Les feuilles du diable - Partie 2

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Le vent descendait des collines comme une respiration.
Pas une tempête, non. Juste un souffle régulier qui froissait les feuilles, faisait frissonner les vitres, et soulevait les souvenirs. C’était ce genre de vent qui semble porter des voix quand on est seul. Ou quand on croit l’être.

Dylan marchait dans la rue principale de Wrenton, les mains dans les poches, son blouson en jean trop grand serré jusqu’au col. Son vélo craquait dans son dos, la chaîne grinçait, mais il s’en fichait. Il aimait marcher dans cette lumière de fin d’après-midi, quand le soleil devenait doré et que les maisons semblaient s’assoupir. La ville était petite. Deux épiceries, un cinéma, une bibliothèque municipale qui embaumait le cuir et la cire, un vieux garage où les adultes râlaient contre Reagan et l’essence trop chère.

Au centre de tout ça, la place. Carrée, paisible, avec une fontaine vide entourée de bancs en fer forgé. C’est là que se montaient les stands de la Fête de l’Équinoxe, prévue pour le week-end suivant. Les bénévoles déroulaient des bobines de guirlandes oranges, empilaient des cageots de pommes, et testaient les haut-parleurs rouillés qui grésillaient des extraits de musiques folk. Chaque année, tout le monde faisait semblant d’y croire, même si ça sentait la routine et la cannelle éventée.

Dylan s’arrêta devant la vitrine du vidéoclub. Le néon « REWIND » tremblotait dans la brume. À l’intérieur, une télé diffusait un extrait de Phantasm en boucle. La boule d’acier flottante fonçait sur l’écran, lame sortie. Un frisson lui parcourut la nuque. Il adorait ça. Pas la peur elle-même, mais cette tension juste avant. Ce moment suspendu.

- T’as encore dormi avec la télé allumée ?
C’était Jenny, derrière lui. Elle portait sa veste militaire sur un pull noir trop large, et son sac en bandoulière battait contre sa hanche.
- J’suis sûr que tu crois qu’elle te protège des cauchemars, ajouta-t-elle avec un sourire.

- C’est pas faux, acquiesça-il.

- Vous êtes encore en train de discuter de films de monstres ? lança Mikey, surgissant de nulle part, son vélo bringuebalant à la main. J’vous jure, si vous me refaites tout Halloween II, je vous plante là.

Il portait son éternelle casquette Star Wars à l’envers, un sweat-shirt rayé et un talkie-walkie accroché à la ceinture comme un shérif. Il souriait tout le temps. Même quand rien ne le justifiait.

- On va chez moi ? proposa Jenny. Ma mère bosse tard. J’ai développé les photos d’hier.

Ils marchèrent jusqu’à la maison des Dalton, un vieux bâtiment en briques rouges juste après la voie ferrée, dont la cave avait été transformée en laboratoire photo. C’était un endroit à part. Des murs peints en noir, des dizaines de clichés suspendus, et une platine vinyle qui passait du Bauhaus ou du Siouxie selon l’humeur. Jenny y passait ses après-midis, seule, à faire apparaître des visages dans les bacs de révélateur.

- T’as photographié quoi cette fois ? questionna Mikey, en s’asseyant sur une caisse de pellicules vides.

- Le vieux silo à grain, près de la rivière. Et la maison abandonnée sur Hollow Road. Regardez ça.

Elle leur tendit une photo. Noir et blanc. Une bâtisse décrépite, tordue par les années, ses fenêtres comme des orbites vides. Mais ce n’était pas ce qui glaçait. Au second plan, dans les bois, quelque chose. Une silhouette ? Un tronc ? Impossible à dire.

- Tu crois que c’est quelqu’un ? interrogea Dylan.

Jenny haussa les épaules.

- Peut-être. Ou peut-être que c’est juste... ce que la ville veut qu’on voie.

Mikey leva les yeux au ciel.

- Tu peux pas dire un truc normal, des fois ?

- C’est Wrenton, Mikey. Y a rien de normal ici.

Un silence s’installa. Pas gênant. Juste un peu dense. Dylan regardait les photos en silence, le cœur battant lentement. Il pensa à la feuille rouge trouvée la veille. À la cabane des feuilles. À la légende que tout le monde avait oubliée… sauf eux.

- Vous pensez que c’est vrai, cette histoire ? demanda-t-il, sans oser les regarder.

Mikey réagit tout de suite, comme toujours :

- Tu parles ! Des enfants avalés par une cabane ? Des feuilles qui saignent ? C’est une légende. Comme l’alligator dans les égouts ou les jeux d’Atari enterrés dans le désert.

Jenny, elle, ne répondit pas. Elle fixait l’une des photos en silence.

- Mon grand-père en parlait. Avant d’oublier. Il disait qu’un de ses camarades de classe avait disparu en 1954. Il s’appelait Billy.

Le nom sonna comme une cloche dans la pièce.

Billy Crane.

Celui du carnet.

Mais ils ne le savaient pas encore.

Le soir, Dylan rentra chez lui par les bois. Il aimait ce moment, où le vent passait entre les branches comme une caresse glacée. Le ciel était orangé, puis rose, puis gris. Le sol crissait de feuilles humides. Il humait l’odeur de feu de bois au loin, les premières cheminées allumées, les premières bougies posées derrière les vitres.

En traversant la vieille voie ferrée, il s’arrêta.

Une forme se tenait là, à l’orée du sentier.

Un cerf. Immobile. Grand. Son pelage brun tacheté de reflets roux. Il le regardait. Pas apeuré. Pas agressif. Juste... là. Silencieux.

Dylan ne bougea pas.

Puis, lentement, l’animal tourna la tête et disparut entre les arbres.

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