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Encore une fois, Tanto doit bien l’avouer, la petite a raison. À peine retirent-ils la trappe du couloir de maintenance qu’un air froid s’engouffre dans ses vêtements humides et lui fait claquer des dents. Décidé à ne pas le laisser paraître, il ne peut néanmoins s’empêcher de sautiller sur place, comme s’il se préparait pour une course d’endurance. Ce qui, en la circonstance, n’est peut-être pas loin de la vérité ; il imagine que sous peu, il sera nécessaire de passer à l’action.

Depuis l’étroit corridor, ils entendent de nouveau les échos qu’ils avaient abandonnés au-delà des loges ; la manifestation d’une foule rassemblée et bruyante, à quelques pas, dans l’avenue qui chemine dans tous les secteurs et définit le tore de la station.

— Quelle est la suite ? demande Tanto qui se retient de souffler sur ses doigts.

— Rien ne me permet de définir si Anija a réussi à infiltrer le réseau de sécurité portuaire. Je suis inquiète.

— Peut-on faire quelque chose pour l’aider ?

— Rejoignons l’artère principale. Je veux connaître exactement les forces en présence.

Les jambes fléchies, le torse penché vers l’avant, tel un vaurien trop prudent et passablement grotesque, Tanto s’extirpe du corridor et se plaque au mur, ses bras le long du corps, les yeux agrandis par la surprise et l’étonnement. Jamais il n’a vu l’artère principale dans cet état.

Certains contestataires se sont attaqués au mobilier urbain, ont arraché des bancs et dégradé les automates de services qui bordent l’avenue. D’autres ont jeté divers objets, dont leurs trottinettes, en direction des gardes de l’empire, mais ces derniers n’ont pas reculé. Vêtus d’armures légères, de bottes crantées et de casques, équipés de tonfas électriques, ils forment un cordon compact empêchant la foule d’accéder au grand sas qui mène au port. Aucun des deux camps ne sait vraiment comment prendre le dessus, car les instructions sont restées vagues. Alors, un statu quo s’installe, survolé par les drones relayant les images de l’événement sur tous les écrans de la station, sous les panneaux-ciel qui simulent les couleurs de l’aube.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je me… cache ? murmure Tanto encore tremblotant.

Koni laisse échapper une courte mélodie qui pourrait être un rire.

— Tu es aussi discret qu’un renard au milieu du poulailler.

— Un renard ?

— Suis-moi, mêlons-nous à la foule.

Tanto sent la main de la fillette, agréablement chaude et douce, se glisser dans la sienne, puis tirer avec une force surprenante afin de l’entraîner à l’arrière de la ligne de front, où le rassemblement est plus clairsemé. Aussitôt, on le hèle, on lui tape dans le dos. Il se tient au milieu de l’artère, une poupée au bout du bras, mal à l’aise. Il lui semble reconnaître quelques visages. Peut-être un certain nombre d’artistes de son secteur, peut-être des habitués du bar de l’Apocalypse, à l’évidence d’anciens camarades de cours d’instruction. Malgré tout, beaucoup d’autres lui sont inconnus, alors que chacun l’identifie parfaitement. Son statut de privilégié lui apparaît de nouveau sans détour. Il s’en défend par lâcheté, mais incontestablement, tout ceci est de son fait ; il y a une heure, il demandait aux habitants insatisfaits d’Héliopolis de se manifester. À présent, ils sont dans cette artère, tout autour de lui, et leur nombre n’est pas… — comment a dit la petite ? — négligeable. Pour être honnête, il est à la fois déconcerté et heureux, un peu ému, terriblement inquiet. Cette angoisse explose lorsqu’il se rappelle qu’Anija, quelque part derrière le barrage des gardes armés, doit ouvrir la porte du sas d’un instant à l’autre. Il s’accroupit afin d’être à la hauteur de la fillette. À peine plus loin, il entend un air qu’il lui est assurément connu.

— Je pars, ou je pars pas ? hurle quelqu’un à l’avant de la file.

— Fait comme tu l’sens, mais n’attends pas ! répondent en chœur d’autres voix forcenées.

Il grimace, frotte ses mains l’une contre l’autre, comme si le doute sur son implication dans l’événement qui secoue la station venait de voler en éclats, et de salement l’éclabousser.

— Petite, j’ai l’impression que les gens espèrent quelque chose de moi, et ça me fiche une putain de frousse, mais on ne peut pas rester là et attendre. La garde impériale est aussi novice que nous en matière de révolte. (Il grimace de nouveau, un goût amer dans la bouche.) Il y a de grandes chances que cela se gâte très bientôt, autant frapper les premiers.

— Et les gardes ? demande Koni, visiblement anxieuse.

— Ils seront submergés par le nombre.

— Mais ils vont nous faire du mal !

— Peut-être. Ou peut-être qu’ils vont hésiter. Peut-être qu’ils ont des amis, de la famille parmi la foule. Dans tous les cas, nous n’avons plus le choix. La confrontation est nécessaire. Nous voulons toujours partir dans les étoiles, n’est-ce pas ?

Koni acquiesce, tout en continuant de jeter un œil inquiet alentour. Tanto suit son regard. Si la masse semble placide et plutôt disposée à prolonger la fête de l’équinoxe, certains groupes sont équipés d’armes de fortune, ont caché leurs visages avec des tissus, et paraissent tout à fait prêts à passer à l’action. En se redressant, mains sur les genoux, Tanto aperçoit ces fouille-merdes de Kornel et Lacius, un peu à l’écart, les bras croisés, spectateurs amusés et certainement disposés à profiter, d’une manière ou d’une autre, de la situation.

Une soudaine clameur leur fait tourner la tête de l’autre côté de l’artère. Sur les écrans géants, chassant la retransmission des drones, apparaît le sceau de l’empire : deux barres verticales et parallèles dans un cercle. Un grand silence saisi la foule et les forces de l’ordre, dans un mouvement étudié et synchronisé, se mettent au garde-à-vous, raides comme des piquets et le menton relevé.

— Merde, il ne manquait plus que lui, dit Tanto avec une grimace.

Dans un fondu poussif émerge l’image d’un homme cadré à la taille, paré d’une élégante combinaison blanche et or. Son visage est dur et volontaire, ses cheveux noirs soigneusement coiffés en arrière. Dans ses yeux sombres se lit une profonde détermination, ainsi qu’une certaine impatience.

Citoyennes et citoyens d'Héliopolis, je vous demande instamment de rentrer dans vos foyers, et de vous préparer pour ce jour de labeur. La cité a besoin de vous. Vos savoir-faire assurent, au quotidien, notre survie dans le vide hostile de l’espace. Pour votre sécurité, dont l’empire se porte garant, ce type de rassemblement est interdit…

— Bla-bla-bla, marmonne Tanto qui se redresse et prend Koni par le bras. Profitons du spectacle de notre cher empereur pour nous éclipser et joindre Anija. J’ignore ce qu’elle fabrique, je ne comprends pas comment tu gardes le contact avec elle, mais il faut débloquer le sas du boyau gravitationnel !

— Elle n’y arrivera pas. Hélios vient de la retrouver. Un cryptage supplémentaire vient d’être implémenté, et les commandes manuelles sont désactivées. (Tanto fronce les sourcils, prêt à répliquer.) Je le sais, assène Koni d’un air grave. Il me faut un accès direct au réseau, sans quoi nous ne partirons jamais.

— OK petite. Alors, suis-moi.

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