Chapitre 2 : La gitane

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    J’attendais Isabelle à l’arrêt de bus de mon village. Je déambulais dans les rues à proximité de la boulangerie, exaspérée de perdre mon temps alors que je courais entre mes différentes activités extra-scolaires.

 Je rentrais rarement chez moi à pied ; nous habitions au beau milieu de la campagne, sans voisinage direct, à près de sept kilomètres du centre-ville.

 Isabelle s’arrangeait pour que ses horaires de travail correspondent à l’heure où passait mon car – approximativement. Une adorable attention. Mais impossible de savoir avec exactitude quand elle allait arriver. Au moins, j’avais le temps de faire quelques achats pour ma mère.

 Je venais justement d’acheter du pain, lorsqu’en sortant de la boulangerie, mon regard se posa sur une vielle dame assise sur le trottoir.

C’est bizarre, je ne l’ai pas vue en entrant…

 On aurait dit une cartomancienne avec sa robe rouge et son bandana recouvrant une partie de ses cheveux gris.

– L’aumône ! L’aumône ! me supplia-t-elle d’une voix tremblante.

L’aumône ? Plus personne n’utilise cette expression depuis bien longtemps !

 On me faisait souvent cette même remarque… à cause de mon côté affable, raffinée, employant moi aussi de vieilles expressions.

 Compatissante, je lui offris de bonne grâce les quelques pièces restantes de mon porte-monnaie. La pauvre, rester ainsi dans le froid, sans manteau, ni couverture ! Au lieu de me remercier, elle me scruta d’un air circonspect. Quel culot ! Je m’apprêtais à me retourner, maudissant intérieurement son manque de politesse.

– Attends ! s’écria-t-elle. Approche un instant.

J’avançai vers elle, incapable de contrôler mon propre corps.

– Fais-moi voir ta main, petite, continua la vieille dame.

 J’en déduisis qu’elle pratiquait la chiromancie, ou qu’elle voulait le faire croire.

Comme si je n’avais que ça à faire !

 Je plissai les yeux de mécontentement en guise de réponse, repliant brusquement mes bras vers ma poitrine. Devant son regard insistant, j’obtempérai en soupirant. Peut-être me laisserait-elle tranquille une fois son petit tour terminé.

 Je tendis ma main gauche en levant les yeux au ciel. Elle examina avec attention les lignes de ma paume.

– Oh ! s’exclama-t-elle la bouche grande ouverte, sourcils relevés. Te voilà enfin !

– Pardon ?

– Je t’attendais, enfant des deux mondes.

 Je devais certainement ressembler à une sardine échouée sur une plage, avec mes yeux écarquillés de surprise.

– Enfant des deux mondes ? répétai-je sur un ton sarcastique.

« Doux Jésus ! », comme dirait Isabelle. Un script tiré tout droit d’un film de science-fiction, maugréai-je dans ma tête.

 Cette conversation prenait une tournure imprévue, mais pour le moins divertissante. Inventait-elle ce petit baratin pour obtenir de l’argent ?

– Ah non ! Je ne suis pas folle, ni malade ! m’interrompit-elle sur un ton indigné.

 Je continuais à l’observer avec mes yeux de merlan frit.

– Écoute-moi, jeune fille, reprit-elle, l’air sérieux. Ouvre-toi à ta clairvoyance. Le fluide d’Orfianne coule en toi. Si tu l’ignores plus longtemps, il va finir par te dévorer ! Mon rôle était de te transmettre ce message. Quand la lumière cherche l’ombre, elle s’éteint, quand la lumière cherche la lumière, elle se perd… Quand la lumière cesse de chercher et avance, elle trouve son chemin.

 La devineresse semblait en transe lorsqu’elle proféra ces élucubrations.

 Mon porte-monnaie étant vide, je ne pouvais rien faire de plus, alors que me voulait-elle, à la fin ?

– Ma petite, reprit-elle en se levant si promptement que je reculai de deux pas. Tu ne sais même pas qui tu es ! La vie est faite pour apprendre à se connaître. La vie, c’est la quête de soi-même.

   La mystérieuse chiromancienne se rassit sur le trottoir et ne dit plus un mot. Loin d’être démente, les dernières paroles qu’elle venait de prononcer, empreintes de philosophie, attestaient au contraire d’une grande lucidité. Clamait-elle ces oracles à tous les passants contre une pièce de monnaie ? Non. La gitane n’avait pas insisté sur ce point.

   Je devais me rendre à l’évidence : je n’étais pas exactement comme les autres. Mon nombril prenait une forme curieuse, et mes ongles étaient inexplicablement couleur nacre – avec de jolis reflets arc-en-ciel. Et surtout, je n’avais jamais été malade de ma vie. Pas de maux de gorge, ni le moindre rhume, rien !

    Pas de quoi se plaindre, en définitive.

   Mais cette dame ne pouvait pas deviner ces particularités. Une simple coïncidence ?

– Vous devriez vous abriter quelque part. Allez à la mairie, ils s’occuperont de vous. Mais ne restez pas dans le froid, suggérai-je avant de tourner les talons.

J’en avais mal au cœur pour elle.

Une passante qui sortait de la boulangerie s’arrêta à côté de moi, me regarda d’un air surpris. Elle posa une main sur mon épaule en me disant :

– Mademoiselle, à qui parlez-vous comme ça ?

– Mais… à cette dame, là, indiquai-je en montrant la gitane de mon index. Vous ne la voyez pas ?

– La rue est déserte… il n’y a personne. Vous êtes sûre que vous vous sentez bien ?

– Mais oui !

– Elle ne peut pas me voir, me souffla la gitane.

– Quoi ? m’étonnai-je.

– Tu as la capacité de voir l’invisible. Pas elle.

– Je suis donc la seule à vous voir, réellement ? résumai-je.

– Voilà ! Vous parlez encore toute seule ! me réprimanda la passante. Je vais vous raccompagner chez vous. Venez avec moi.

J’imaginais la scène de son point de vue : cette femme me voyait parler à un mur, quoi de plus normal que de me prendre pour une folle ?

– Merci, c’est très gentil à vous, mais ma voisine doit venir me chercher. Elle est sur la route, lui répondis-je poliment.

– Vous êtes sûre ?

– Oui, oui ! Ne vous inquiétez pas. Je… répétais une pièce de théâtre, lui mentis-je.

– Bon, faites attention à vous.

La passante s’en alla.

– Quelle drôle d’histoire ! échappai-je en regardant la veille dame invisible.

Si cette femme était un fantôme, mes pièces, elles, avaient pourtant bel et bien disparu !

– Au revoir, Nêryah, me dit-elle.

La gitane disparut sous mes yeux ébahis. Comme un esprit ! Et elle connaissait mon prénom. C’était incompréhensible. À croire que j’avais des hallucinations ! J’observai partout autour de moi. Rien. Plus personne.

Comment évoquer ce phénomène à ma famille ou à mes amis, sans être considérée comme « dérangée » ?

Je me dirigeai vers l’arrêt de bus en pressant le pas, riche de mon pain sous le bras, allégée de six euros cinquante-cinq centimes – les fantômes me coûtent cher, ces temps-ci !

Isabelle arriva enfin et me ramena chez moi.

À peine le pain déposé dans la cuisine, je n’eus le temps d’expliquer à ma mère la raison pour laquelle je rentrais avec un porte-monnaie vide, et que non, le prix du pain n’avait pas subitement augmenté, mais que j’avais tout simplement décidé de faire un don à une gitane invisible. Je sortis dans mon jardin pour appeler Chloé. Il fallait que j’en parle à quelqu’un. Je pris mon portable, et m’apprêtai à lui téléphoner quand j’entendis la voiture de mon père se garer. Je patientai un peu. Il me salua de loin, d’un signe de la main, puis ouvrit la porte arrière de la maison pour faire sortir ma chienne tandis qu’il entrait à l’intérieur. Mina accourut vers moi en battant de la queue. Je m’accroupis pour caresser son pelage blanc réhaussé de quelques tâches beiges. C’était un beau bâtard de sept ans, au caractère très doux.

Mina voulait lécher mon téléphone. « Non, ma belle, prends plutôt ce bâton », lui dis-je.

Le soleil déclinait prématurément dans ce ciel hivernal. Je devais faire vite.

J’appuyai sur le nom de mon amie dans mon répertoire. Elle décrocha rapidement.

– Chloé ! Il m’est arrivé plein de trucs bizarres aujourd’hui !

– Nêryah, il t’arrive tout le temps des trucs louches…, me répondit-elle d’un ton blasé.

– Oui, mais là, c’est différent !

Je lui racontai brièvement ma rencontre avec la sans-abri-fantôme, le fait que personne ne la voyait à part moi. Et elle me crut ! Si, si ! Quelle amie extraordinaire !

– Nêryah, ma belle, depuis toute petite tu cumules les curiosités, les trucs insolites. Et ce n’est pas la première fois que tu me parles de personnes mégas étranges que tu es la seule à voir et à entendre, m’expliqua-t-elle.

– Et tu ne penses pas que je suis folle ?

– Non. Car je crois grave aux capacités extra-sensorielles ! Avoir autant de dons, c’est trop cool, ma vieille ! Tout comme chuis sûre d’avoir un ange gardien. Je lui adresse souvent des prières. Mais franchement, c’est un gros flemmard, il ne les réalise quasi jamais. Bon, je dois raccrocher, ma mère a besoin de moi. Chuis avec ma grand-mère, là. À plus, ma belle !

– Merci Chloé, t’es géniale !

En seulement quelques paroles, elle venait de me remonter le moral ! Elle m’amusait avec son langage « cool et branché » – selon ses dires. Et pourtant, étant donné ses origines, Chloé savait parler plusieurs langues, depuis sa tendre enfance. Suédois, danois, anglais, un peu allemand… À la maison, sa famille et elle s’exprimaient généralement en suédois ou en danois, d’où son petit accent. En réalité, elle maîtrisait à la perfection le français. Elle possédait un vocabulaire extrêmement élaboré et soutenu, mais aimait parler façon « jeune » pour mieux s’intégrer, tout simplement. De par sa grande taille et son charmant petit accent, Chloé avait subi pendant des années violences verbales et humiliations. On l’appelait le « garçon manqué ». Elle ne portait certes jamais de robe. Je la trouvais pourtant tellement féminine !

Je sortis de mes pensées à la vue de ma chienne qui se mit à courir après des pigeons. Amusée, je m’élançai avec elle en criant : « pigeeeoooooons !! ». Je tentai d’en attraper un pour lui faire un câlin. Evidemment, il s’envola.

– Pauvres bêtes, ils n’ont jamais voulu de mon affection ! m’adressai-je à Mina.

Ma chienne pencha son museau, et me regarda d’un air presque désolé. Je savais qu’elle comprenait tout ce que je lui disais.

Je me dirigeai vers ma maison. J’ouvris la porte d’entrée et saluai mon père, Olivier.

– Tu voulais promener Mina ? me demanda-t-il.

– La nuit tombe, c’est peut-être un peu tard ? Je la laisse un peu dehors, histoire qu’elle se dégourdisse les pattes, ok ?

Il acquiesça, et me questionna sur ma journée. Je lui relatai brièvement le déroulement du spectacle, les maudissant lui et ma mère de ne pas être venus me voir. « C’est juste un petit spectacle de lycée, répliqua-t-il, nous ne pouvions pas annuler notre rendez-vous chez l’impresario. Nous préférons venir aux représentations de ton école de danse. »

Mon père était peu présent. Souvent parti en tournée, son métier de chanteur lui prenait tout son temps. J’avais parfois l’impression de ne pas vraiment le connaître. Il tentait de rattraper son absence en me posant mille questions. Je n’avais pas à me plaindre. Nous formions malgré tout une famille unie. Et dès qu’il le pouvait, mon père me transmettait sa passion pour le chant.

J’allai rejoindre ma mère dans la cuisine.

– Alors, le spectacle ? Comment ça s’est passé ?

– Super !

– Et ton solo sur le thème irlandais ?

– Impec ! Ovation du public.

Mes deux parents me congratulèrent. Je lisais la fierté dans leurs yeux.

J’expliquai à ma mère pourquoi son porte-monnaie était vide, lui priant de m’excuser pour mon élan de générosité. Elle me répondit par un sourire tendre, et me demanda le nom des gâteaux que j’avais le plus appréciés à la fête du lycée. Passionnée de cuisine, elle adorait tester de nouvelles recettes.

Âgée de quarante-deux ans, ma mère avait un corps de jeune fille ; souple, fin. Née d’une mère française et d’un père chinois, sa beauté exceptionnelle attirait le regard des autres : longue chevelure d’ébène, yeux joliment bridés, carnation jaune-dorée. On retrouvait également ses racines orientales dans son prénom, Sijia[1]. En redoutable femme d’affaire, elle gérait la carrière de mon père.

Mes parents formaient un duo complice. J’admirais leurs valeurs, et leur volonté d’impacter le moins possible l’environnement. Nous mangions végétariens, cultivions notre potager en permaculture. Ils m’inculquaient leur savoir-faire, m’apprenaient des choses variées dans les domaines culturels, philosophiques, parfois même métaphysiques. Grâce à eux, les arts prenaient une grande place dans ma vie.

Une chance presque insolente. Une vie de rêve…

Je montai l’escalier pour regagner ma chambre. Une fois dans mon antre, en rangeant mes affaires, quelque chose attira mon attention.

– Qu’est-ce que… ce n’est pas possible !

Des pièces de monnaie trônaient sur ma table de nuit. Je m’approchai. Jamais je n’aurais posé de l’argent à cet endroit. Et encore moins… la somme exacte que je venais de donner à la gitane.

[1] Se prononce « Sidja ».

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