♩♫♫

6 minutes de lecture

Tanto frappe du poing le corps de son instrument, provoque une harmonie confuse de cordes vibrantes qui se répand, par l’intermédiaire de deux amplificateurs, dans la salle du bar, et au travers des enceintes disséminées autour de la grand-place, dans tout le secteur 4. Après quelques secondes d’une attente calculée, il sort des loges, grimpe les quelques marches qui le mènent jusqu’à la scène, et lève les bras à destination du public. Ce dernier répond par un tonnerre d’applaudissements et des cris enthousiastes.

— Bonsoir Héliopolis ! déclame-t-il dans le micro.

— Bonsoir Tanto ! réplique son auditoire à l’unisson.

Du pied, il écrase un des interrupteurs de son contrôleur d’effets, active une grosse caisse électronique qui imprime un rythme soutenu, appuyé par des flashs lumineux, puis plaque sur son instrument un accord majeur ouvert et distordu, le temps de lancer une ligne de basse ronde et agressive. Tanto sourit. Immédiatement, une énergie jaillit depuis la scène, plonge dans le public qui l’absorbe, s’en nourrit, avant de lui renvoyer, décuplée. Une marée humaine compacte sautille devant lui, galvanisée et réceptive. Imaginer que, peut-être, la station entière est prête à partager ce moment lui donne des frissons. Compilant des boucles à la guitare, modelant les percussions avec son contrôleur, il continue de faire monter la puissance de son morceau d’introduction jusqu’au point culminant, d’une intensité maîtrisée, afin que le titre suivant s’échappe des amplis tel un monstre incoercible.

Tanto est enfin dans son élément, comme s’il venait de se débarrasser d’une gangue incommode, de se libérer d’un poids bien trop lourd. Il enchaîne trois chansons énergiques et entraînantes, souvent diffusées sur le média Hertziopolis, dont les refrains sont scandés par une assistance euphorique ; des paroles simples, fédératrices et approuvées par l’Empire, mais ça, Tanto n’en a rien à foutre. Il a écrit ces textes alors qu’il était en pleine idylle amoureuse ; ils reflètent une période de sa vie et il est convaincu qu’il n’y a rien de niais à partager ce genre de chose.

Le morceau suivant est plus calme et entièrement instrumental. Il l’a composé avec un clavier il y a presque dix ans, mais trouve sa mélodie principale, doublée à la guitare en variant les intervalles, toujours aussi accrocheuse, voire racoleuse ; une ritournelle un peu mélancolique qui dégage pourtant un sentiment de quiétude, afin que son auditoire reprenne son souffle.

Le titre d’après est sans doute parmi ses plus populaires. Tanto a l’espoir qu’il soit gravé dans les mémoires de certains colons en biostase qui, une fois arrivés à destination, sauront le fredonner et essaimer son travail aux quatre coins de la galaxie. Comme escompté, le moment est frénétique, car le tempo est rapide, syncopé (Tanto qui affirme ne jamais danser se trémousse derrière son micro) et les paroles sont scandées à pleins poumons. Sur chaque composition, Tanto s’amuse à placer une anomalie ; un pont étrangement court, une note inattendue, un échantillon sonore incongru. Ici, c’est une mesure asymétrique qui accompagne le refrain final, et la vague des ombres mouvantes s’en trouve perturbée. Tout le monde n’a pas le rythme dans la peau !

— Et maintenant, une petite surprise ! annonce Tanto en s’épongeant le visage avec une serviette.

Aussitôt, Wamdu et Badios montent sur scène, torses nus et triomphants. L’un s’agrippe à ses claviers tandis que l’autre s’assied derrière un assemblage de percussions, et entame un battement sauvage à la signature tribale. Une nappe électro-analogique le rejoint, ample, grandiose, et le public, qui reconnaît immédiatement un autre titre estimé du répertoire de Tanto, marque le tempo en cadence. Tanto attaque la mélodie principale, les deux mains sur le manche, ses doigts effleurant les cordes. Il approche sa bouche du micro et déclame, les yeux fermés, la voix déformée par une légère distorsion, le premier couplet qui monte en intensité jusqu’à un refrain pesant et dramatique, ponctué de cuivres synthétiques et de grands coups de cymbales, que l’audience reprend le poing levé. Une ode à l’humanité, orpheline de son berceau sanglant, purgeant sa peine et rêvant d’une aube nouvelle. Le final est aussi puissant que tonitruant. Wamdu survole ses touches et improvise un solo bavard, tandis que Tanto et Badios impriment une rythmique massive qui, Tanto s’en amuse, pourrait faire dévier la station de son orbite. Le tempo ralentit, Wamdu plaque de grands accords dramatiques, Badios frappe comme un dément sur ses percussions et Tanto use d’un trémolo sur une seule note, les jambes écartées, les cheveux trempés de sueur.

Les trois musiciens saluent le public, quittent la scène sous les vivats, puis Tanto revient, une bière à la main, se planter devant le micro.

— Mes amis, cette soirée est vraiment exceptionnelle !

Il entame un arpège, les yeux rivés sur le fond de la salle, dans l’espoir d’apercevoir Anija ; il s’agit de sa chanson préférée. Peu à peu, des instruments viennent s’ajouter aux notes égrenées par la guitare — une ligne de basse chaude et ronde, une phrase au piano à contretemps —, et il chante d’une voix rauque l’histoire d’un arbre qui bourgeonne au milieu d’une plaine couverte de cendres, puis étire ses branches de plus en plus haut, afin donner de l’ombre à un parterre de fleurs. En conclusion de cette courte pause poétique, il lance une boucle qui annonce la pièce maîtresse de son répertoire et le public, qui s’était laissé bercer sagement, l’accueille en tapant des mains et en hurlant. De ce brûlot mené tambour battant, à la fois drôle et grinçant, sorti de ses tripes sous le vieux chêne il y a quinze longues années, peu en saisissent véritablement le sens. Il raconte l’histoire d’un pauvre type, clairement idiot, qui ne comprend pas s’il doit, ou non, appuyer sur un bouton.

— J’appuie, ou j’appuie pas ? scande la foule, les bras levés.

— Fait comme tu l'sens, mais n’attends pas ! répond Tanto d’une voix nasillarde et moqueuse.

La bravade s’interrompt brutalement, et un drôle de silence s’installe alors que Tanto tourne le dos à la salle pour saisir son verre de bière. Il boit longuement, prend son temps, puis revient enfin devant son micro.

— J’ai quelque chose d’important à vous révéler, mais avant, je voudrais partager avec vous un dernier morceau. Il n’est pas de moi, et vient de vraiment très loin. J’espère que vous l’aimerez et qu’il trottera durablement dans les têtes.

Ainsi que Koni lui a appris, il débute cette petite mélodie naïve, qui semble dissociée du reste, puis il inspire et commence à interpréter la chanson. Sol… Mi mineur… Do… La mineur… des accords si simples qu’il y prête à peine attention. Il se concentre sur ce langage étranger, ces mots inconnus qui sortent de sa bouche, résonnent avec les battements de son cœur. L’énergie échangée avec son auditoire se gorge d'émotions, circule au-dessus des têtes, caresse les cheveux et pique les yeux ; comme si la musique savait modifier la gravité, Tanto se sent à la fois encré dans le sol et attiré vers le haut, étiré, écartelé jusqu’à la douleur. Un saisissement si chargé de sens ! En répétant le refrain, il espère que l’assistance partage ce tiraillement, cette beauté triste, ces sentiments de douce illusion et d’optimisme fragile, avant que son chant ne se brise, ses doigts s’engourdissent et qu’il plaque un dernier accord, étouffé soudainement.

— Bravo ! dit une petite voix enjouée, tout au fond de la salle, suivie d’un applaudissement qui provoque chez Tanto un tendre sanglot.

D’autres acclamations éparses et timides, premières fines gouttes d’une averse, puis un coup de tonnerre accompagné d’une forte grêle ; le tapage d’un orage d’été. Pantelant, un sourire en coin, Tanto attend patiemment, la tête inclinée, les bras le long du corps. Lorsque le dernier grain décline à son tour, il empoigne son micro, un peu tremblant.

— Merci, mes amis. (Il se racle la gorge.) Je suis heureux de passer une belle soirée avec vous. (Quelques applaudissements, quelques hourras.). Moi aussi, j’ai une nouvelle à vous annoncer. Comme le disaient nos ancêtres qui voguaient jadis sur les mers, demain, je mets les voiles. J’ai décidé d’embarquer à bord du vaisseau-colonie Magellan IV, et rien ne pourra m’en empêcher.

Annotations

Vous aimez lire Goji ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0