Les feuilles du diable - Partie 1
Wrenton s’éveillait sous une couche de brume.
Le soleil, timide, perçait à peine à travers les arbres effilés qui cernaient la ville. Les rues étaient encore vides, sauf pour quelques feuilles rousses qui flottaient paresseusement sur le bitume humide, comme des morceaux de souvenirs oubliés. Un vieux pick-up passait au ralenti, sa radio grésillant un morceau de Springsteen, alors que des guirlandes orange pendaient mollement aux lampadaires grésillants. C’était le cœur de l’automne. Celui où les jours rétrécissaient sans prévenir. Celui où l’air sentait à la fois la terre mouillée et le bois brûlé.
Il y avait quelque chose d’étrangement beau dans l’automne à Wrenton. La petite ville du Maine, isolée au milieu des pins et des routes sinueuses, semblait à la fois vivante et figée quand arrivait octobre. Le brouillard s’accrochait aux maisons au petit matin, les lampadaires grésillaient comme des insectes mourants, et le vent faisait parler les arbres. Les feuilles mortes tapissaient les rues, mais dans certains coins de la forêt, elles paraissaient ne jamais tomber.
Dylan Harper aimait cette période.
Il ne l’aurait pas dit comme ça, pas à voix haute, mais chaque année, quand octobre se posait comme un chat sur le dos de la ville, il sentait quelque chose s’ouvrir en lui. Pas de la joie, non. Plutôt une forme de silence intérieur. Un calme étrange, un peu inquiet, comme si le monde retenait son souffle entre deux saisons.
Il habitait avec sa mère dans une vieille maison en bordure de la forêt de Marrow Pine, là où la dernière rue goudronnée s’effilochait en chemin de terre. La maison grinçait quand on marchait, sifflait quand le vent s’engouffrait sous la porte d’entrée, et respirait la solitude. Une antenne tordue trônait sur le toit. Dans sa chambre, Dylan avait scotché des posters de The Fog, Creepshow, Christine, et Friday the 13th au mur. Il dormait avec un vieux magnétophone sous le lit, branché sur un enregistreur de cassettes qui cliquetait doucement dans le silence. Chaque nuit, il lançait une VHS différente. Pas pour se distraire. Juste pour s’endormir avec une autre réalité qui tournait en arrière-plan.
Il avait quatorze ans, les cheveux un peu trop longs, les manches de son blouson en jean couvertes de badges. Il n’était ni très populaire, ni vraiment solitaire. Il appartenait à cette caste étrange des rêveurs lucides, ceux qui regardent le monde de biais, comme à travers la buée d’une vitre de bus.
Ses journées d’automne, il les passait presque toujours avec Mikey et Jenny.
Mikey Jones était le roi du bidouillage mais aussi celui qui avait la coupe mulet la plus assumée de tout le collège. Il se baladait toujours avec un sac à dos trop lourd rempli de câbles, piles, tournevis, cassettes audio, aimants, petites lampes et objets mystérieux qu’il appelait ses « protodétecteurs paranormaux ». Il portait une coupe-mulet immonde et des baskets qui crissaient sur les feuilles mortes. Il pouvait réciter Gremlins par cœur et parlait souvent comme un présentateur télé : trop fort, trop vite, trop drôle pour son propre bien. Il se baladait avec un Walkman orange vissé aux oreilles, des piles de rechange dans toutes ses poches, et jurait qu’un jour, il inventerait un pistolet anti-fantômes fonctionnel.
Jenny Dalton, elle, c’était une autre histoire. Elle avait un regard sombre mais pas triste, des cheveux toujours attachés en queue basse et une voix qui sonnait plus adulte que la leur. Elle développait ses photos dans le sous-sol de sa mère, qui tenait l’unique boutique de pellicules de la ville. Jenny adorait les lieux abandonnés, les plans poussiéreux, les histoires qu’on ne racontait plus. C’était elle qui traçait les plans, qui connaissait les vieilles histoires, et qui posait les bonnes questions au mauvais moment. Elle notait tout dans un carnet noir qu’elle appelait le Livre. Dylan ne savait pas si c’était pour se rassurer ou pour ne rien oublier.
Ce samedi-là, la ville était en effervescence. La grande Fête de l’Équinoxe approchait, et partout, on accrochait des guirlandes de feuilles en tissu, des citrouilles sculptées, des épouvantails aux visages grossièrement dessinés. Une parade costumée était prévue, suivie d’une projection de vieux films au cinéma local. Des voix s’élevaient depuis la place centrale où les stands se montaient : caramel chaud, concours de tartes, concours de cris pour les enfants, concours de cris pour les adultes. Au cinéma municipal, on repeignait l’enseigne « WRENTON PICTURE HOUSE » à la main, et une affiche promettait un marathon Carpenter le week-end suivant.
Mais dans les couloirs du collège, entre deux casiers rouillés, une autre histoire flottait.
Une vieille rumeur, ressortie des brumes comme un disque oublié.
La Cabane des Feuilles.
- Mon cousin dit qu’un gars de la promo '56 a disparu là-bas, affirmait un garçon, les yeux ronds.
- Son grand-père jurait qu’elle apparaissait que certains automnes, juste avant la fête, ajoutait une fille, le ton conspirateur.
Certains anciens parlaient d’un lieu perdu dans les bois. Une cabane recouverte de feuilles rouges, où des enfants auraient disparu dans les années 50. D’abord, un élève avait raconté que son grand-père l’avait vue, qu’elle bougeait selon les saisons. Puis un article jauni, exhumé de la bibliothèque municipale, avait circulé. Et enfin, c’était Mikey qui en avait reparlé, l’œil brillant d’excitation, comme s’il venait de découvrir un passage secret dans un jeu Atari.
Dylan écoutait sans intervenir. La légende, il la connaissait depuis qu’il avait huit ans. Une cabane, perdue dans les bois. Recouverte de feuilles rouges qui ne disparaissaient jamais.
Ce n’était qu’une histoire. Comme les autres.
Et pourtant.
Alors qu’il rentrait chez lui ce soir-là, à vélo, le vent dans les branches semblait différent. Il ne sifflait pas. Il murmurait.
Dans sa chambre, Dylan alluma la lampe de chevet. Elle diffusait une lumière jaune-orange, comme une citrouille. Il posa son sac, lança The Fog dans le magnétoscope, puis s’installa devant une vieille carte de la forêt. Le papier sentait la poussière. Les plis étaient blanchis par le temps. Il y traça un cercle rouge, à l’endroit où, d’après les vieilles histoires, la cabane aurait pu se trouver : entre le lac Hollow et la vieille voie ferrée désaffectée.
Il resta un long moment sans bouger, la cassette tournant en fond sonore.
Puis il attrapa son talkie-walkie, grésillant de parasites.
- Mikey ? Tu m’entends ? On va la chercher.
Il y eut un long silence.
Puis une voix joyeuse et un peu surexcitée jaillit du haut-parleur :
- Putain oui ! On part à l’aube !
Dylan sourit. Ce n’était peut-être qu’une légende.
Mais dans la lumière tremblante de sa lampe, une feuille rouge, glissée par la fenêtre entrouverte, venait de se poser sur son bureau. Elle avait la forme d’un cœur.
Et elle ne bougeait pas, même lorsque le vent se remit à souffler plus fort.
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