Les feuilles du diable - Partie 3
Ils décidèrent d’y aller un samedi matin. Pas tout de suite après l’école, comme on le fait quand on cherche à fuir l’ennui, mais en prenant leur temps. Comme s’ils pressentaient, sans le dire, qu’une ligne allait être franchie.
Dylan avait dormi d’un sommeil lourd, ponctué d’images brumeuses. Des silhouettes dans les bois. Un bruit de pas dans les feuilles. Et toujours cette même feuille rouge, qui semblait le suivre d’un rêve à l’autre.
Il retrouva Mikey et Jenny au croisement de Bridge Street et de la voie ferrée désaffectée, là où l’asphalte laissait place à la terre battue. Le ciel était pâle, zébré de nuages tirés à l’horizontale comme de longues cicatrices. Le genre de matin où la lumière ne semble jamais tout à fait se lever.
Ils avaient chacun un sac à dos. Mikey portait son vieux magnétophone à cassettes, « juste au cas où ». Jenny avait pris sa lampe torche, un carnet, et un opinel rouillé qu’elle gardait « pour les chiens sauvages ». Dylan, lui, n’avait rien pris, à part son silence.
Ils marchèrent vers les bois. Leurs pas soulevaient des tapis de feuilles trempées. Le sol semblait vivant, spongieux, comme s’il buvait l’automne gorgée par gorgée.
La forêt de Marrow Pine les attendait.
Elle ne faisait pas peur au premier abord. C’était même un endroit familier : c’est là qu’ils construisaient des cabanes de fortune enfants, là qu’ils jouaient à se faire peur avec des histoires d’esprits, là qu’ils avaient allumé leurs premières cigarettes volées. Mais ce jour-là, elle avait changé.
Pas visiblement. Subtilement.
Comme si les arbres s’étaient rapprochés. Comme si les bruits, habituellement pleins de vie, oiseaux, craquements, souffle du vent, s’étaient tus d’un commun accord.
Dylan avait la sensation étrange que la forêt écoutait.
Jenny s’arrêta la première.
- Là. Regardez.
Au-delà d’un rideau de bouleaux tordus, la lumière devenait plus dense, presque rougeoyante. Une clairière. Et en son centre, quelque chose de carré, de sombre, de presque effacé par le temps.
- C’est ça ? souffla Mikey.
La Cabane des Feuilles.
On aurait dit qu’elle avait poussé là. Pas qu’elle avait été construite, mais qu’elle avait jailli du sol, comme une ronce ou un champignon toxique. Elle était petite, à peine plus haute qu’un abri de jardin, mais elle imposait une sorte de présence muette. Les murs étaient entièrement recouverts de feuilles rouges. Épaisses, denses, superposées comme des tuiles. Aucune ne tombait. Aucune ne semblait morte. Elles frémissaient légèrement au vent, sans jamais se décrocher.
- C’est pas normal, murmura Jenny. Pas en octobre. Pas comme ça.
Ils s’approchèrent, à pas lents.
Dylan tendit la main, comme attiré malgré lui, et toucha l’une des feuilles.
Elle était tiède.
Pas comme un objet chauffé par le soleil. Plutôt comme la peau d’un animal vivant.
Il retira sa main.
Une goutte apparut à la surface de la feuille. Rouge. Épaisse. Une seule.
Elle coula lentement, traçant un fil jusqu’à la bordure.
- Vous avez vu…?
Mikey fit un pas en arrière. Jenny resta figée, les sourcils froncés.
- Elle saigne.
Dylan se retourna, son souffle s’emballait. L’air autour de la cabane semblait plus lourd. Il y avait cette odeur de terre humide, mais aussi autre chose. Quelque chose de plus ancien. De plus profond.
Ils contournèrent le bâtiment, cherchant une entrée.
- Là, dit Mikey. Une ouverture.
Un pan de bois arraché laissait entrevoir l’intérieur. Noir total. Aucune lumière ne semblait s’y glisser. Dylan alluma sa lampe. Le faisceau révéla des murs nus, recouverts eux aussi de feuilles rouges. Elles paraissaient pousser à même les planches, comme des excroissances vivantes.
Le sol était jonché de débris : morceaux de bois, brindilles, une vieille boîte de conserve rouillée.
Et dans un coin, à moitié caché sous une bâche mangée par l’humidité : un carnet, et une cassette audio.
Le carnet était épais, relié en cuir sombre, bouffi d’humidité. Une écriture enfantine y couvrait les premières pages. Dylan le lut à voix basse.
« Je m’appelle Billy Crane. J’ai 10 ans.
Je suis entré ici parce que j’ai entendu l’appel.
Si quelqu’un lit ça… ne reste pas. Elle se réveille quand on la regarde trop longtemps. »
Derrière eux, une feuille tomba.
Juste une. Lentement.
Elle tournoya dans l’air avant de se poser au sol.
Puis une autre.
Puis une troisième.
Jenny recula. Mikey tendit la main vers la cassette. Une inscription y était gravée au marqueur noir : « NE PAS ÉCOUTER. JAMAIS. »
Ils se regardèrent. Plus un mot. Plus de rires.
Le silence s’était installé.
Un silence profond, compact, oppressant. On n’entendait plus les oiseaux. Plus le vent. Rien que leur souffle. Et le très léger froissement des feuille… qui continuaient de tomber, une par une.
Jenny brisa le sort.
- On s'en va.
Et ils partirent.
Sans courir. Sans se retourner.
Comme si la cabane les laissait s'échapper. Pour l’instant.
Mais Dylan le savait.
Il avait vu quelque chose, juste avant de tourner les talons. Un éclat, dans le bois. Une ombre, peut-être. Ou deux yeux. Il n’était pas sûr.
Ce soir-là, en rentrant chez lui, il trouva une feuille rouge sur le paillasson.
Posée bien droite. Pas soufflée là par le vent.
Il la ramassa.
Elle était encore tiède.
Et au loin, dans la forêt, quelqu’un, ou quelque chose, soufflait à travers les arbres.
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