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— Yeouda est vraiment un mec bien, dit Tanto en saisissant la poignée de son étui de guitare, déposé à côté du sas de son appartement.

En déposant l’instrument à son endroit habituel, il espère que son ami n’a pas eu d’ennui. Il espère pouvoir divertir les gens, ce soir, au bar de l’Apocalypse.

Aucun miracle durant son absence. Le studio est tel qu’il l’a quitté. Aussi, il a presque honte de laisser entrer la fillette, mais celle-ci ne semble pas s’en émouvoir. Elle s’avance au milieu des restes de repas et de vêtements chiffonnés, tourne sur elle-même doucement avant de s’immobiliser au seuil de la salle d’eau.

— On dirait une décharge, comme celles que je traversais parfois sur Terre. Manifestation primitive d’activité humaine, peu soucieuse de son environnement.

— Je sais, je sais, je vais ranger.

— Inutile, nous partons pour le système de Barnard.

— Je ne voudrais pas laisser un trop mauvais souvenir de moi.

L’enfant émet un petit bruit de gorge. Est-ce un rire ?

Tanto se baisse, ramasse quelques affaires et les jette dans le recycleur encastré dans la paroi au pied du lit.

— Assieds-toi… où tu le peux.

— Anija n’est pas là ? demande la fillette qui s’installe en tailleur à l'endroit où elle s'est arrêtée.

— Non, pas encore. Elle est dans l’espace, à voleter autour du vaisseau-colonie.

Koni s’empare d’une cuillère qui traîne à ses pieds, la fait tourner entre ses doigts.

— Vous étiez tous les deux volontaires ?

— Anija est un colon né. Elle a ça dans la peau depuis toujours. Moi, je souhaitais juste la suivre. Comme si l’empire s’en était rendu compte, j’ai été recalé. Artistes non prioritaires, ils ont dit, mais je sais qu’il voulait seulement me punir.

— L’empereur ?

— Ouais, grogne Tanto en s’affalant sur son lit.

— Pourquoi ?

Tanto soupire.

— Il y a quinze ans, un incendie a presque entièrement détruit le secteur 2. Alors, j’étais étudiant à l’université. Je tentais vaguement de m’intéresser à l’entretien des systèmes extérieurs de la station. Panneaux solaires, boucliers, ce genre de trucs (il gratte sa joue tatouée). Bref, quand l’incendie s’est déclaré, l’empereur a immédiatement fait fermer les sas coupe-feu. Des techos ont essayé d’arranger les choses. Je veux dire, je crois qu’ils étaient vraiment en train de maîtriser la situation, mais sans avoir consulté personne, l’empereur a activé la dépressurisation de toute la zone. Ce matin-là, deux cent quarante-trois habitants ont été éjectés dans l’espace. Parmi eux, il y avait mes parents.

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— J’ai écrit ma première chanson, interprétée le soir même, sous le vieux chêne, en boucle pendant quatre heures (il émet un rire bref). Une foule s’était formée autour de moi, et les drones bourdonnaient au-dessus de nos têtes. Une étrange veillée funèbre. Le lendemain, la station a connu un très important mouvement de contestation qui a duré plusieurs jours. Pour autant, il n’y a eu aucune sanction, à peine une présence plus marquée de la garde impériale. Puis l’empereur a fait un discours via le media, communiqué sa peine d’avoir pris une telle décision, pour le bien et la sécurité de tous. Puis tout est revenu à la normale. Il a dû ruminer longtemps un moyen de me faire payer cette agitation. Refuser ma candidature au voyage sur le prochain vaisseau-colonie lui a sans doute apporté beaucoup de satisfaction.

— Il aurait pu se débarrasser de toi.

— C’est le contrôle qui l’intéresse, pas l’élimination.

Koni repose la petite cuillère au sol.

— Comment est-il, l’empereur ? C’est un très vieux monsieur, non ?

Tanto qui s’était avachi sur son lit, les mains derrière la tête, se redresse brusquement, comme électrisé.

— Tu touches au plus grand secret de la nouvelle humanité, petite. Si tout le monde sait à quoi ressemble l’empereur — nous avons des portraits, des enregistrements vidéo, et il se manifeste régulièrement par le biais du media —, personne ne connaît son âge, ni comment il administre Héliopolis depuis plus de trois cents ans. Il y a des théories qui se sont transmises sur le bout des lèvres, bien sûr. Hérédité. Clonage. Immortalité. J’avoue m’être renseigné sur ce mystère, car je suis un mouton noir dans le troupeau, tu comprends ? Seulement, il n’y a pas de réponse. Pour la simple raison que personne ne se pose de question. À quoi bon ? L’empereur est notre sauveur magnanime, notre meneur, notre champion. Il dirige avec poigne et certitude l’humanité vers un avenir meilleur.

— C’est ce que disent les livres.

— Les livres disent vrai, l’empereur agit pour le bien de l’humanité. Ce qui me chagrine, m’emplit de doutes, ce qui me fait bouillir le cerveau, c’est quand je me demande s’il nous aime véritablement.

— Quel est ton avis sur la question ?

— Je me demande si tout cela, ce n’est pas uniquement dans le but de nous asservir, de faire de nous ses petites mains, afin de repousser les limites de son empire. Il n’a qu’une idée en tête : atteindre d’autres étoiles. Il nous le répète assez souvent. La construction des vaisseaux-colonies occupe la moitié des habitants d’Héliopolis, et l’écrasante majorité des colons lunaires ! Dès que la population dépasse une masse critique, il en envoie une partie dans l’espace !

— Tu as beaucoup réfléchi, dit Koni d’un ton très sérieux.

— Trois cents ans... cela fait combien, dix ou douze générations ? Pourquoi sommes-nous si peu nombreux ? (Tanto secoue la tête, les sourcils froncés) Je veux bien entendre qu’Héliopolis ne puisse pas croître à l’infini, pour des questions de structure, de matériau, ou je-ne-sais-quoi, mais alors, pourquoi ne retournons-nous pas sur Terre ?

— Elle est en quarantaine.

— Ça, c’est lui qui l’a décidé !

— J’ai parcouru de nombreux kilomètres sur Terre, Tanto. J’en ai vu suffisamment pour affirmer que la planète est meurtrie, fatiguée. Elle est redevenue sauvage, elle panse ses plaies. Elle reste en grande partie irradiée, et endure des conditions climatiques inhospitalières.

— Il est donc préférable de tourner autour de la Lune, pendant quatre mille ans, privés de liberté ?

— Définis le mot liberté.

Tanto regarde la fillette, décontenancé.

— C’est très étrange de parler de tout ça avec une enfant.

— Pourquoi ?

— Parce que… tu n’es qu’une enfant ! (Koni hausse les épaules, Tanto se lève et s’approche du distributeur.) Est-ce que tu veux manger quelque chose ?

— Non, merci.

— Tu traînes dans les artères d’Héliopolis depuis trois jours et tu n’as pas faim ?

— Non, mais c’est gentil d’avoir demandé.

— Bon.

Tanto pianote sur l’interface de la machine. Quelques secondes plus tard, une trappe s’ouvre, dévoilant un bol fumant de légumes moulinés. Il retourne s’asseoir et reste immobile, la soupe entre les mains. Durant quelques instants, seule la mélodie des extracteurs se fait entendre.

— Tanto, est-ce que tu es malheureux ?

Une première lampée dans la bouche, il grimace en se brûlant la langue et le palais.

— Difficile de répondre à cette question, dit-il en soufflant sur sa cuillère. D’un côté, j’ai conscience d’être un peu privilégié. Je n’ai pas vraiment d’horaires, je ne porte pas de combinaison, et mon travail ne repose pas sur la pénibilité. Le risque d’accident, quand on est musicien, reste très faible (un maigre sourire se dessine sur son visage, pour disparaître en un instant). De l’autre, et bien regarde, je vis seul dans le plus petit module disponible, à redouter le jour où Anija ne sera plus là.

— Si nous partons conquérir un nouveau système avec elle, alors seras-tu heureux ? demande Koni avec une désarmante candeur.

— Je suppose, murmure Tanto. Encore faut-il en trouver le moyen, ce dont je ne suis pas du tout convaincu. (Il avale une cuillère de soupe et minaude à nouveau.) Pour fonder mes aspirations sur les fantaisies d’une gamine, faut que je sois drôlement désespéré.

— Elle arrive bientôt, Anija ?

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