Les feuilles du diable - Partie 4

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Le lendemain, Dylan se réveilla tard. Un dimanche pareil aux autres, du moins en apparence.

Le vent soufflait encore, avec cette insistance qui vous donne mal à la tête à force. Il faisait gris, un gris sans nuance, comme si le ciel lui-même avait oublié ce qu’était la lumière. Depuis la fenêtre de sa chambre, Dylan regarda les feuilles rouges tourbillonner dans l’air humide. Elles semblaient danser autour de la vieille balançoire qui grinçait par à-coups dans le jardin.

Il aurait dû se sentir soulagé. Ils étaient rentrés sains et saufs. Pas de bêtes sauvages. Pas de cabane qui s’effondre sur eux. Rien, au fond, que quelques feuilles et un vieux carnet. Et pourtant, quelque chose restait là, dans sa poitrine, comme une pierre.
Un malaise difficile à nommer.

- Dylan ? Tu veux des pancakes ?

Sa mère, la voix douce mais fatiguée, l’appelait depuis la cuisine. Elle travaillait trop ces derniers temps. Surtout les nuits.

- J’arrive.

Il descendit lentement. Les marches craquaient toujours à la même place, comme un vieux disque rayé. Il aimait ça, d’habitude. Ces petites habitudes qui rendaient leur maison vivante.

Mais ce matin-là, tout sonnait creux.

Il mangea sans appétit. La radio passait une vieille chanson de Fleetwood Mac, qu’il ne reconnut qu’à moitié. À travers la baie vitrée, il vit passer Jenny à vélo, son blouson en jean entrouvert, les cheveux attachés serrés. Elle leva brièvement la main sans s’arrêter. Il hésita à sortir la rejoindre, puis se ravisa.

Il monta dans sa chambre et alluma sa console Atari. Il lança Asteroids, sans conviction. Les bruits électroniques l’agaçaient. Il éteignit.

Puis il passa l’après-midi à parcourir son vieux magazine Fangoria, allongé sur le tapis, une lampe allumée malgré l’heure. Il n’arrivait pas à se concentrer. Tout lui semblait… lointain. Comme vu à travers une vitre sale.

Le lundi matin, l’école reprit. Les feuilles mortes collaient aux pneus du bus, les enfants montaient les uns après les autres, emmitouflés, les yeux cernés. Dylan s’assit près de la fenêtre, à sa place. Il regardait défiler les maisons, les jardins, les clôtures penchées. Tout lui paraissait plus vieux, plus gris, comme si quelque chose avait aspiré les couleurs pendant la nuit.

En arrivant à Wrenton Middle School, il retrouva Mikey près de leur casier. Mikey mâchait un chewing-gum avec l’énergie nerveuse de ceux qui veulent paraître cool mais n’ont pas dormi.

- T’as vu la météo ? disait-il en gesticulant. Brouillard toute la semaine. Genre Silent Hill.

- C’est pas un film, ça, plutôt ? répondit Dylan.

- Jeu vidéo aussi. Tu devrais essayer. C’est flippant comme la cabane.

Il y eut un petit silence.

Le mot venait d’être lâché.

La cabane.

Ils n’en parlèrent pas plus. Mikey détourna les yeux, trop vite, trop brusquement.

Plus tard, au déjeuner, ils retrouvèrent Jenny sous le grand érable, là où ils se retrouvaient toujours quand il ne pleuvait pas. Elle était assise sur le rebord du muret, les jambes croisées, en train de gribouiller dans son carnet à spirale. Des dessins, peut-être. Ou des mots. Elle releva à peine la tête en les voyant arriver.

- J’ai rêvé, souffla-t-elle simplement.

- De quoi ? s'interrogea Dylan.

Elle referma le carnet. Lentement.

- De feuilles. Beaucoup de feuilles. Qui m’enveloppaient. Et au centre… il y avait une voix. Comme un cœur qui bat.

Ils ne dirent rien pendant un moment. Mikey s’assit dans l’herbe et sortit une canette de soda qu’il fit sauter d’un coup sec.

- Moi aussi j’ai rêvé, avoua-t-il après une gorgée. J’étais à l’intérieur. Pas comme on l’a vu. C’était plus… vivant. Comme si les murs bougeaient.

Dylan ne répondit pas.

Il n’avait pas dormi cette nuit-là. Pas vraiment. Il s’était retourné encore et encore dans son lit, les draps devenus trop chauds, trop rêches. Et chaque fois qu’il fermait les yeux, il voyait la cabane. Non pas comme elle était, mais comme elle pourrait être. Plus grande. Plus sombre. Pleine de choses cachées.

Les jours suivants, ils essayèrent de retrouver un semblant de normalité.

Ils traînèrent dans les rayons de la vidéoclub, débattaient sur quel film louer, Poltergeist, Creepshow, ou ce truc bizarre avec des marionnettes tueuses. Ils s’assirent sur le muret près du supermarché à manger des barres chocolatées, regardant les voitures passer.

Mais toujours, l’étrangeté revenait. En détails.

Une vieille dame qui les observait trop longtemps depuis sa véranda. Un chat noir qui miaulait sans bouger, fixe, au milieu d’un jardin. Une feuille rouge, collée à l’arrière du blouson de Dylan, sans qu’il sache comment elle était arrivée là.

Et surtout : les cauchemars.

Dylan marchait dans les bois, encore et encore. Parfois seul. Parfois suivi. Il entendait le vent parler. Toujours ce même mot, soufflé, grondé, murmuré dans ses rêves : « reviens ».

Le mercredi, ils se retrouvèrent dans la cave de Jenny. Comme souvent quand ils voulaient être tranquilles. Mikey avait apporté le magnétophone, la cassette trouvée dans la cabane toujours enfermée dans sa boîte en fer. L’ambiance était différente cette fois. Plus grave.

Ils avaient essayé d’ignorer. D’oublier.

Mais la cabane ne les oubliait pas.

Jenny alluma une lampe rouge. L’ampoule grésillait un peu.

- On écoute ?

Un long silence.

Puis Dylan acquiesça.

La bande s’enclencha avec un clic.

Un souffle.

Puis… rien.

Et ensuite, quelque chose. Un murmure. Incompréhensible.

Puis une voix d’enfant. Lointaine, tremblante.

« Elle gratte sous le plancher… »

Un gémissement. Le froissement des feuilles.

Puis… un cri.

Pas un cri humain.

Ils arrêtèrent la bande. Personne ne parla.

Le magnétophone resta là, fermé. La cassette à l’intérieur. Comme un cœur battant sous la peau d’un monstre endormi.

Quand Dylan rentra chez lui ce soir-là, il sentit que quelque chose n’allait pas.

Rien de visible. Mais l’air semblait plus dense. L’ombre plus longue dans le couloir. Et sur son bureau, sans qu’il se souvienne de l’avoir posée là, une feuille rouge. Parfaitement sèche. Sans tache.

Il s’assit sur son lit. Épuisé.

Et dans le silence de sa chambre, entre deux battements de cœur, il crut entendre, juste un instant, le craquement d’un pas. Là, sur le plancher du grenier au-dessus.

Un seul.

Puis plus rien.

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