauvages fraichement coupées, il fut déjà l’heure de repartir.

« N’oubliez pas, gardez le secret, ne venez pas placer de pierre tombale, ne parlez à personne de cet endroit. C’est la fin que mon frère voulait. Il sera en paix désormais. Nihil va vous ramener, ensuite elle rejoindra sa sœur et… je m’occuperai d’elles. »

  • Qu’allez-vous faire ? l’interrogea Lucie.
  • Mon frère tenait à ces créatures, aussi ne les ferais-je pas disparaître. Mais elles ne seront plus vos ennemies. Je vais leur trouver un endroit où elles ne dérangeront personne. Sur ce, je vous dis adieu. Je doute de reparaître un jour devant quiconque.

En une fraction de seconde, elle avait disparu. Sans nul doute reviendrait-elle lorsqu’ils seraient partis. Elle avait employé tant d’effort à masquer sa douleur qu’il parut évident à Lucie comme à Max qu’elle ne l’exprimerait que lorsqu’elle serait seule.

Derrière eux, Nihil les attendait déjà, couchée afin qu’ils puissent grimper sur elle.

Le chemin du retour fut silencieux et terriblement lent. Lucie en était pourtant certaine, la créature avait pris le même chemin. Marchait-elle moins vite ? Ou était-ce le temps lui-même qui ne s’écoulait pas de la même façon ? L’absence de Kayn avait-elle déjà tout changé dans ce monde ?

« Qu’allons-nous leur dire ? demanda-t-elle finalement au vieil homme, la tête baissée. Il ne faut pas que Kayn soit mort en vain. »

  • Cela changerait-il quelque chose si nous annoncions son décès ? Il est difficile de le savoir, affirma Max, cependant, en considérant qu’il avait partiellement… non, qu’il avait raison sur notre nature, ne devrions-nous pas laisser sa menace peser sur nos têtes ? Certains n’en auront nullement besoin pour devenir meilleurs, mais d’autres devront craindre le retour de la calamité.
  • Quand on voit ce qu’il s’est passé à Ghudam, j’en doute, soupira-t-elle.
  • La plupart de ceux qui y vivait n’était pas mauvais, lui rappela le vieil homme. Malgré lui, Kayn nous a donné une chance de nous remettre en question et de changer, libre à nous de la saisir. Si nous sommes trop bêtes pour cela, alors arrivera ce qu’il avait prévu pour nous, tôt ou tard. Et nous en serons les seuls responsables.

Lucie partageait son avis ; elle savait ce qu’elle dirait aux autres.

Lorsque Nihil arriva à proximité de Sance, Lucie lui demanda de s’arrêter. Elle ne voulait pas exposer la créature à une attaque. L’ironie lui fit souhaiter un avenir paisible à la créature, loin des humains et de potentiels assauts. Elle descendit en premier puis aida Max à mettre pieds à terre. Le vieil homme fut plus que ravi de pouvoir se dégourdir les jambes et surtout de ne plus avoir à mobiliser son corps tout entier pour grimper sur le dos de la bête.
Avant que celle-ci ne s’en aille, Lucie s’autorisa non sans crainte une petite caresse pour tenter de réconforter l’animal. Nihil n’y réagit pas immédiatement. Elle se contenta de tourner son énorme tête vers elle avant de finalement reprendre son chemin.

Max et Lucie la regardèrent s’éloigner pensivement. Lorsqu’elle ne fut plus à portée de vue, le vieil homme brisa le silence avec une remarque qu’il n’aurait jamais pensé avoir :

« Une bête bien majestueuse. »

Il se tourna vers Lucie qu’il découvrit perdue dans ses pensées et posa une main amicale sur son bras. Elle lui adressa un léger sourire mais son angoisse se lut sur son visage.

« Le sort de l’humanité ne dépend pas de ce que nous allons leur dire, la rassura-t-il immédiatement. N’essaye pas de porter ce poids sur tes épaules. »

Elle acquiesça d’un signe de tête avant de se diriger en direction de Sance qui était encore à quelques kilomètres, espérant de tout son cœur que le monde deviendrait meilleur afin que l’action de Kayn n’ait pas été vaine, afin que cette tragédie qui avait touché la planète entière n’ait pas été qu’un drame.

L’humanité allait inéluctablement se relever, mais était-elle capable de se remettre en question pour le bien commun ? Des milliers ou peut-être des millions d’années supplémentaires suffiraient-elles pour saisir cette chance ?

FIN

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